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avec le véritable accent de la chose, et si bien, avec tant de génie et de feu, que plus d'une fois, comme fit Sedaine un jour, ses amis le prirent par le collet en s'écriant : « Ah! monsieur Diderot, que vous êtes beau! » Il était beau comme l'éloquence! Il était beau, parce qu'il était sincère et convaincu!

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Son œil était vif, il riait à merveille; il avait les jambes trapues et les reins vastes; il aimait à se montrer autant qu'à se faire entendre: Il faut, disait-il, que le sage soit en évidence, comme l'athlète en l'arène! Aussi chacun l'approchait et l'écoutait! Ah! grand frère ! Il disait de lui-même : « Je suis un homme naturel!» - Et plus loin, naïvement, il ajoutait : « La nature est si belle qu'il ne faut pas y toucher. >>

Entre la Bastille et le château de Vincennes, il était semblable à cet esclave de Sparte qui voulait bien obéir en toutes les choses honorables, et qui se brisa la tête contre un mur, plutôt que de porter un vase d'ordures! C'est pourquoi il disait souvent que le stoïcisme est un traité de liberté dans toute son étendue, et qu'après tout il n'y avait qu'une vertu dans ce monde : la justice! Ces belles choses qu'il disait là, il les avait apprises dans les livres de Sénèque, dont il se fit le défenseur.

Il aimait tout ce qui était beau, il était sympathique à tout ce qui était bien; il appelait les beaux-arts le vernis des bonnes mœurs; il reconnaissait, pour un homme de goût, quiconque avait le sentiment du vrai; il regardait comme une grande condition très-acceptable: souffrir à condition de produire de grandes choses! C'était vraiment un inspiré, et la sibylle sur son trépied n'a jamais respiré de plus violentes et ravissantes vapeurs. - Le dieu! voici le dieu! Vous vous rappelez Pythagore et ses diverses métamorphoses! Il avait été tour à tour jeune garçon et jeune fille, oiseau qui chante et plante qui fleurit, Euphorbe à Troie, Empedocle à la bouche du volcan!...... Eh bien! Diderot, c'était Pythagore; il avait le chant de l'oiseau, le feu du volcan, le courage du soldat, le parfum de la fleur, l'âme sensible de la fillette et les ardeurs de l'adolescent!

Par un jeu imprévu de son âme et de son esprit en tourbillon, il aimait, il piquait, il pleurait, il rougissait, il se battait; il était du pays où les enfants jettent des pierres à leurs maîtres, où les amoureux font des bouquets à leurs maîtresses, où les poëtes par

lent en prose, où l'amour, en fin de compte, accomplit les plus grands prodiges. « Alexandre a renversé les murailles de Thèbes, Phryné les a rebâties! >>

Jamais, dans la classe bipède des hommes, un homme n'a prodigué, autant que celui-là, l'idée et le paradoxe, le vice et la vertu, le mensonge et la vérité! Jamais homme n'a confondu, comme celui-là, ce qui est permis et ce qui est défendu, la ciguë et le persil! Tâchez cependant de refuser votre âme à cette éloquence, et votre esprit à cet esprit ! Et comme il est amusant à voir quand il passe, au galop de quatre paradoxes, sous l'arc de triomphe qu'il s'est bâti, en dépit du roi Louis XV, avec toutes sortes de fragments de quelques vieilles libertés qu'il avait ramassées dans un coin de sa prison !

Qui voudrait raconter la vie et le travail de Diderot entreprendrait un grand livre, et, ce livre achevé, il se trouverait que l'œuvre est incomplète ! Où prendre, en effet, le Diderot qui causait au lieu d'écrire, où retrouver la vie et l'accent de cette parole brillante et fille de tous les genres d'éloquence et de passion? Demandez donc à la cendre le feu que contenait le bois pétillant de la vigne, au nuage l'éclat de l'étoile, à l'écho les mélodies errantes du poëte qui chantait dans ce carrefour! Il est mort, injustement, c'est-à-dire presque tout entier, et cependant ce peu qui reste... autant de chefs-d'œuvre.

