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empire chinois dont l'orgueilleuse et absurde civilisation fatigue le monde depuis des siècles. Nous pensons que la Chine a fini son temps et que sa grande muraille est à jamais détruite. Avec cette facilité des communications rapides qui tendent à rapprocher, à mélanger tous les peuples, il est impossible de voir subsister encore sur la surface de la terre une agglomération de trois cents millions d'âmes, faisant éternellement bande à part, s'obstinant par un sot orgueil à vivre en dehors de la grande famille humaine. La vapeur ayant supprimé les distances, les Orientaux et les Occidentaux ne peuvent plus s'isoler les uns des autres. Les événements qui éclatent en Asie ne sauraient plus nous trouver indifférents comme autrefois; ils intéressent aujourd'hui tout le monde civilisé.

Aussi la question chinoise à peine soulevée par les Anglais est devenue une question européenne. La France, en particulier, a compris aussitôt que de nombreux motifs lui imposaient l'obligation d'intervenir. Elle n'a pas hésité à faire partir pour le Céleste Empire un ambassadeur accompagné de nombreux navires de guerre. Les forces maritimes de l'Angleterre, de la France, des États-Unis et de la

Russie allaient donc se trouver bientôt réunies sur les côtes de la Chine; et tout faisait pressentir qué cette vieille civilisation chinoise allait enfin subir de profondes et inévitables modifications. L'issue de la lutte ne pouvait être douteuse; et tous les esprits étaient déjà préoccupés de cette grande et décisive victoire du génie européen sur les vieilles institutions des peuples asiatiques.

Mais voilà que tout à coup un épouvantable cri de guerre se fait entendre non loin de ce vaste empire que les puissances européennes commencent à investir, à presser de toutes parts. Une subite et terrible insurrection se propage dans les Indes avec un irrésistible fracas, et vient ébranler jusque dans ses fondements la domination anglaise. On connait toutes ces scènes de carnage et d'horreur dont les hideux détails sont venus périodiquement nous faire frémir d'indignation.

Au moment où la guerre allait commencer contre l'empire chinois il semble que la Providence ait voulu donner une leçon à l'Europe par l'immense catastrophe qui a éclaté à l'improviste sur la tête des conquérants de l'Inde. Cette grande insurrection d'un peuple conquis

est un salutaire enseignement pour les nations chrétiennes. Elle proclame hautement, au milieu du sang et des larmes, qu'il n'est ni moral ni politique d'aller chez les Asiatiques uniquement pour leur enlever leurs richesses, sans leur donner les bienfaits de la civilisation.

Qu'est-ce que la conquête et la domination des Indes par les Anglais? Ce merveilleux empire, incohérente agglomération de plus de deux cents millions d'hommes, après avoir été envahi, terrifié et subjugué par une poignée de soldats avec une incroyable facilité, a été ensuite livré pendant plus d'un siècle à une compagnie de marchands qui n'ont cessé de tourmenter impitoyablement le sol et les individus, pour en tirer sans relâche le plus pur de leur substance et de leur travail. On n'a rien fait pour civiliser, pour s'assimiler ces nombreuses populations; on s'est peu soucié de pénétrer ces âmes des principes du christianisme. D'un côté il y a eu des maîtres pleins d'arrogance et de dureté, de l'autre une multitude d'esclaves ou plutôt de machines à produire; car le gouvernement de la compagnie n'a voulu voir dans ce beau pays qu'une immense fabrique destinée à l'enrichir, à la gorger des biens de la terre.

Est-ce qu'une conquête à laquelle on a donné pour unique base le mercantilisme peut être de longue durée? Depuis quand la servitude imposée par la cupidité serait-elle un principe de vie? Toute conquête qui ne tend pas à l'assimilation des races doit nécessairement avorter. Lorsqu'elle ne se consomme pas par une fusion complète du peuple vainqueur et du peuple vaincu, elle constitue un état de séparation qui aboutit infailliblement à l'extermination complète de l'un ou de l'autre (1).

« Autrefois, disaient les anciens Bretons, nous « avions un seul roi; aujourd'hui nous en avons deux, le lieutenant du prince pour sévir sur « nos vies et l'intendant pour sévir sur nos « biens... (2) »

Ainsi parlaient, selon Tacite, les ancêtres des Anglais; et ils se mirent à vouloir briser ce double asservissement par l'extermination des Romains, oppresseurs de leur liberté et ravisseurs de leurs fortunes.... Les Cipayes n'ont pas lu Tacite, mais ils ont fait comme les vieux Bretons; ils ont voulu se délivrer de la tyrannie de leurs

(1) Laurentie. Union du 8 octobre.

(2) « Singulos sibi olim reges fuisse, nunc binos imponi; e qui« bus legatus in sanguinem, procurator in bona sæviret. » (Tacite, Agricolæ vita, XV.)

impitoyables maîtres; et ils se sont abandonnés à tous les enivrements du sang et du carnage.

Ces épouvantables boucheries d'Anglais, hommes, femmes et enfants; ces multitudes d'Indiens pendus par groupes aux arbres des routes comme des trophées de la vengeance; ces flots de sang versés avec rage de part et d'autre, oui, toutes ces horreurs donnent le vertige et plongent l'âme dans une morne stupeur... et cependant il eût été beau de voir l'Angleterre apprendre à ces fanatiques comment les nations chrétiennes font la guerre et quelle différence elles mettent entre la justice et la vengeance... Mais non; il y a eu des projets sanguinaires, et c'est de la métropole que sont venues les excitations les plus furieuses... Est-ce donc ainsi qu'on régénère les peuples? Quel singulier progrès que celui qui consiste à reculer jusqu'à cet àge de fer où le législateur avait dû écrire : « œil pour œil, dent pour dent! » La guerre des Indes, si l'on n'y prend garde, ne sera bientôt plus qu'une guerre de barbares, qui scandalisera l'Europe! Rien ne ressemblera plus à un Cipaye égorgeant un Anglais qu'un Anglais égorgeant un Cipaye, si ce n'est cette différence que le Cipaye est sectateur de Brahma ou de Mahomet et que le soldat anglais se dit chrétien !

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