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CHAPITRE II

LA DÉFENSE DU THÉATRE IRRÉGULIER: FRANÇOIS OGIER

I. Le but du théâtre est le plaisir du spectateur; or, la règle des trois unités oblige le poète à resserrer l'action, à écarter de la scène les événements, à user de récits, de « messagers » tous procédés destructeurs de l'illusion, d'où naît le plaisir; il faut abolir cette règle. (p. 39.)

II. Mélange des genres: La Tragi-comédie. (p. 43.)

TEXTES CITÉS

FRANÇOIS OGIER : Préface à la tragi-comédie de « Tyr et Sidon », de Jean de Schelandre, 1628. (La tragi-comédie est de 1608.)

I. Le but du théâtre est le plaisir du spectateur; or, la règle des trois unités oblige le poète à resserrer l'action, à écarter de la scène les événements, à user de récits, de « messagers » tous procédés destructeurs de l'illusion, d'où naît le plaisir; il faut abolir cette règle.

La poesie, et particulièrement celle qui est composée pour le théâtre, n'est faite que pour le plaisir et le divertissement, et ce plaisir ne peut proceder que de la varieté des evenements qui s'y representent, lesquels ne pouvant pas se rencontrer facilement dans le cours d'une journée, les poetes ont esté contraints de quitter peu à peu la practique des premiers qui s'estoient resserrez dans les bornes trop estroites; et ce changement n'est pas si nouveau que nous n'en ayons des exemples de l'antiquité. Qui considerera attentivement l'Antigone de Sophocle trouvera qu'il y a une nuit entre le premier et le second enterrement de Polynice...

Mais nous avons un exemple bien plus illustre d'une comedie de Menander (car nos censeurs veulent qu'on observe la mesme reigle aux comedies qu'aux tragedies pour le regard de la difficulté que nous traittons) intitulée Exuτóvτuwpoùμevos, traduite par Terence, en laquelle le poete comprend sans aucun doute les actions de deux jours, et introduit des acteurs qui le témoignent en termes très intelligibles...

Il se voit donc par là que les anciens et les plus excellents maistres du mestier n'ont pas toujours observé ceste reigle, que nos critiques veulent nous faire garder si religieusement à ceste heure...

... Je dis que l'ardeur trop violente de vouloir imiter les anciens a fait que nos premiers poetes ne sont pas arrivez à la gloire ny à l'excellence des anciens. Ils ne consideroient pas que le goût des nations est different aussi bien aux objects de l'esprit qu'en ceux du corps... Les Grecs ont travaillé pour la Grèce, et ont reussi, au jugement des honnêtes gens de leur temps, et nous les imiterons bien mieux si nous donnons quelque chose au genie de nostre pays et au goust de nostre langue, que non pas en nous obligeant de suivre pas à pas et leur invention et leur elocution, comme ont faict quelques uns nostres. C'est en cet endroit qu'il faut que le jugement opere comme partout ailleurs, choisissant des anciens ce

des

qui se peut accommoder à nostre temps et à l'humeur de nostre nation, sans toutefois blasmer des ouvrages sur lesquels tant de siecles ont passé avec une approbation publique.

FR. OGIER, Préface à la tragi-comédie de « Tyr et Sidon ».

Les doctes, à la censure desquels nous deferons infiniment, disent que nostre tragi-comedie n'est pas composée selon les lois que les anciens ont prescrites pour le théâtre, sur lequel ils n'ont rien voulu representer que les seuls evenements qui peuvent arriver dans le cours d'une journée. Et cependant, tant en la première qu'en la seconde partie de nostre piece, il se trouve des choses qui ne peuvent estre comprises en un seul jour, mais qui requierent l'estendue de plusieurs jours pour estre mises à execution.

