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SUR LES PROGRES DE LA CIVILISATION ET LE MAINTIEN DE L'ÉQUILIBRE

EUROPÉEN.

Tandis que l'Occident défend, à grand'peine, l'ordre social lentement édifié sur les ruines du monde païen, il se passe en Orient un fait opposé, un fait considérable à tous égards et qui apporte un secours inattendu à ceux qui luttent en ce moment pour le salut de la civilisation.

Naguère condamnés par un verdict, en quelque sorte unanime, du monde civilisé à lever les tentes qu'ils avaient dressées sur la frontière de l'Europe, les maîtres de Constantinople en appellent de cette sentence et prétendent occuper légitimement parmi les Etats de l'Occident la place qu'ils ne devaient plus depuis longtemps qu'à nos divisions et à nos rivalités. Pour obtenir ce droit de cité, que ni la guerre ni les alliances n'avaient pu conquérir, il fallait relever l'empire ottoman de sa décadence et l'initier aux grands principes de la civilisation européenne; il fallait, en d'autres termes, opérer une réforme tout à la fois politique, sociale et religieuse. C'est cette réforme qui se poursuit en ce moment et sur laquelle nous croyons devoir appeler quelque attention, au double point de vue du progrès de la civilisation et du maintien de l'équilibre européen.

L'histoire des nations offre peu d'exemples d'une réforme véritablement utile au développement de la civilisation; cependant l'empire ottoman semble avoir quelque droit d'espérer cette rare bonne for

T. XXVII. 10 DEC. 1850. 5° LIVR.

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tune, et cela tient à ce que la réforme y est venue d'en haut, à ce qu'elle s'appuie sur des intérêts et des besoins incontestables au lieu de s'appuyer sur des passions aveugles ou sur des opinions irréfléchies.

Lorsque le sultan Mahmoud a entrepris de renverser la tyrannie des janissaires et de réformer l'administration de son empire, ce projet pouvait sembler téméraire en regard des obstacles qu'il devait rencontrer, et cependant il était moins téméraire que légitime. Les janissaires, véritables prétoriens de l'empire ottoman, y commandaient en maîtres plus absolus encore que les prétoriens qu'ils avaient chassés de Constantinople. Leur puissance, fondée en même temps sur leur force matérielle et sur les priviléges nombreux qu'ils avaient successivement obtenus de la générosité des sultans ou arrachés à leur faiblesse, leur puissance, on peut le dire, ne connaissait pas de limites; elle ne se bornait pas à exercer sur toutes les industries un protectorat onéreux, elle allait jusqu'à déposer les souverains par des arrêts qu'elle pouvait rendre et exécuter elle-même.

D'un autre côté, le désordre et la corruption avaient envahi toutes les fonctions administratives; la levée des impôts était une exaction perpétuelle, aussi stérile pour le Trésor que désolante pour les populations; les règlements d'administration publique étaient abandonnés aux caprices des agents supérieurs et subalternes; les arrêts de la justice, ou pour mieux dire de l'injustice, étaient au plus offrant et dernier enchérisseur; les déré-beys, espèce de seigneurs féodaux, cherchaient à se rendre indépendants dans les provinces confiées à leur administration, afin de les opprimer plus librement; les pachas se révoltaient ouvertement contre l'autorité impériale, et telle était l'importance de ces insurrections que le bruit en venait jusqu'à nous. Tout le monde a entendu parler d'Ali-Pacha de Janina, de KiatibOglou de Smyrne, de Mohammed-Ali d'Egyte, et d'Achmed-Pacha de Tunis, que la France est peut-être intéressée à protéger, mais dont elle ne saurait justifier les actes de rébellion.

Encore quelque temps de ce régime désastreux et l'empire ottoman tombait de lui-même en dissolution, sous les yeux des puissances qui le protégeaient en vain contre les agressions du dehors.

