Images de page
PDF
ePub

LA

REVISION DE L'ORTHOGRAPHE

ET

L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

CHAPITRE PREMIER.

LE PHONÉTISME.

« L'écriture, a dit Voltaire, est la peinture de la voix; plus elle est ressemblante, meilleure elle est. » Peindre la voix! n'est-ce pas aussi contradictoire que de donner à un aveugle la notion des couleurs?

Entre la parole et les lettres d'un alphabet, si perfectionné qu'il soit, comme entre les notes du solfège et la musique, ou les chiffres et les quantités qu'ils représentent, aucune similitude n'est possible.

La peinture parle aux yeux de tous; l'écriture littérale ou numérique et la notation musicale n'ont un sens que pour les initiés à quiconque ne les a pas étudiées, elles font l'effet du noir sur du blanc. Nous verrons donc simplement dans l'écriture « l'art de

représenter, »> non point nos pensées comme on l'a dit, mais nos paroles « avec des caractères qui ont une valeur convenue », c'est-à-dire avec des signes artificiels intelligibles à ceux-là seuls qui en ont la clef. Faute d'avoir fait cette distinction, certains esprits en sont venus à faire le raisonnement suivant : « Puisque l'écriture est la peinture de la voix, et que la copie est si peu conforme à l'original, changeons tout cela et remplaçons la caricature actuelle par la photographie de la parole, avec ressemblance garantie. >>

Cette photographie-là, c'est la phonographie ou le phonétisme.

En voici quelques échantillons (Système Marle, 1829):

«S'est an vin q'ô parnasse un témérère ôteur
Panse de l'ar dè vers ateindre la hôteur. »

« Tan qe l'ijiène publique é la morale universèle ne seron pa sérieuzemant anségnée dan toute lèz éqole primère, le flô du mal montera toujour. » (Système Raoux, 1865.)

Pour le phonétisme, aussi, le flô monte toujours. Jugez-en plutôt par ce titre d'un ouvrage publié à Lausanne en 1889 :

-

« J. FERRETTE. — Trété d'ekritûr fonetik: promïêr lucer de la sïàs fonetik propromà dit, e èstrumàt èdispàsâbl doe tout rœcerc filolojik serioz, kom doe làsenïmà regulïe do twt låg, etràjer w maternel. »

En voilà assez, n'est-ce pas? L'impression première est désastreuse; il convient, toutefois, de ne pas trop s'y arrêter. Considérons l'effet que produit une page d'anglais aux personnes qui ne connaissent pas cette langue. Que dire d'une page d'allemand, de grec ou de russe, si l'on n'a pas appris à en distinguer les caractères? Ne croirait-on pas à des difficultés insurmontables? Or, en Russie, les enfants n'ont pas ou n'ont guère plus de mal; en Grèce et en Allemagne, ils ont moins de peine que les nôtres à apprendre à lire. Comme l'a fait remarquer Charles Nodier, « ce qu'il y a d'embarrassant, ce n'est pas de faire, tant bien que mal, une espèce d'alphabet rationnel et philosophique, propre à faciliter l'enseignement de la lecture et à rendre peu sensibles et même tout à fait nulles les équivoques et les ambiguïtés de l'orthographe. C'est d'appliquer cet alphabet à une langue écrite, sans altérer, sans détruire peut-être son esprit et son caractère. C'est surtout de le faire accepter par le peuple auquel on le destine, comme la forme d'un chapeau ou la coupe d'un habit. Voilà ce qui n'arriva jamais, et ce qui jamais n'arrivera (1). »

Cela n'arrivera pas du moins d'ici bien longtemps. M. Bréal fait justement remarquer que « la langue française se prêterait moins que toute autre à pareille

(1) Charles Nodier, Description raisonnée d'une jolie collection de livres, p. 83. Voir Ambroise-Firmin Didot, Observations sur l'Orthographe ou Ortografie française, 2o édit., p. 202 et 203. Je recommande particulièrement cet ouvrage aux personnes qui désirent se livrer à une étude approfondie de la question.

entreprise ». L'éminent linguiste signale avec raison <«< ces lettres finales qui, muettes à certains moments, se font entendre à d'autres ».

<< Il suffit de' comparer, dit-il (1), le t dans saint François et dans saint Eugène. Le g final ne s'entend pas dans un sang généreux; mais il s'entend, et il se renforce même en c, dans un sang impur... Comment feront donc les fonétistes (2)? Le mot sera-t-il écrit de deux manières, selon la place où il se trouve? ou bien, selon la méthode de M. Raoux, isolera-t-on les lettres finales quand elles sont perceptibles à l'oreille, de manière à semer l'écriture de caractères qui auront l'air de n'appartenir à aucun mot?... Où voyons-nous que, dans la parole vivante, les articles soient séparés des substantifs? Toute la phrase, au contraire, forme une chaîne plus ou moins serrée, dont il nous serait difficile de distinguer les anneaux, si nous n'y étions pas préparés et instruits depuis l'enfance. >>

On serait donc entraîné à quelque chose comme keskecé, lébozanimó, ilzême, au lieu de qu'est-ce que c'est, les beaux animaux, ils aiment, et l'on arriverait bientôt à atteindre graphiquement ce degré de con

(1) Revue des Deux-Mondes, 1er déc. 1889, p. 602. M. Bréal me paraît avoir attaché trop d'importance aux sources de difficulté provenant des e muets et des consonnes qu'on escamote volontiers dans la conversation familière. Il ne saurait être question de noter les incorrections ou négligences de langage, non plus que les provincialismes.

(2) Cette orthographe que M. Bréal a adoptée pour le mot phonétiste est sans doute une concession qu'il fait à ses adversaires.

cision d'un rapport militaire sur la qualité du pain : PINPABONINAPAZASECUI. A propos de la transcription que j'ai donnée ci-dessus des deux premiers vers de l'Art Poétique, M. Jullien reproche aux phonétistes d'avoir menti à leur principe, « puisqu'ils ont introduit des divisions exigées par le dictionnaire, que la voix ni l'oreille ne reconnaissent aucunement». Ils auraient dû les représenter ainsi :

Sétanvin qoparna sunt éméré roteur
Pan sedelardèver zatin dre la ôteur.

Si le phonétisme a toujours reculé devant << cette sorte de conglomérat fossile, » c'est par crainte, en éteignant tout à fait sa lanterne, de priver ses rares fidèles des lueurs crépusculaires dont ils veulent bien

se contenter.

«En fait de langage, dit M. Bréal (1), il est une loi qui primé et domine toutes les autres : la nécessité d'être clair et le devoir d'être compris. >>

Voilà pourquoi on ne saurait admettre avec les phonétistes, ni avec certains néographes trop absolus, que l'homophonie doive entraîner l'homographie, et que les mots dont la prononciation est la même soient écrits d'une façon identique.

Le général Faidherbe, tout en admettant pour les lettrés le maintien de l'orthographe étymologique, réclamait pour le peuple une notation plus simple et

(1) Revue des Deux-Mondes, 1er déc. 1889, p. 607.

« PrécédentContinuer »