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Beaumarchais.

Rousseau avait trouvé un successeur, au moins pour une partie de sa pensée, pour sa morale et pour sa poésie; Voltaire eut aussi le sien, mais seulement aussi pour un côté de con merveilleux génie sa verve ironique et mordante, son bon sens, son esprit, sa plaisanterie active, inépuisable, pleine d'audace et souvent d'éloquence, reparurent sous la plume de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais1. Mais ce n'est plus ici cette universalité brillante qui soumet toutes les doctrines à l'examen de sa légère et moqueuse critique : Beaumarchais ne s'attache plus aux principes; c'est à quelques conséquences qu'il se prend; on sent que les théories sont maintenant admises et que l'époque de l'application approche. C'est une cause qu'il s'agit de gagner, c'est un parlement déjà flétri par l'opinion qu'il s'agit d'écraser sous le poids du ridicule; et la parole du second Voltaire prend, dans la nécessité d'une victoire immédiate, quelque chose de plus oratoire, de plus pcpulaire. Tour à tour habile dialecticien, conteur spirituel, avocat entraînant, ici plaisant jusqu'à la bouffonnerie, là sérieux jusqu'à l'éloquence, il sait élargir la question qui l'occupe et faire de son intérêt particulier un problème de liberté publique. La France ne s'y trompa point: elle découvrit sous ces formes railleuses d'un débat privé toute la véhémence des passions politiques, et, dans Beaumarchais, pressentit Mirabeau. De là cet intérêt profond et général qui s'attachait à un procès de quelques centaines de louis; de là cette curiosité de l'Europe que les gazettes d'Utrecht et de la Haye entretenaient jour par jour des péripéties de l'action. Louis XV lui-même et la comtesse Dubarry s'amusaient à voir ces spirituels Mémoires saper l'autorité dans un des grands corps de l'État. Ce prince, dans son égoïste indifférence, semblait se plaire à étudier comment les monarchies s'en vont.

Le même Beaumarchais, jeté dans le tourbillon des affai

4.1732-1799. - OEuvres principales: Mémoires contre les sieurs Goezman, Lablache, etc.; le Barbier de Séville; le mariage de Figaro; plusieurs drames.

res, commerçant, diplomate, fournisseur, homme d'action par goût, écrivain par distraction et par pléthore d'esprit, jeta aussi sur le théâtre cette plaisanterie hostile à l'autorité, et lui fit gagner sa cause devant le parterre comme devant la justice. Dans des comédies étincelantes d'action, de vivacité et de bons mots pleins de bon sens, dans ces pièces où tout le monde a trop d'esprit, à commencer par l'intrigue, Beaumarchais plailait encore: il attaquait les gens « qui se sont donné la peine de naître et rien de plus, » les Almavivas, flanqués de leurs Basiles; il prenait en main la cause de ce spirituel, de cet industrieux barbier, de ce pauvre vagabond à qui « il a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner les Espagnes; qui sait la chimie, la pharmacie, la chirurgie, broche¦ des pièces de théâtre, rédige des journaux, écrit sur la nature des richesses, et risque fort de mourir à l'hôpital. Figaro a beau se plaindre de n'avoir pas de parents et désespérer presque de sa fortune; son origine est fort ancienne, et son avenir désormais assuré. Rabelais a très-bien connu son bisaïeul Panurge; et bientôt lui-même va succéder au comte Almaviva. Car Figaro, c'est l'enfant du peuple, c'est la roture, le tiers État, qui jusqu'alors n'a été rien, et qui dorénavant sera tout, si on ne lui permet pas d'être quelque chose.

La Révolution française; les Assemblées nationales.

Cependant les événements politiques avaient marché. Le temps des théories, c'est-à-dire des hommes de lettres, était passé le pouvoir allait appartenir aux hommes d'action. Ce fut alors sous une forme nouvelle que se manifesta l'influence de la pensée. L'éloquence de la tribune, qui n'était plus pour l'Europe qu'un souvenir antique, sembla renaître tout à coup avec tout son éclat, toute sa grandeur. Trois assemblées politiques dépassèrent les scènes les plus orageuses du Forum et de l'Agora. Là les idées devinrent des faits redoutables; le succès fut le pouvoir et trop souvent la tyrannie; la défaite fut l'exil, la prison, l'échafaud. C'est à l'histoire politique à raconter une pareille éloquence: il y aurait quelque chose de