Mais aussi les anciens, pour eviter cet inconvenient de joindre en peu d'heures des actions grandement éloignées de temps, sont tombez en deux fautes, aussi importantes que celles qu'ils vouloient fuyr : l'une, en ce que, prevoyant bien que la varieté des evenemens est necessaire pour rendre la representation agreable, ils font eschoir en un mesme jour quantité d'accidens et de rencontres qui, probablement, ne peuvent estre arrivez en si peu d'espace. Cela offense le judicieux spectateur, qui désire une distance, ou vraye, ou imaginaire, entre ces actions-là, afin que leur esprit n'y decouvre rien de trop affecté, et qu'il ne semble pas que les personnages soient attitrez pour paroistre à point nommé comme des dieux de machine, dont on se servoit bien souvent aussi hors de saison. Ce defaut se remarque presque dans toutes les pieces des anciens, et principalement où il se fait quelque recognoissance d'un enfant autrefois exposé; car sur l'heure mesme, pour fortifier quelque conjecture fondée sur l'age, les traits de visage, ou sur quelqu'anneau ou autre marque, la personne dont on s'est servy

:

pour le perdre, le pasteur qui l'a nourri, la bonne femme qui l'a allaité, etc., se rencontrent et paroissent soudainement comme par art de magie sur le theatre, quoy que vray-semblablement tout ce peuple-là ne se puisse ramasser qu'avec beaucoup de temps et de peine... Sophocle... en son Edipe Regnant, qui nous est proposé par les experts comme le modelle d'une parfaite tragedie, est tombé dans cet inconvenient car sur l'heure mesme que Creon est de retour de l'oracle de Delphes, qu'on est en peine de trouver l'autheur de la mort de Laïus, qu'on a envoyé querir un ancien serviteur qui en peut sçavoir des nouvelles, et qui doit arriver incontinent, le poëte faict survenir de Corinthe le vieillard qui avoit autrefois enlevé l'enfant Edipe, et qui l'avoit receu des mains de ce vieil serviteur qu'on attend. De sorte que toute l'affaire est decouverte en un moment, de peur que l'estat de la tragedie n'excède la durée d'un jour. Qui ne voit en cet endroict que la survenue du vieillard de Corinthe est apostée et mandiée de trop loin.....?

Le second inconvenient qu'ont encouru les poëtes anciens pour vouloir resserrer les accidents d'une tragedie entre deux soleils est d'estre contraints d'introduire à chaque bout de champ des messagers, pour raconter les choses qui se sont passées les jours precedens, et les motifs des actions qui se font pour l'heure sur le theatre. De sorte que presque à tous les actes ces Messieurs entretiennent la compagnie d'une longue deduction de fascheuses intrigues, qui font perdre patience à l'auditeur, quelque disposition qu'il apporte à escouter. De fait, c'est une chose importune qu'une mesme personne occupe toujours le theatre, et il est plus commode à une bonne hostellerie qu'il n'est convenable à une excellente tragedie d'y voir arriver incessamment des messagers. Ici il faut eviter tant que l'on peut ces discours ennuyeux qui racontent les aventures d'autruy, et mettre les personnes mesme en action, laissant ces longs narrés aux historiens, ou à ceux qui ont pris la charge de composer

les argumens et les sujets des pieces que l'on représente. Quelle difference y a il, je vous prie, entre les Perses d'Eschyle et une simple narration de ce qui s'est passé entre Xerxès et les Grecs ?...

FR. OGIER, Ibid.

II. Mélange des genres: La Tragi-comédie.

Les Anciens mesme, recognoissant le deffaut de leur theatre, et que le pen de varieté qui s'y pratiquoit rendoit les spectateurs melancoliques, furent contraincts d'introduire des satyres par forme d'intermède1, qui, par une licence effrenée de medire et d'offenser les plus qualifiez personnages, retenoient l'attention des hommes, qui se plaisent ordinairement à entendre mal parler d'autruy.

Ceste œconomie et disposition dont ils se sont servis faict que nous ne sommes pas en peine d'excuser l'invention des tragi-comedies, qui a esté introduicte par les Italiens, veu qu'il est bien plus raisonnable de mesler les choses graves avec les moins serieuses en une mesme suite de discours, et les faire rencontrer en un mesme subject de fable ou d'histoire, que de joindre hors d'œuvre des satyres avec des tragedies, qui n'ont aucune connexité ensemble et qui confondent et troublent la veuë et la memoire des auditeurs car de dire qu'il est mal seant de faire paroistre en une mesme piece les mesmes personnes, traitant tantost d'affaires serieuses, importantes et tragiques, et incontinent apres de choses communes, vaines et comiques, c'est ignorer la condition de la vie des hommes, de qui les jours et les heures sont entrecoupés de ris et de larmes, de contentement et d'affliction, selon qu'ils sont agitez de la bonne ou de la mauvaise fortune... Et puis au fond, ceux qui veulent

1. Il s'agit du drame satyrique qui suivait la représentation de chaque trilogie.

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