Soyez le bienvenu au théâtre français maître, et permettez à vos fidèles de vous donner les bonnes paroles de retour! Vous voilà, c'est bien vous! C'est bien ce regard passionné, c'est bien. cette tête fumante, pleine de feu et de courage! O maître! il y a longtemps que ces honneurs suprêmes étaient dus à votre génie ! Il y a longtemps que vos frères, vos serviteurs, vos disciples attendaient le moment des publiques louanges; et maintenant qu'il nous est donné de contempler cette image ardente entre la tête dont Tartufe est sorti, et la tête dont le Dictionnaire philosophique est sorti, laissez-nous goûter ce moment de joie et de triomphe! O jour trois fois heureux qui nous rend, publiquement honoré, le philosophe, le poëte et le conteur! O grand espace, ces trois pieds de parquet à la Comédie où sont contenus ces trois champions Molière, Voltaire et Diderot! Le triple faisceau, funiculus triplex, que nulle force humaine ne saurait briser!

<< Pardon Messieurs! disait Lamothe-Houdard à son auditoire, je m'aperçois que j'imite un peu trop Pindare! >> Il me semble, à moi, que j'imite un peu trop Diderot, parlons plus simplement, et revenons au Père de Famille, puisque enfin c'est au Père de Famille que commence le drame moderne; puisque le premier qui a eu l'idée de jeter dans la tragédie les passions bourgeoises et les héros bourgeois, c'est Diderot. Idée féconde que son auteur a soutenue de toutes ses forces, par ses préceptes et par son exemple, par ses théories aussi bien que par ses œuvres.

Mais pour avoir été féconde, pour avoir fait verser plus de larmes que toutes les tragédies de Racine et de Corneille, est-ce à dire que l'invention de Diderot, le drame, ou si vous aimez mieux la tragédie bourgeoise, soit un progrès dans l'art dramatique? Oui, en effet, c'est un progrès, s'il est vrai que déjà du temps de Diderot la tragédie antique fût impossible, tout comme c'est un progrès aussi, la comédie larmoyante de Lachaussée; s'il est vrai que Molière, en mourant, ait emporté toute la comédie et tout le rire au fond de son tombeau. Vous avez beau vous récrier à cette idée : Des bourgeois, héros d'une tragédie! Des bourgeois qui pleurent!-Eh! pourquoi pas, je vous prie? Croyezvous donc que le bourgeois ait été tout exprès créé et mis au monde pour rire et pour faire rire? Les larmes, les passions, les douleurs, les tragédies sanglantes, tous les mouvements sérieux du cœur sont-ils donc le partage exclusif de quelques familles royales, et ne pensez-vous pas que sous le plus humble toit domestique, à la lueur de la lampe mal éclairée, entre les quatre murailles nues et froides, autour de cette mère qui se meurt pour ses enfants qui se perdent, il se soit passé plus d'une tragédie?

Il est vrai! cela aussi est facile à comprendre, qu'on ait fait autrefois, des larmes et des douleurs, le partage exclusif des maîtres du monde; c'était une légère vengeance que prenait le peuple, du bonheur et de la toute-puissance de ses maîtres.

Mais aujourd'hui que les plus grandes têtes se sont courbées sous le joug de l'adversité; aujourd'hui que les plus beaux yeux se sont en effet remplis de larmes; aujourd'hui que tous les hommes, rois et ministres, sont égaux devant la ruine, devant l'exil, devant la pauvreté, devant la mort, de quel droit maintenir les grands et les puissants ici-bas, dans le privilége exclusif

des douleurs et du désespoir au théâtre? Donc c'était déjà un commencement de l'égalité rêvée par l'école philosophique du XVIIIe siècle, lorsque Diderot eut enseigné au bourgeois qu'il n'était pas seulement fait pour le ridicule et pour l'éclat de rire, qu'il était fait encore pour les douleurs, et qu'il avait droit tout d'abord, à cette égalité de la douleur honorée par les poëtes, en attendant les souffrances à venir.