puéril à chercher des formes, des procédés oratoires au milieu de ces grands et terribles débats. Remarquons seulement que toutes les opinions philosophiques du dix-huitième siècle furent représentées tour à tour par ces puissantes assemblées. Quelle que soit la violence des passions qui s'y déploient, un caractère d'abstraction et de généralité métaphysique plane au-dessus des discussions et en accuse l'origine. L'Assemblée constituante voit s'asseoir dans son centre, avec Mounier, Malouet, Lally-Tollendal, les doctrines de Montesquieu et de Voltaire; à sa gauche s'agitent déjà les théories du Contrat social avec Duport, Lameth, le penseur Siéyès et l'éloquent Barnave, contre lesquels proteste en vain l'ancien régime par l'organe disert de Cazalès et de Maury. Au-dessus de tous ces hommes domine Mirabeau le génie de l'éloquence moderne, incorrect, puissant et quelquefois sublime, qui réunissait en lui seul la passion populaire et l'intelligence politique, et à qui il n'a manqué que la vertu pour être un oraleur accompli.

L'Assemblée législative, transition rapide entre les deux grandes réunions révolutionnaires, vit déjà dans son sein quelques orateurs qui devaient illustrer la Convention, le philosophe Condorcet, biographe et admirateur de Voltaire, et ces éloquents et infortunés Girondins, Vergniaud, Guadet, Gensonné, enivrés de l'enthousiasme et des paradoxes de Rousseau. A ses portes rugissaient déjà Danton et Robespierre. C'est le sort de toute révolution de s'élancer jusqu'à ses limites extrêmes, et de se perdre par ses excès. Le mouvement philosophique de Voltaire était tombé jusqu'à Helvétius et au baron d'Holbach la Convention, après avoir immolé tout ce qu'elle renfermait de plus grand, descendit à Robespierre et à Marat. De tels noms ne peuvent plus avoir rien de commun avec l'histoire de la littérature; quand un monstre porte son affreuse démence jusqu'à demander à la tribune même deux cent soixante-dix mille têtes pour assurer la paix, il ne mérite d'autre histoire que l'écrou du geôlier et le registre du bourreau.

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Ainsi semblait finir dans le sang et la boue une révolution si prodigue à son début d'espérances et de hautes pensées. Mais ses crimes mêmes ne doivent pas nous voiler le spec

LITT. FR

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tacle de ses grandeurs. Que de nobles élans, de passions généreuses, de paroles et d'actions héroïques! Que de conquêtes définitives pour la civilisation! Les castes effacées, les priviléges détruits, ceux des individus comme ceux des provinces; l'unité nationale fondée, la liberté de conscience reconnue, les citoyens devenus égaux devant la loi, les parlements supprimés, la torture abolie, le jury établi, le Code civil esquissé et promis à l'Europe, l'éducation nationale essayée et admise en principe, l'industrie et le commerce délivrés de leurs entraves, tous les progrès futurs devenus possibles et nécessaires, tels sont les fruits précieux de tant de travaux et de tant de pensées, de tant d'écrits spirituels, éloquents, audacieux, qui composent la littérature du dix-huitième siècle.

SIXIÈME PÉRIODE.

LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.

CHAPITRE XLII.

LA LITTÉRATURE DE L'EMPIRE.

Classiques de la décadence.— École descriptive. — Tragédie. — Comédie. Poésie lyrique; Ecouchard Lebrun.

Classiques de la décadence.

Tandis que l'audace des philosophes du dix-huitième siècle sapait les bases du trône et de la religion, chose surprenante ! une puissance bien moins auguste avait échappé à leurs attaques. Parmi toutes les traditions de l'âge précédent, Voltaire n'en avait respecté qu'une, celle de la forme littéraire. A sa suite toute l'école philosophique avait voué aux règles et aux usages de l'art d'écrire un respect superstitieux. A peine pourrait-on signaler çà et là quelques actes isolés d'insubordination, ou quelques doctrines étranges qui passaient presque inaperçues comme d'innocents paradoxes. Les querelles fameuses du dix-septième siècle sur la prééminence des anciens ou des modernes s'étaient assoupies en présence de plus graves préoccupations. C'est en vain que Lamotte d'abord, puis Diderot et enfin Beaumarchais, avaient dirigé contre le système dramatique des Français des attaques partielles, insuffisantes et souvent erronées. Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, en rappelant dans l'éloquence le sentiment moral et l'amour passionné de la nature, avaient fait faire à la réforme littéraire un pas bien plus décisif. Mais ces deux grands hommes ne firent point école au dix-huitième siècle : ils restèrent comme de glorieuses exceptions au milieu d'une littérature plus spirituelle que naïve, plus solennelle que pas

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