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A Monsieur le Rédacteur en chef du CORRESPONDANT.

Monsieur,

Paris, le 22 octobre 1850.

Il a paru, le 25 août, dans le Correspondant, un article ayant pour titre Examen critique des chants de la Sainte-Chapelle tirés de manuscrits du XIIIe siècle et mis en parties, avec accompagnement d'orgue, par Félix Clément, etc. L'auteur de cet article, M. Théodore Nisard, me paraît avoir manqué, à mon égard, à l'impartialité que les habitudes de rédaction d'un recueil aussi honorablement placé dans l'estime publique lui imposaient. En vous priant de vouloir bien donner de la publicité à cette lettre, mon intention est d'informer vos lecteurs que je rédige en ce moment une réponse aux attaques de M. Nisard, réponse trop étendue pour qu'elle puisse trouver place dans le Correspondant et dans laquelle je m'efforce de dissiper les erreurs qui ont pu abuser quelques esprits à l'égard de mes travaux.

En attendant la publication de cette réponse, je ne puis me dispenser de détruire ici une imputation contenue dans la critique de M. Nisard et qui me serait préjudiciable si je la laissais plus longtemps peser sur mon caractère.

A la huitième page de son article, M. Nisard s'exprime ainsi :

Mais voici qui est plus grave. Dans sa collection des chants du « XIIIe siècle, M. Félix Clément a publié le trait du Carême : Domine « non secundum, morceau que les réformateurs de la liturgie parisienne « ont placé à la messe du mercredi des Cendres et à celle du lundi de la « Semaine-Sainte, d'après la mélodie profondément altérée du trait grégorien de la Semaine-Sainte: Domine exaudi, etc. Qu'a fait « M. Clément pour restaurer cette prière mutilée par les puritains bibliques du XVIIIe siècle? Il s'est d'abord avisé de corriger les cor<recteurs en complétant le texte sacré; puis, avec le texte ainsi allongé, il s'est mis à la torture pour y adapter le chant du tractus grégorien, répétant plusieurs fois de suite les mêmes tirades mélodiques, les modifiant, les arrangeant vaille que vaille pour remplir « le nombre des syllabes du texte. Et parce que M. Clément a pris pour

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« base de son travail le chant du Domine exaudi dans des manuscrits <« du XIII® et du XIVe siècle, il en a conclu que le Domine non secun« dum ainsi prétintaillé devait figurer parmi les productions de son épo« que favorite. En vérité, cela est par trop naïf, et une pareille conclu«sion ne peut pas être prise au sérieux. »

M. Nisard se contente d'appeler ce procédé naïf. Je trouverais un autre terme pour le qualifier, si j'avais imposé au public une semblable falsification comme une mélodie exhumée d'un manuscrit du XIIIe siècle. Je ne transige pas ainsi avec ma conscience. Si j'ai affirmé que le morceau Domine non secundum se trouvait tel que je l'ai publié dans un manuscrit du XIIIe siècle, c'est qu'il y était réellement, et il y est encore. Tout le monde peut voir ce tractus à la huitième ligne du folio 44 du manuscrit 904 de la Bibliothèque nationale, codex bigotianus, registre 4218. Je n'ai rien falsifié, rien modifié, rien prétintaillé, ni paroles, ni notes, ni l'ordre dans lequel elles sont placées.

Comment, d'ailleurs, accorder les affirmations positives de M. Nisard en cet endroit avec cette phrase de la quatrième page de son article, dans laquelle il déclare que je suis un esprit de bonne foi, incapable de commettre l'ombre d'une fraude? Je n'y comprends rien ou je comprends trop.

Je suis convaincu, Monsieur, que votre justice et votre impartialité vous font trouver, comme à moi, cette rectification nécessaire.

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance des sentiments particuliers d'estime et de considération

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« Où il y a beaucoup de savoir, disait le Sage, il y a beaucoup de colère; qui accroît la science accroît la peine. » Si l'on veut savoir, en effet, où conduit l'orgueil et l'excès de la science, nous venons d'en voir un remarquable exemple. Une revue philosophique a reproduit avec éloge, et les journaux catholiques ont répété cet éloge avec indignation, les pensées de Feuerbach sur le christianisme. Nos lecteurs peuvent connaitre ces pages blasphématoires, que nous nous épargnerons le dégoût de transcrire ici, dans lesquelles la doctrine morale, philosophique et, comme ils disent, esthétique du christianisme est mise bien au-dessous du paganisme grec, où elle n'est représentée que comme une perversion de la droite nature, comme une dépravation du sens moral, comme une aberration de l'âme, de l'imagination, des sens eux-mêmes, comme un sensualisme plus déguisé et en même temps plus perverti. Ce serait perdre son temps que de tenir cela pour un écrit philosophique et d'en vouloir entreprendre la réfutation ex professo. Oui sans doute, comme on le dit, le christianisme est «surnaturel, c'est-à-dire antinaturel, >> (si par le mot de naturel on entend la nature dégradée et viciée par le péché); il heurte les inspirations propres à l'homme, il se met en travers de ses pentes, il le force à rebrousser chemin, il le détourne de la ligne dans laquelle son impulsion le faisait marcher, il l'oblige à remonter la pente, il lui fait prendre des chemins détournés, tortueux, difficiles; il commet ce crime, il a cette audace; il est assez dépravé pour pervertir l'homme de la voie naturelle qui

1 Voyez l'Univers du 23 septembre.

T. XXVII. 10 Nov. 1850. 3 LIVR.

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le menait à l'abîme et le pousser avec un pénible effort dans la voie surnaturelle qui le mène au ciel.

