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CHAPITRE VII.

AUCUNE RÉFORME ORTHOGRAPHIQUE NE POURRA SE FAIRE SANS LE CONCOURS DE L'ACADÉMIE.

Selon le général Faidherbe (1), il y a de grands inconvénients à ce que « le français s'écrive d'une manière et se prononce de l'autre; à ce qu'il y ait, pour ainsi dire, deux langues françaises : la langue parlée et la langue écrite ».

« De là, disait-il, toutes sortes de difficultés et un grand désavantage pour notre langue. Quand un Espagnol ou un Allemand, par exemple, parlent leur langue correctement par suite d'usage, parce qu'ils fréquent des gens instruits, il suffit de leur faire connaître la valeur des lettres et de leur apprendre à les tracer pour qu'ils écrivent correctement, puisqu'ils n'ont à écrire correctement que ce qu'ils prononcent. Des Français dans les mêmes conditions n'écriront pas du français; il leur faudrait pour cela apprendre les règles, la grammaire, retenir par de longues études l'ortho

(1) L'Alliance scientifique, 31 juillet 1889, p. 176 et 177.

graphe des mots. Aussi la plupart restent-ils en chemin et se servent-ils d'orthographes tout à fait fantaisistes. >>

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Pour obvier à cet inconvénient, le général Faidherbe proposait << d'accepter et de favoriser une orthographe simplifiée pour les masses, tout en conservant précieusement notre langue littéraire ». Il trouvait tout naturel que les enfants des ouvriers et des paysans eussent le droit d'écrire sans être taxés d'incorrection : Je vé à l'écol; je ne suis pas encor tré for en ortograf, me sa n fé rien si on me compran (1).

D'après ce principe, il ne faudrait plus s'étonner de voir des signatures ne contenant pas une seule des lettres qui doivent y entrer; exemple : Çaufy pour Sophie. Tous les cordons bleus adopteraient l'orthographe: CRIS DE LANÉ pour cerises de l'année. Enfin, tout le monde aurait le droit d'écrire comme ce militaire en détresse : Je suis CANARD pour je suis sans hardes. Cela reviendrait à proclamer la liberté de l'écriture.

M. Darmesteter (2) s'élève avec force contre ce système, « parce que l'unité d'orthographe est aujourd'hui une nécessité absolue, parce que c'est l'achèvement de l'unité de la langue, qui elle-même est, chez nous, un des signes les plus visibles de l'unité nationale. La langue est devenue pour tous la manifestation de l'âme nationale. Partout la même, elle est une,

(1) L'Alliance scientifique, du 31 juillet 1889, p. 186. (2) Revue pédagogique, 15 juin 1888, p. 593.

et le vêtement qui la recouvre, l'orthographe, doit être un. »

Voici maintenant une protestation non moins énergique de M. Bréal contre cette utopie : « Ni l'enseignement, ni l'administration, ni l'imprimerie ne pourraient s'accommoder de cette liberté. L'avantage d'une règle uniforme et incontestée est un de ces bienfaits dont on ne se doute pas aussi longtemps qu'on en jouit en paix, mais qu'on réclame avidement aussitôt qu'on en est privé. »

Un peu plus loin (1), cependant, M. Bréal dit : « Je demanderais d'abord aux réformateurs de vouloir bien montrer un commencement d'initiative. Pourquoi ne feraient-ils pas eux-mêmes l'application et la preuve de leurs idées en choisissant un point particulièrement évident et en pratiquant, dès à présent, ce qu'ils conseillent? >>

La Revue de philologie française a tenté cette expérience, en adoptant le programnie suivant :

I. Remplacer par s l'x final valant s;

II. Écrire toujours par un z les adjectifs et subs tantifs numeraus en zième, zaine;

III. A l'indicatif présent des verbes en re, oir et ir, terminer toujours par un t la 3° personne du singulier, et supprimer toute consonne qui ne se prononce pas devant l's des deux premières personnes et devant le t de la troizième;

(1) Revue des Deux-Mondes, du 1er décembre 1889, p. 615.

IV. Ne jamais redoubler l'l ni le t dans les verbes en eler et en eter.

V. Laisser toujours invariables les participes de coûter et de valoir; ne jamais faire d'accord du participe quand le complément direct est le pronom en, ou quand le participe est suivi d'un infinitif sans préposition.

On a pu lire dans le Soleil plusieurs lettres de M. Clédat orthographiées d'après ces principes.

Il serait à désirer que la plupart de ces modifications fussent prochainement ratifiées par l'Académie. Je crois, cependant, qu'il en est de plus urgentes que l'adoption des graphies : je m'assiés, je permès, j'interrons, troizième.

Quant à la règle d'accord du participe passé, à mon avis, on demande trop ou pas assez. Mieux vaudrait la maintenir telle quelle, ou la réformer d'une façon plus radicale.

Quoi qu'il en soit, si le conseil de M. Bréal ne de vait jamais entraîner de plus grands excès, il faudrait l'accueillir sans réserve; mais il est à craindre que le premier réformateur venu n'y trouve prétexte à une propagande qui ne profiterait à personne, pas même à son auteur. Ils sont rares, les inventeurs de système qui consentent au sacrifice ou à l'ajournement d'une seule de leurs conceptions. Allez donc leur parler de surseoir ou de transiger sur un point quelconque, et vous m'en direz des nouvelles : ce qu'il leur faut, c'est du tout à fait et du tout de suite.

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