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poétiques. Il commença par la tragédie d'Édouard III, représentée le 22 janvier 1740 : il l'envoya par la poste à Voltaire, qui en trouva le port un peu coûteux, quoiqu'il y eût de très beaux vers. Cette tragédie fut assez bien reçue; mais, comme le remarque La Harpe : « Gresset méconnut la nature de son talent quand ses succès le conduisirent à lui faire << entreprendre une tragédie; il n'y a rien en << lui qui tende au tragique. »

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Voici la derniere phrase de l'avertissement de Gresset sur cette tragédie : « Il faut, dit-il, « s'honorer des critiques, mépriser les satires, « profiter de ses fautes, et faire mieux. >>

Gresset renonça sagement à Melpomene pour Thalie. Le 3 mai 1745 il fit représenter Sidnei, comédie en trois actes et en vers; c'est une espece de drame philosophique, écrit avec élégance, et qui se lit avec plaisir : mais ni Édouard ni Sidnei ne pouvoient tirer l'auteur de la foule des poëtes dramatiques; et sur le théâtre Gresset sembloit encore inférieur à lui-même, lorsqu'enfin il prit aussi sur la

scene une place supérieure par le Méchant, comédie en cinq actes et en vers, représentée pour la premiere fois le 15 avril 1747. Cette piece eut vingt-quatre représentations; on se déchaîna d'abord contre elle, on prétendit reconnoître tout Paris; l'auteur fut accablé de brochures: les journalistes déchirerent l'ouvrage, ils le trouverent languissant ; c'étoit, selon eux, une froide copie du Médisant de Destouches. Qu'est-il arrivé? les brochures et les journaux sont oubliés, et le Méchant est resté au théâtre. C'est la piece dont on sait le plus de vers, et dont le plus de traits sont devenus proverbes. Jamais on n'a si bien pris au théâtre le ton du monde et de la conversation la plus distinguée. Ces nuances de notre langue sont difficiles à saisir pour les étrangers; aussi le grand Frédéric, qui aimoit beaucoup Gresset, avouoit à la représentation du Méchant qu'il étoit bien loin d'en saisir toutes les finesses.

Gresset avoit, en 1740, adressé à ce prince une ode sur son avènement au trône: le nou

veau roi lui avoit fait une réponse que peu de rois sont en état de faire; il lui avoit envoyé à son tour une ode que l'on trouvera imprimée à la fin de cet Essai1. Frédéric ne se borna pas à des compliments poétiques; il fit faire à Gresset les offres les plus brillantes pour l'engager à venir se fixer à Berlin; on croyoit même qu'il l'y avoit décidé aussi Voltaire, dans plusieurs de ses lettres, semble regarder la chose comme faite, et ne le nomme plus que le prussien Gresset; mais celui-ci, trop attaché à la France, trop amoureux de sa Picardie, se contenta d'entretenir de loin en loin avec Frédéric une correspondance respectueuse.

Après le succès du Méchant, Gresset fut un moment l'idole de Paris; il projetoit dès

(1) J'y ajoute deux strophes de l'ode de Gresset, dont l'une inédite vient de m'être communiquée par M. Fayolle, à qui l'on doit une bonne édition de Gresset, en 3 vol. in-18, augmentée de beaucoup de pieces qu'il a publiées pour la premiere fois, et qui sont toutes aussi dans cette nouvelle édition.

lors de se retirer en province. On voit dans ses ouvrages combien il étoit attaché au pays qui l'avoit vu naître; quelque part qu'il pût être hors de la Picardie, il se croyoit presque en exil. Outre ce sentiment profond qui le ramenoit vers Amiens, il croyoit qu'un homme de lettres, connu et répandu, ne peut concilier, dans le tourbillon de Paris, le recueillement du travail et les distractions du monde. C'est un embarras que Voltaire éprouvoit dans le même temps, et qu'il a peint en prose' lorsque Gresset l'a peint en vers.

Ce desir de retourner dans sa patrie ne le quitta plus jusqu'au moment où il put voir son projet accompli. Rentré dans Amiens, il voulut signaler son bonheur par un bienfait. Aidé du crédit du duc de Chaulnes, alors gouverneur de la province de Picardie, il obtint l'établissement d'une société littéraire, érigée en acadé mie des sciences, belles-lettres et arts, dans la ville d'Amiens, en 1750, par des lettres

(1) Lettre à madame de Chambonin.

patentes du Roi, qui l'en nomma président perpétuel. Mais l'esprit d'égalité, d'indépendance, la sorte de fraternité que Gresset savoit être nécessaires à ces associations, l'empêcherent d'accepter ce titre.

Cependant l'éclat du succès du Méchant avoit ouvert à Gresset les portes de l'académie françoise. Le 4 avril 1748 il prit la place de Danchet, traça un portrait honorable du caractere de son prédécesseur, et s'attacha ensuite à développer une these brillante et favorable à l'émulation. Il combattit l'éternel tout est dit, avec lequel on veut arrêter l'essor du génie, et démontra qu'il est encore des progrès à faire dans les lettres et dans les arts, et que le génie ne connoît point de bornes.

Pénétré de cette idée, il étoit lui-même sans cesse occupé de ses travaux, amassoit des matériaux immenses, esquissoit une foule de caracteres, et traçoit de nombreux plans de comédies. Vers 1751 il avoit terminé deux pieces qui lui avoient été demandées pour le spectacle de la cour, l'Esprit à la mode, et l'Ecole

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