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ÉPITRE XX.

FRAGMENT

DU CHARTREUX,

Au sujet d'une femme qu'il avoit connue.

E me rappelle avec transport
Les lieux et l'instant où le sort
M'offrit cette nymphe chérie
Dont un regard porta la vie
Dans un cœur qu'habitoit la mort.

Félicité trop peu durable!

Il

passa, ce songe enchanteur; Et je n'apperçus le bonheur Que pour être plus misérable.

La paix de ce morne séjour
Ne peut appaiser ma blessure;
Pour jamais je sens que l'Amour

Habitera ma sépulture.

En vain tout offre dans ce lieu
De la mort l'affreuse livrée;
D'épines, de croix entourée,
La mort n'écarte point ce dieu:
Par lui mon antre funéraire
Brille des plus vives couleurs;
Et ses mains répandent des fleurs
Sur les cilices et la haire.

Déja le bruit lugubre et lent
De l'airain aux accents funebres
Me dérobe à l'enchantement
Et m'appelle dans les ténebres;
Déja dans un silence affreux,
Sous un long cloître ténébreux,
Que terminent des lampes sombres,
Je vois errer les pâles ombres
Des solitaires de ces lieux.

A travers leur dehors sauvage
Ces lentes victimes du temps,
Ces fantômes, ces pénitents,
Dans un éternel esclavage
Me semblent libres et contents
Sous le poids des fers et de l'âge.

Contents! Hélas! ils n'ont point vu...
O Dieu! si de mon immortelle
Un regard leur étoit connu,
Verroient-ils un bonheur loin d'elle?

Mais vous, que nos déserts épais, Nos tombeaux, notre nuit profonde, N'entourent point de leurs cyprès, Vous, heureux habitants du monde, Qui vivez, qui voyez ses traits,

Pouvez-vous la quitter jamais?
Pour elle votre ame ravie
N'a-t-elle pas trop peu de temps
De tout l'espace de vos ans?
Je voudrois de toute ma vie
Acheter un de vos instants!

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Contraint de dévorer mes peines
Parmi le silence et l'effroi
De ces retraites souterraines,

Toujours seul, toujours avec moi,
Exclus de l'asile ordinaire

Que la nature ouvre au malheur,
Je suis privé, dans ma misere,

De la consolante douceur

De pouvoir répandre mon cœur
Dans l'ame sensible et sincere
D'un fidele dépositaire

De mon éternelle douleur.

Rien n'offre en ce monde sauvage
Ni soulagement ni pitié;
Et, pour en achever l'image,
On n'y connoît point l'amitié.
Si quelquefois moins égarée
La raison me luit un instant,
Et me dit qu'un travail constant
Trompera l'immense durée
Du temps qui fuit si lentement
Pour une ame désespérée ;
Plus forte que tous mes projets,
Bientôt une image adorée

Se fait voir dans tous les objets

De mes crayons,

de mon ciseau

Elle est le guide et le modele;

Sur le tour un essai nouveau Chaque jour lui promet mon zele.

Si je cultive, dès l'aurore,

Ces jasmins, ces myrtes, ces fleurs, C'est pour offrir l'encens de Flore Et les plus brillantes couleurs

A l'immortelle que j'adore.

Quand cette vigne dont mes mains
Guident la seve vagabonde
Répond au soin qui la féconde
Et se couronne de raisins:

<«<Croissez, leur dis-je avec tendresse,
Fruits heureux, embellissez-vous;
Que sur vous l'automne s'empresse
Et vous livre au sort le plus doux!
Défendus par ma vigilance
De mille insectes renaissants,
Garantis de la violence

Et du sagittaire et des vents,
Dans votre fraîcheur la plus pure
Au sein des hivers dévorants,
Vous irez porter mon encens
Et l'hommage de la nature
A la déesse du printemps. »

Ces dons de l'amour et des arts,
Présentés sous le nom du zele,
Seront offerts à ses regards.

Dieux! ils seront touchés. par elle!

Avant que de m'en détacher,

Que des pleurs, des baisers de flamme, Fassent passer toute mon ame

Dans ces dons qu'elle doit toucher!

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