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l'histoire de Rome, n'a encore surpassé Montesquieu, si ce n'est Bossuet.

Cet ouvrage néanmoins, n'était que le prélude de celui qui devait révéler Montesquieu tout entier. C'est au bout de vingt années de travail, après de longs et utiles voyages dans toutes les contrées de l'Europe, après avoir mille fois abandonné son entreprise et « envoyé aux vents les feuilles déjà écrites, qu'il vit enfin l'Esprit des lois commencer, croître, s'avancer et finir.» (1748.)

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La manière dont Montesquieu conçoit son sujet est déjà une preuve de son génie. La loi, à ses yeux, n'est plus le fruit de la volonté arbitraire soit d'un homme, soit d'une nation. Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses, et dans ce sens tous les êtres ont leurs lois, la Divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois.... » Mais ne craignez pas qu'entraîné par cette vue sublime, l'auteur se perde dans une obscure métaphysique. Au lieu d'aller chercher ces rapports nécessaires daus la région des idées, c'est dans l'étude positive des faits qu'il prétend les trouver. Il ne considère pas l'homme comme un être abstrait créé par la pensée, il l'observe dans l'état réel où le montre l'histoire. Il examine les lois dans leur rapport avec le gouvernement, les mœurs, le climat, la religion et le commerce. Il s'empare des faits comme un maître qui a la puissance d'en disposer à son gré. La chronologie a disparu, les annales des différentes nations se brisent et se confondent, un ordre nouveau, donné par la raison, s'impose à l'histoire. « On dirait une vaste et délicieuse contrée dont les accidents heureux sont inépuisables; dès les premiers pas vous êtes surpris et captivé; un indéfinissable attrait vous attire et vous pousse. Vous marchez devant vous; cependant les sentiers se croisent; leur multiplicité charmante vous embarrasse quelquefois, mais jamais vous n'êtes déçu par le chemin que vous avez pris; il vous conduit toujours à un point de vue pittoresque qui vous découvre quelque chose. Dès qu'on a séjourné dans cet Éden, où l'on rencontre plus de variété que d'unité, on ne sait plus s'en arracher; on veut toujours y vivre pour y jouir continuellement de cette douce

lumière dont un ciel pur récrée les yeux, et qui, se réfléchissant dans l'imagination, l'échauffe et la fait tressaillir d'allégresse1. »

Le caractère personnel de Montesquieu se découvre partout dans son ouvrage; plus curieux que dogmatique, plus intelligent que passionné, sans convictions bien profondes et sans intérêt de système, il observe le monde moral, comme Newton le monde physique, cherchant la raison des choses sans appeler les choses à une théorie; il est dans cette indifférence du cœur si nécessaire pour bien juger. Il apporte dans l'histoire les habitudes de sa profession: tel il s'était montré dans ses voyages, tel il fut dans ses appréciations. « Quand je suis en France, nous dit-il, je fais amitié à tout le monde; en Angleterre, je n'en fais à personne; en Italie, je fais des compliments à tout le monde; en Allemagne, je bois avec tout le monde. » Cette souplesse de caractère, que l'antiquité avait admirée dans Alcibiade, Montesquieu la porta dans l'étude des différentes législations. Je n'écris pas pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes.‣ Aussi nul désir de changement et de révolution. C'est assez pour lui de comprendre les choses et de les expliquer. Souvent même leur intelligence devient à ses yeux une justification. Il amnistie jusqu'aux abus du régime de l'ancienne monarchie, la vénalité des charges, les dépenses, les longueurs et les dangers mêmes de la justice. Il ne dit pas qu'il ne faille point punir l'hérésie; il dit qu'il faut être très-circonspect à la punir. » Enfin, malgré sa répulsion évidente pour le despotisme, il va jusqu'à en tracer l'idéal, en rédiger les lois, sans lesquelles, ajoute-t-il, ce gouvernement sera imparfait. »

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Cette modération timide, utile pour bien voir, nuit quelquefois à l'expression franche de ce qu'on a vu. Il se fait entre l'impartialité du juge et la circonspection de l'écrivain je ne sais quelle capitulation de conscience, dont lui-même

4. Lerminier, De l'influence de la philosophie du dix-huitième siècle sur la législation, chap. vII.

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sans doute ne se rend pas bien compte. C'est ainsi qu'en distinguant les différentes formes du gouvernement d'après leur nature, Montesquieu, « craignant de dire quelque chose qui, contre son attente, puisse offenser, distingue soigneusement la monarchie absolue du despotisme, sous prétexte que la première est restreinte par les lois; comme s'il ignorait ce que vaut une telle restriction, quand les lois n'ont d'autre source que la volonté arbitraire d'un seul homme. Ainsi encore, après avoir donné à la monarchie l'honneur pour principe, il exige la vertu pour mobile des républiques, confondant peut-être l'effet avec la cause, le principe avec le résultat, et donnant pour base à l'édifice ce qui n'en est que le couronnement.

