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les corrections étoient nombreuses, et les réflexions souvent un peu vives, M. Bertin, pour ménager la susceptibilité de l'auteur, faisoit faire de ces notes une copie extrêmement adoucie; on la transmettoit au président, qui, à son tour, renvoyoit un gros cahier contenant la justification de la plupart des endroits critiqués, et ses répliques à l'Aristarque de province. Il fait beau voir comment cet honnête M. de Rosset se démene pour le salut de ses chers enfants, comment il combat pour la défense de ses hémistiches; et presque toujours il a les plus belles raisons du monde pour ne pas adopter les corrections de l'ami, qui au reste lui fut toujours inconnu. Le tout revenoit à M. Bertin, qui examinoit les pieces du procès, jugeoit les critiques et contre-critiques, et souvent introduisoit des vers de sa façon, qui ne sont pas toujours les plus mauvais du poëme.

Toute cette controverse littéraire, conservée dans le cabinet du ministre, est maintenant en ma possession: elle fut après sa mort

vendue en vente publique ; et c'est ainsi que je l'ai acquise, avec quelques autres fragments aussi de la main de Gresset.

Comme ce travail fut assez considérable, et qu'il occupa Gresset près de deux années entieres, j'ai cru devoir en faire ici mention, mais mention seulement, sans rien citer de ces volumineux manuscrits; tandis que si le poëme de M. de Rosset occupoit un plus haut rang dans la littérature, s'il s'agissoit d'un de nos chefs-d'œuvre, il seroit aussi curieux qu'instructif de voir comment avant l'impression il auroit été critiqué, retourné, corrigé par un de nos maîtres, d'autant plus à son aise dans ses critiques, qu'un rigoureux incognito l'isoloit complètement de l'auteur. On aimeroit à suivre Varron donnant les motifs des changements et corrections qu'il crut devoir faire au poëme délaissé par Vir gile; mais, pour que le compte rendu d'un tel travail eût un véritable intérêt, il faudroit qu'il y fût question d'une Enéide.

On a prétendu que Gresset avoit achevé les

quatre Facardins, mais il ne paroît pas qu'il s'en soit jamais occupé; au moins n'est-il resté dans ses papiers aucunes traces d'un tel travail: ses amis se souviennent seulement de l'avoir plusieurs fois entendu dire que, s'il le vouloit, il feroit des contes assez plaisants pour faire rire Mousseline la sérieuse.

Gresset a dit quelque part que l'éloge des morts ne seroit pas plus utile que la satire des vivants, s'il n'étoit une leçon pour ceux qui restent. Considérée sous ce point de vue, sa vie offre aux gens de lettres plus d'un souvenir, plus d'un exemple utiles. Dans Gresset l'auteur étoit charmant, mais l'homme étoit encore plus estimable.

Né bienfaisant, il avoit consacré à des indigents le produit entier d'une maison de campagne nommée le Pinceau, qu'il possédoit à une demi-lieue d'Amiens, et où il alloit tous les jours en hiver comme en été. Après sa mort on découvrit que, pendant une longue suite d'années, il avoit secouru en secret un grand nombre de nécessiteux. Aussi sa perte

fut-elle regardée dans la ville d'Amiens comme une calamité publique. Le corps municipal et l'académie assisterent à ses obseques. Après avoir célébré sa mémoire dans un discours public, l'académie proposa de nouveau son éloge pour sujet d'un de ses prix; et chargea M. Berruer, sculpteur du roi, d'exécuter enmarbre le buste de son fondateur chéri, d'après un fort beau portrait peint en 1741 par Nattier. A l'inauguration de ce buste, en 1787, M. Boistel de Belloy, membre de l'académie et neveu de Gresset par son mariage avec. une fille de feue madame de Toulle, prononça un discours auquel on doit une partie des faits qui viennent d'être rapportés. A ses obseques avoit été publié ce distique latin:

Hunc lepidique sales lugent, Veneresque pudicæ;
Sed prohibent mores, ingeniumque mori.

On devroit croire qu'après des obseques aussi solennelles, et un empressement aussi marqué pour la possession exclusive des ouvrages que Gresset a laissés inédits, ses cen

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dres seroient honorées d'une espece de culte, qu'un respect religieux consacreroit l'endroit où elles sont déposées ; et qu'enfin Gresset seroit, poétiquement parlant, le Dieu de la ville d'Amiens. Arrivant dans cette ville, que demande l'étranger instruit, ami des lettres et des arts? sont-ce des peintures précieuses, des sculptures, des édifices somptueux? Tout cela se trouveroit dans Amiens comme dans les villes de la belle Italie, de la patrie des arts, que l'étranger y chercheroit d'abord et avant tout le tombeau de Gresset, de l'homme célebre qui seul a suffi à l'illustration de toute cette contrée. Un petit espace, fermé d'une grille, orné d'un gazon bien entretenu, ombragé de quelques arbres funéraires, c'est au milieu de ces objets mélancoliques qu'il espere trouver la tombe de l'aimable poëte: d'avance il voit ce modeste monument du respect et des tendres regrets d'une ville laborieuse et manufacturiere. Où le conduit-on cet étranger empressé? dans une espece de chapelle, devenue une étable, où deux vaches ruminent et

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