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6-8-48
63253

HISTOIRE

DE LA

LITTÉRATURE DRAMATIQUE

CHAPITRE PREMIER

Cependant, croyez-moi (ici je reprends la dissertation commencée, allant par les détours connus, à la complète éclosion du drame moderne), nous aurons beau chercher le maître absolu de cette révolution qui poussait l'art dramatique; en vain nous irons de M. Dubelloy à M. de La Harpe, de M. Ducis à Shakspeare, de Shakspeare à Corneille, et de Corneille aux tragiques grecs; le véritable et puissant révolutionnaire, en même temps que Sedaine, après Voltaire, après le vieux Crébillon, avant Beaumarchais, c'est notre ami Diderot! Dans le premier tome de cette histoire, vous avez vu l'opinion de Diderot à propos du comédien, nous allons le voir à l'œuvre dans le Père de Famille, un drame de sa prédilection, et dans une fantaisie inédite où se joue en riant ce bel esprit improvisateur qui d'une main prodigue, inépuisable, jette à qui les veut ramasser, les trésors de sa verve et de son esprit.

Il était né prodigue, et la France lettrée a été bien longtemps

à savoir ce qu'elle devait de reconnaissance et de sympathie à ce

libre penseur.

Parmi les bustes du foyer public, au Théâtre-Français, une place était vide, et restait vide, entre Molière et Voltaire... un piédestal, un trône, et souvent je me disais: Celui-là sera bien sot ou bien hardi qui osera se placer entre ces géants de l'esprit, du doute et de l'ironie... Un seul homme, un seul, puisque aussi bien on ne pouvait le choisir que parmi les auteurs dramatiques de cette nation, pouvait aspirer à tant d'honneur, et cet homme était Diderot, Denis Diderot!

Mais pour qu'il vînt enfin à sa place méritée, et pour qu'il fût mis en possession de ce piédestal à ses armes, entre deux compagnons de ce génie, il fallait que l'auteur du Père de Famille et l'éditeur de l'Encyclopédie emportât la place d'assaut, ou qu'il y entrât par surprise. Il y avait si longtemps que nous l'attendions, sur ce piédestal que lui seul il pouvait occuper, ce maître excellent parmi les maîtres! Un poëte, un rêveur, un philosophe; l'esprit le plus ferme et le cœur le plus tendre, la gaieté et la folie en personne! Il était, de son vivant, tout ce que peut être un homme d'honneur, éloquent, intrépide, hardi, sans reproche et sans peur, qui s'abandonnait librement à l'inspiration de l'heure présente, entre le positif et l'idéal, de l'abîme au ciel! Ame forte dans une forte machine, avare aux petites choses, prodigue aux grandes, doux quoique vif, ingénieux et passionné, et pour peu qu'un enthousiasme, une indignation, une douleur vînt soudain à toucher sa corde favorite, aussitôt le voilà parti; tout d'une haleine, à travers toutes sortes d'obstacles et de dangers, il allait frappant à grands coups de sa massue, et frappant comme un sourd à droite, à gauche, et sur les têtes les plus hautes. En somme, imaginez un sauve qui-peut général!

Non, certes, ce n'étaient pas des paroles qui sortaient de cette bouche éloquente, c'étaient des idées et des mœurs; ce n'étaient pas des regards que lançaient ces yeux en courroux, c'étaient des éclairs! Si bien que pour faire de cet homme une image un peu ressemblante lorsqu'il descendait de son Sinaï, il eût fallu chercher, dans l'antiquité, le sculpteur de l'Hercule ou du Gladiateur!

Rien qu'à le voir, on voyait en effet que cet homme était né

pour combattre et que la bataille était sa vie! Il était toujours armé de toutes pièces, cherchant quelque haine à satisfaire et quelque préjugé à dévorer. Comme il était chargé de l'Encyclopédie et qu'il avait tous ces démons à ses ordres, il avait acquis par l'exercice du grand art de la philosophie et par l'obéissance des esprits les plus indociles, l'art de faire accoucher les esprits, comme on disait de Socrate, et il en tirail, à sa volonté, tout ce qui se pouvait tirer de ce siècle éclatant de lumières ! S'il était fou à ses heures, il aimait le bon sens chez les autres; si parfois il s'emportait au delà de toutes les limites, il aimait surtout à s'adresser à des gens calmes, et par conséquent tout disposés à l'entendre.