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Comme opinion politique, la pensée de Montesquieu a quelque chose de l'indolence du fatalisme de là cette puissance exagérée qu'il accorde à l'influence des climats. Il ne sent pas assez que les peuples sont les artisans de leurs destinées, et que l'histoire a droit de dire à une grande nation ce que Marie Mancini disait au jeune Louis XIV : « Vous êtes roi, sire, et vous pleurez! » Aussi rien de plus éloigné de son esprit que de rêver des modifications quelconques dans la constitution de son pays. Il pense avec raison qu'il n'appartient de proposer des changements qu'à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d'un coup de génie toute la constitution d'un État. » A ce titre il D ne devait pas s'exclure. Cette garantie même ne lui suffit pas encore. « On sent les abus anciens, on en voit la correction, mais on voit aussi les abus de la correction même. On laisse le mal, si l'on craint le pire; on laisse le bien, si l'on est en doute du mieux. » Le système politique qui réunit évidemment les prédilections de Montesquieu est celui où toutes les forces consacrées par le temps, et devenues des faits accomplis, se combinent et s'unissent au risque de se neutraliser. La monarchie constitutionnelle, avec son équilibre des trois pouvoirs, devait plaire en effet à cet esprit trop pratique pour être novateur, trop éclairé pour hasarder une décision hardie. Encore est-il douteux qu'il eût osé proclamer cette prédilection pour un système mixte, s'il ne l'avait vu fonctionner sous ses yeux. Mais,

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« pour découvrir la liberté politique dans une constitution, il ne fallait pas tant de peine. Si on peut la voir où elle est, si on l'a trouvée, pourquoi la chercher? La constitution anglaise est donc l'idéal de Montesquieu. Il en donne une explication admirable de précision et de clarté. Il pénètre aux sources de vie qui la produisent, il la fait voir et sentir en action. Quelques pages lui suffisent pour exposer tout le droit politique de l'Angleterre mieux que ne l'ont jamais fait les Anglais eux-mêmes; et le publiciste génevois, qui depuis l'a expliquée le plus parfaitement, n'a eu qu'à développer les indications de l'écrivain français. La Constitution de Delolme fut à l'Esprit des lois de Montesquieu ce que la Grandeur et la décadence avait été à l'Histoire universelle de Bossuet, le savant commentaire d'un substantiel chapitre.

L'Esprit des lois avait donc reçu aussi l'inspiration de l'Angleterre, et c'est presque l'unique rapport qu'il semble avoir avec les ouvrages français contemporains. Du reste, Montesquieu descendait en ligne directe des publicistes du seizième siècle; il se rattachait à ce qu'on avait alors appelé le parti politique. Il est, avec infiniment plus de modération et d'impartialité, le successeur des pamphlétaires protestants, d'Hotman, d'Hubert Languet, de l'auteur du Dialogue d'Archon et de Politie.

Dès 1574, ces précurseurs de Montesquieu et de Constant voulaient une monarchie représentative, soumise au contrôle des chambres et relevant de leur autorité. Dès lors Hotman citait avec admiration la constitution anglaise. Quant à Bodin, leur adversaire, le défenseur du principe d'autorité, dont on a fait à tort le chef d'école de Montesquieu, il n'a fourni à ce grand homme que ses vues sur l'influence des climats. Ainsi se continuait à travers les témérités révolutionnaires du dix-huitième siècle la tradition déjà ancienne d'une réforme modérée et constitutionnelle, qui devait trouver son expression philosophique dans les théories rationalistes de Hégel.

Cette politique prudente, historique, qui ne marchait qu'appuyée sur l'expérience, qui ne dédaignait pas même l'étude des institutions du moyen âge et s'occupait longuement de la théorie des lois féodales, devait déplaire aux im

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patients novateurs du dix-huitième siècle. Helvétius, ami de l'auteur, laisse percer cette opinion à travers les compliments dont il l'accompagne. « Je ne sais, dit-il avec plus de raison qu'il ne le croyait lui-même, si nos têtes françaises seront assez mûres pour saisir les grandes beautés de votre ouvrage. Vient ensuite une louange qui a bien l'air d'une critique Pour moi, elles me ravissent. J'aime l'étendue du génie qui les a créées, et la profondeur des recherches auxquelles il a fallu vous livrer pour faire sortir la lumière de ce fatras de lois barbares, dont j'ai toujours cru qu'il y avait peu de profit à tirer pour l'instruction et le bonheur des hommes. Au milieu de ces observations qui tenaient à ses préjugés de philosophe, Helvétius a senti et exprimé spirituellement quelques-uns des reproches mérités qu'on pouvait faire à l'Esprit des lois. « Vous prêtez au monde une raison et une sagesse qui n'est au fond que la vôtre, et dont il sera bien surpris que vous lui fassiez les honneurs. Vous composez avec le préjugé, comme un jeune homme entrant dans le monde en use avec les vieilles femmes qui ont encore des prétentions, et auprès desquelles il ne veut qu'être poli et paraître bien élevé.......... Quant aux aristocrates et à nos despotes de tout genre, s'ils vous entendent, ils ne doivent pas trop vous en vouloir; c'est le reproche que j'ai toujours fait à vos principes. »

Ils lui en voulaient pourtant, et leurs feuilles périodiques, dont on ne soupçonnerait plus aujourd'hui l'existence, si Montesquieu n'eût pris la peine de les réfuter, décernèrent à l'auteur de l'Esprit des lois les titres de déiste et de spinosiste: c'était le tison d'enfer de Pascal. Du reste ce párti ne s'attachait qu'à des pensées épisodiques de Montesquieu : il semblait n'avoir ni lu ni compris l'ensemble de l'ouvrage.

L'influence de l'Esprit des lois fut immense, mais non pas immédiate. La France en a vécu pendant un demi-siècle; toutes les nations de l'Europe viennent l'une après l'autre se ranger sous la forme constitutionnelle dont il a été le héraut. Mais les contemporains l'accueillirent avec froideur; la réforme politique s'empressa de le dépasser. Parmi les trois phases successives qui signalent toute révolution sociale, l'ac

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