Il n'est pas besoin d'insister sur ce triste état de choses pour démontrer que l'esprit de désordre et de ruine inspirait ceux qui voulaient perpétuer le statu quo, tandis que ceux qui voulaient le réfor

mer servaient la cause de la civilisation et l'indépendance ottomane. La cause du statu quo, soutenue jusqu'alors par le bras invincible des janissaires, a été vaincue, et la ruine de cette formidable institution a été si complète que, depuis vingt-cinq ans, il ne s'est pas trouvé un seul homme qui ait tenté de la relever d'un anathème trop justement mérité. La cause de la civilisation a-t-elle obtenu de son côté une véritable victoire? Est-il permis d'espérer qu'elle puisse triompher définitivement parmi les Turcs? Telle est la question que doivent se poser aujourd'hui les esprits sérieux et qu'il est opportun, sinon de trancher, du moins de considérer sous ses principaux aspects, en vue des perturbations qui peuvent altérer l'équilibre de l'Europe.

Amoindrir les proportions de la tâche entreprise par le sultan Mahmoud, ce serait manquer de justice et de prudence. Il est évident qu'il ne s'agit pas simplement à Constantinople de ramener dans la voie de la civilisation chrétienne un peuple retardataire, comme cela avait été entrepris à Saint-Pétersbourg; la religion, les mœurs et le caractère particulier des peuples orientaux ont imposé aux réformateurs de l'empire ottoman un problème plus difficile à résoudre; il s'agit d'initier à la civilisation dont le Christianisme a été le principe et dont il a rédigé pour ainsi dire le code, un peuple chez lequel les traditions religieuses et le génie national avaient créé un antagonisme ardent et infatigable contre les peuples chrétiens. Pierre-le-Grand n'avait eu à poursuivre qu'une réforme politique; le sultan Mahmoud avait à entreprendre, comme nous l'avons dit tout d'abord, une réforme à la fois politique, sociale et religieuse.

Le vieux fanatisme musulman ne s'y est pas trompé; il a compris, dès l'origine, la portée des desseins dont une réforme militaire n'était que le prélude; il les a trouvés inconciliables avec les préjugés qu'il nourrissait et les principes qu'il affirmait depuis plusieurs siècles, et il avait raison à son point de vue. D'un autre côté, le sultan Mahmoud se croyait en droit de penser que la religion musulmane n'était pas opposée d'une manière absolue à la civilisation; il pouvait, en effet, se souvenir que les Arabes avaient été, pendant plusieurs siècles, la nation la plus éclairée du globe, que l'Europe leur avait emprunté le système de numération, les orgues, les cadrans solaires, les horloges et le genre d'architecture dont elle conserve encore l'usage; que Badgad et Bassora avaient été, sous le règne des

califes, des foyers éclatants de littérature et de poésie, et il a pu conclure de ces faits que Mahomet n'avait pas été l'apôtre de la paresse et de l'ignorance dont s'enorgueillit le vieux fanatisme musulman, que le véritable ennemi de la civilisation de l'Occident, le point d'appui du statu quo, le foyer de l'antagonisme religieux c'était surtout le caractère oriental.

Il semble, en effet, lorsqu'on interroge l'histoire, que l'islamisme n'a pas été le principe mais l'auxiliaire de l'antagonisme entre l'Orient et l'Occident; que le Coran n'a pas façonné l'esprit oriental, mais qu'il s'est fait à son image, pour mieux le capter; que ce n'est pas comme religion nouvelle que l'islamisme a surgi au milieu des peuples orientaux, mais plutôt, qu'on nous permette cette expression, comme religion réformée. Il est certain que Mahomet a concouru ardemment à la destruction des restes du paganisme, qu'il a reconnu le Dieu des chrétiens et annoncé la venue du fils de Marie 1. Il a également adopté le dogme du jugement dernier et de la rémunération suivant les œuvres; enfin il a prêché la fraternité et l'égalité que le Christianisme avait apportées au monde. Ce que Mahomet a modifié dans le Christianisme, c'est ce que les coutumes orientales avaient repoussé. Il a accompli ce qu'Arius et Nestorius avaient tenté. Est-ce à dire que l'islamisme soit une hérésie chrétienne? Non, assurément; mais on peut le considérer comme une protestation du génie oriental contre le spiritualisme chrétien; en un mot, c'est l'Orient qui a inspiré le Coran, l'Orient tel que Mahomet l'avait trouvé, l'Orient tel que l'avait fait la décadence des Phéniciens, des Assyriens, des Mèdes et des Perses. Il est vrai que le Coran est devenu le bouclier de l'Orient contre la civilisation de l'Occident, mais il ne faut pas en conclure qu'il le sera toujours; il est au moins permis de trouver dans cette origine de la loi mahométane une espérance pour le succès des réformes entreprises sous l'influence d'une réaction de l'esprit oriental et d'un refroidissement du vieil antagonisme qui avaient été les foyers du fanatismé musulman.