Il imposait sa volonté, et il ne comprenait pas, tant il était convaincu, que l'on pût trouver quelque chose à lui répondre! Infatigable, ingénu, violent, et ne doutant de rien, tel il était. Il est mort sous un entassement de montagnes, à la façon d'Encelade; il est mort vingt-quatre heures trop tôt... Il allait découvrir, pour le moins, la quadrature du cercle quand il est mort!

Il a entrepris toutes choses, il a réussi dans toutes ses entreprises; à qui voulait une part de son esprit et de sa gloire, il la donnait volontiers: au baron d'Holbach, au baron de Grimm, à l'abbé Raynal, à l'abbé Morellet, à Helvétius, au jeune abbé de Pradt, pour cette thèse fameuse qui pensa faire crouler la Sorbonne! Il était le fleuve inépuisable où l'on puise à pleines mains! Il était la montagne ardente au milieu; ses sommets sont chargés de neiges, elle a des pâquerettes à ses pieds! Dans ce temps de puissance absolue, il était une puissance; on le voyait, on l'entendait, on le lisait, on l'écoutait; il avait la parole au milieu du silence universel; il portait avec lui une chaire, une tribune; il était le temple, il était le dieu; il était la satire, il était le sermon ; il était l'épigramme et la chanson; si la volonté d'un plus fort voulait lui imposer silence, il traitait cette volonté insolente à peu près comme Tarquin a traité Lucrèce !

Ah! le terrible homme, et l'homme charmant! Quelle santé tenace et quelle voix d'airain! En vain tentiez-vous de fermer la porte à ses passions, soudain ces terribles passions forçaient la porte de leur prison et se mettaient violemment en liberté. Quâ data porta, ruunt. C'était l'outre d'Eole, l'âme de cet homme;

il portait sa force dans sa poitrine, et son âme dans un coin de

son cerveau !

Il y avait dans cet homme, et tout ensemble, Voltaire, Rousseau et Mirabeau! Quand il parlait, les moindres rugissements de l'animal rugissant s'en allaient d'un bout de la ville à l'autre bout, et d'écho en écho la libre parole allait à travers le monde étonné de ces étranges accents! Tout tremblait à cette voix puissante Versailles, la Bastille et les tours de Notre-Dame! Et lui, semblable à l'enfant qui met le feu à un canon chargé à mitraille, il s'étonnait, jusqu'à l'épouvante, de ce qu'il avait dit, et des résultats de sa parole aussitôt qu'il avait parlé.

C'était un conte et c'était un drame en action, ce philosophe Diderot! Il avait l'art de tout apprendre aujourd'hui, pour être prêt demain à toutes les questions; soit qu'il épouvantât le café Procope de ses hardiesses, soit qu'il ameutât à sa parole incisive les messieurs de la rue Royale et de la cour de Marsan, soit qu'il arrêtât, dans le carrefour Buci, le père Canaye et son cheval. Il avait des admirations jusqu'à l'apothéose et des violences jusqu'à l'injure! Demandez à Marmontel, à Naigeon, à Cogé, à Ribaillier, à Palissot, à cet aréopage de cabaret et de carrefour, comme il traitait les coqs d'Inde qui veulent dépouiller l'aigle de ses plumes!

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En ses moments de représailles, il n'y avait pas d'homme plus insolent, plus railleur et plus dédaigneux ! Il disait comme le roi de Prusse: << Mon éloge, messieurs, c'est la terreur de mes voisins!» et sa devise était: Sans quartier! L'instant d'après, fallait-il sourire au talent naissant et saluer, le premier, un chefd'œuvre inconnu, aussitôt la joie et le plaisir, la sérénité et l'honneur éclataient sur ce noble visage; il célébrait dans sa prose ardente, toutes ses admirations, tous ses amours: Pigale et Bouchardon, madame Greuse et madame Boucher. Madame de Pompadour elle-même, il ne l'oubliait pas dans sa louange; il n'aimait pas l'amant, il aimait la maîtresse; il la trouvait volontiers la plus belle du monde, et qu'elle avait bien bâti le château de Choisy; ainsi il la plaçait, sans façon, entre madame de La Chaux et mademoiselle de la Calière! Quoi d'étonnant? Il n'avait pas de fausse honte; il aimait qui l'aimait, il avait son franc-parler, parlant toujours sans apprêt, non pas sans art,

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