Eh! quel temps fut jamais plus favorable à cette révolution dans les mœurs dramatiques? L'égalité entrait partout et dans toutes les âmes; la révolte était partout contre les anciens usages; les puissances étaient placées par l'opinion révoltée, à un degré pour le moins, au-dessous de leur réelle valeur; les priviléges étaient passés en revue, à commencer par l'inégalité des conditions, à finir par les inégalités de l'esprit. L'esprit français marchait d'un pas sûr aux conquêtes de 1789, et il allait à son but par l'éloquence, par le poëme, par les livres, par le discours, par le théâtre; en un mot, tout ce qui tenait, de près ou de loin, à ce grand système de l'égalité parmi les hommes qui devait tout renverser avant de s'établir, était reçu avec passion, avec enthousiasme. Ainsi vous jugez du grand succès de Diderot, quand il vint dire à ses commettants, semblable à quelque député anticipé de l'Assemblée constituante :

<< Mes concitoyens, préparez-vous, je vous annonce une bonne nouvelle! Jusqu'à présent vous n'avez vu sur la scène que des rois malheureux comme des sujets, des princesses plus infortunées que des bourgeoises; eh bien! grâce à moi, vous aurez maintenant des sujets plus malheureux que des rois, de simples petites filles plus à plaindre que des reines; vous allez pleurer, trembler, frémir, vous agiter comme autant de majestés royales; aujourd'hui je ne vous donne que les larmes et le désespoir des rois, mais prenez patience, car demain, moi ou tout autre, nous vous donnerons encore le poison et le poignard.»> - Et en effet, vous le savez, les émules et les élèves de Diderot, ont tenu beaucoup plus que n'avait promis Diderot.

Voilà donc, grâce à Diderot, le bourgeois entré dans la tragé die, jusqu'à ce que lui-même, le bourgeois, devenu un aristocrate, fasse place au peuple à son tour dans la tragédie; jusqu'à ce qu'enfin, le peuple, cet aristocrate de la rue, fasse place dans

la tragédie aux aristocrates du bagne. Ainsi, tragédies pour les rois, tragédies pour les grands seigneurs, tragédies pour le bourgeois, tragédies pour le peuple, tragédies pour les assassins et les forçats; Agamemnon et Robert Macaire, Iphigénie et Vidocq, chacun dans ce monde a eu sa tragédie à son tour. Certes, ce n'était pas ainsi que l'entendaient les grands maîtres de l'art.

Les maîtres de l'art s'étaient divisé leur domaine en deux parts: le rire et les larmes, la douleur et la joie, l'héroïsme et le ridicule. Les poëtes tragiques avaient dit aux poëtes comiques: << Livrez-nous les grands de la terre, nous les montrerons couverts de gloire, entourés de puissance et de majesté; ils auront la couronne et l'épée, ils auront le glaive et le sceptre; nous leur donnerons les armées, les empires, les chefs-d'œuvre, les beauxarts, la beauté même pour leur couche, et les dieux pour famille; en revanche, et par le droit même de notre poésie et de notre justice, nous les accablerons, ces majestés inviolables, sous le poids implacable de la nécessité, de la vengeance, de la douleur, du crime et du remords. Nous autres les poëtes de la tragédie et les. vengeurs de l'innocence, nous serons les distributeurs de tant de châtiments par lesquels ces hommes, au delà de l'espèce humaine, appartiennent à l'humanité; nous leur prouverons qu'ils ne sont pas tout à fait des dieux, ici-bas, et que nous ne sommes pas absolument leurs esclaves. L'inceste, le meurtre, le poison, les désastres, voilà à quel prix nous nous prosternerons devant ces grandeurs si enviées. »

A quoi les poëtes comiques ont répondu : « Prenez les rois et leurs misères, mais laissez-nous le peuple; nous le couvrirons de ridicules, mais aussi nous le couvrirons de joie; il sera en proie au puissant, mais aux plus puissants, il fera sentir son mépris et son ironie; il remplacera l'héroïsme par l'esprit, la puissance par le sarcasme, le poison et le poignard par ces innocents coups de pied qui font rire aux éclats, depuis le commencement du monde. C'est ainsi que chacun de nous, poëtes, aura son lot, comme chacun des humains aura le sien. >>

En effet, telle fut longtemps la grande division dramatique : ici la joie et plus loin la terreur, ici Corneille et là-haut Molière. Plus tard, quand toutes ces choses vinrent à se confondre dans

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