Pourquoi cela? Chacun le sait et ce n'est pas certes le cas de reprendre ici, sous forme de thèse philosophique, le dogme du péché originel, assez de fois établi contre les adversaires du christianisme. Ce qu'il suffit de dire, ou plutôt encore de rappeler, c'est que le paganisme, c'est que l'hellénisme lui-même, qui nous est représenté comme le développement pur, libre, naturel de l'homme livré à luimême et suivant sa droite voie, comme l'ensemble le plus parfait dans la morale, dans l'art, dans la vie, n'en manifeste pas moins les traces et n'en contient pas moins l'aveu de la déchéance. Là, il est vrai, l'homme fait ce qu'il peut pour se glorifier, pour s'adorer, pour se déifier, pour trouver en lui-même l'archétype du beau et du vrai, la loi suprême du monde, le principe du bonheur et de la paix. Mais tout en s'adorant, il faut qu'il se confesse impur et déchu, et que le témoignage incessant de sa misère vienne troubler cette sphère de plaisir ininterrompu, de beauté sans tache, de parfaite harmonie où il voudrait vivre. Ce n'est pas ici une faiblesse du génie antique ni du génie humain : c'est plutôt une de ses grandeurs; car c'est une preuve que l'aspiration vers l'infini ne lui a jamais tout à fait manqué, qu'il a toujours porté en lui-même un idéal supérieur à l'idéal humain, qu'il lui a répugné de se laisser complétement enchaîner à cette perfection dans le matérialisme devant laquelle se prosterne M. Feuerbach. Celui-ci, dans des termes que nous répugnons à rapporter, reproche au christianisme les images sanglantes et douloureuses qu'il met sous nos yeux. Il ne comprend pas que l'art, pour ne parler que d'art en ce moment, serait imparfait s'il laissait dans l'ombre le côté souffrant et douloureux, qui tient tant de place, quoi qu'on puisse faire, dans la vie humaine. Ce n'est pas seulement Prométhée déchiré par un vautour, Niobé pleurant ses enfants, Laocoon enlacé par les serpents, ces douleurs agrandies, je le veux bien, et ennoblies à force d'art, que le génie antique nous présente : c'est l'ignoble écorchement de Marsyas qu'il répète à chaque pas, ce sont les haillons de Télèphe que le théâtre ne cesse d'étaler, ce sont les redoutables ronflements des Euménides qu'Eschyle nous fait entendre, ce sont les plaies purulentes de Philoctète devant lesquelles Sophocle ne recule pas. La tragédie tout entière, ce côté si intime, si national,

si profond, si religieux des mœurs grecques, ne fait que développer la tradition d'un triste arrêt porté contre la nature humaine, d'une fatalité qui la poursuit, d'un dieu jaloux qui la pousse à sa perte, enfin de cette malédiction qu'un ancien exprimait ainsi en parlant de l'homme Son crime, c'est d'être né. En sortant de là, il était difficile à l'homme de se croire dieu et de ne pas voir autre chose en ce monde que cette parfaite sérénité, ce beau idéal, cette vertu facile, naturelle, contente d'elle-même, dont on prétend trouver le type dans les œuvres de l'art.

La Grèce donc, tout idolâtre qu'elle fût, n'était pas aussi avancée que les sages de l'Allemagne moderne. Elle ne croyait pas comme eux au néant. Epicure, de même qu'au delà du Rhin Hegel et Feuerbach, était bien venu, pour parler avec ses disciples, la délivrer de cette peur des dieux, de cette foi à la Providence, de cette crainte de l'autre vie qui empoisonne le bonheur de celle-ci; mais Epicure n'avait eu qu'un demi-succès. La grande masse n'en était pas venue à adopter la merveilleuse Thanatologie du philosophe allemand, ce culte et cette adoration de la mort, qui, dit-il, rafraîchit et repose l'homme en lui ouvrant les ombrages frais du néant. La Grèce, comme tous les voluptueux qui ne se sont pas élevés à une telle hauteur, avait fort peu de goût à mourir. Ses poëtes ne faisaient pas, comme M. Feuerbach, des hymnes ou des espèces de chansons à boire en l'honneur de la mort. Eux sont moins braves, ou, pour mieux dire, plus sincères; ils avouent qu'ils n'ont pas la moindre hâte de descendre chez Pluton, « où une fois arrivé on ne jouera plus aux dés la royauté du vin. » Le néant a pour eux des charmes trèsmédiocres; ils n'y croient pas, ou s'ils y croient, ils ne l'aiment guère.

Aussi, même dans la Grèce idolâtre, le culte de la chair et de l'homme n'était pas aussi parfaitement paisible et serein, l'aspiration vers l'infini pas aussi complètement absente, les fatigantes préoccupations de l'âme et de la divinité pas aussi absolument dissipées, la vie de l'homme pas aussi purement, aussi simplement, aussi sérénememt abandonnée au cours naturel de ses penchants, qu'on voudrait nous le faire croire. Et cependant, il y avait assez de ce naturalisme si vanté, de cette «morale simple,» de cette « sévère droiture de l'antiquité, de cet idéal de la vertu antique « nageant paisiblement, comme Aristide ou Solon, dans le courant de la vie

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