On peut objecter que Mahomet a écrit dans le Coran trois principes incompatibles avec notre civilisation le fatalisme, la polygamie et l'intolérance; mais on peut affirmer, d'un autre côté, que le Coran

:

1 C'est une croyance traditionnelle et appuyée sur les souvenirs les plus populaires de l'Orient, que le Christ doit descendre sur la terre à l'ack-minaré,l'une des flèches de la fameuse mosquée de Beni-Unmayé, à Damas.

est loin d'être, sur ces grandes questions, aussi explicite et aussi inflexible qu'on le pense généralement.

Il y a plusieurs siècles que le Coran est enseigné, mais il s'en faut de beaucoup qu'il ait toujours été interprété dans le même sens, et les réformateurs modernes ont eu le droit de penser qu'après le commentaire du fanatisme pouvait venir le commentaire de la tolérance. Parmi les théologiens les plus vénérés de l'islamisme il en est qui ont d'avance ouvert les voies à ce nouveau commentaire; le célèbre Mohammet-Baker-Medjlie, par exemple, loin de trouver le dogme du fatalisme dans le Coran, n'a pas craint de repousser ce dogme comme incompatible avec la justice de Dieu. Quant à la polygamie, si elle est autorisée par quelques passages du Coran, elle n'est pas également encouragée dans les prédications de Mahomet où l'éloge est prodigué à ceux qui n'épousent qu'une femme. Enfin, si l'intolérance est enseignée dans les premiers chapitres du Coran, elle est au moins bannie des derniers. A ceux qui s'étonneraient de ces contradictions et de ces incertitudes sur les principes fondamentaux de l'islamisme, nous rappellerons que le Coran est composé de cent quatorze fragments séparés et que Mahomet a consacré vingtquatre années de sa vie à les rédiger successivement. Au reste, la possibilité de faire un nouveau commentaire du Coran n'est plus une question de théorie, c'est en quelque sorte un fait accompli. Le développement pacifique et non interrompu des réformes fondées sur une appréciation modérée et conciliante du Coran, prouve que le principe de la tolérance est entré dans l'esprit des musulmans et y sert de point d'appui à la réforme religieuse qui s'opère en ce moment. La vieille intolérance des enfants d'Ismaël n'a pas encore cessé d'exister, mais elle ne vit plus que chez les Arabes, héritiers directs des Sarrasins, de leur nom et de leur fanatisme; c'est chez ce peuple errant que l'on retrouve encore les ennemis que les croisés ont combattus sous les murs de Jérusalem, c'est en Afrique surtout que l'on rencontre les adversaires implacables de toute civilisation chrétienne. Les Turcs, au contraire, se sont séparés des Sarrasins lorsqu'ils ont mis le pied en Europe; dès ce jour ils ont pris le nom d'Ottomans, par respect pour la mémoire du fondateur de leur empire et peut-être aussi par instinct de leurs futures destinées. On conçoit que le monde chrétien au moyen âge n'ait vu dans la prise de Constantinople par les Turcs qu'un sujet d'alarmes, mais il

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