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Avant cette transformation prosaïque, un de nos plus aimables trouvères, Marie de France, née en Flandre, mais dont la personne et la vie nous sont entièrement inconnues, avait donné aux traditions armoricaines une forme plus concise. La plupart des poëmes qu'elle a rédigés sous le nom de lais sont des contes héroïques et touchants, empruntés aux souvenirs populaires de la Bretagne. On peut les considérer comme de gracieux épisodes détachés du cycle d'Arthur1.

Chevalerie religieuse; le saint Graal.

Nous n'avons parlé jusqu'ici que des ouvrages qui ont rapport à la partie mondaine de la chevalerie. La partie cléricale a eu pourtant aussi son expression poétique. Le cycle d'Arthur se divise donc naturellement en deux séries : l'une, composée des poëmes proprement dits de la table ronde, dont les principaux sont, comme nous l'avons dit, ceux de Merlin, de Lancelot, d'Ivain, d'Érec et Énide, de Tristan, est surtout inspirée par l'amour chevaleresque et par l'héroïsme guerrier; l'autre a une tendance toute religieuse, toute mystique: son objet, c'est la recherche du saint Graal: le roman de Perceval en est la plus ancienne et la plus parfaite expression'.

Le Graal est le vase avec lequel, au dire des romanciers J.-C. et ses disciples célébrèrent la cène la veille de la Passion. Les anges l'emportèrent au ciel jusqu'à ce qu'ils trouvassent ici-bas une race assez pure pour en devenir dépositaire. Cette famille fut à la fin trouvée : son chef était un prince d'Asie nommé Pérille, qui vint s'établir dans la Gaule et dont les descendants s'allièrent avec ceux d'un prince breton.

Cette légende n'est pas aussi fabuleuse qu'elle paraît l'être : il suffit, pour en sentir la vérité, de substituer la doctrine chrétienne au vase mystérieux, sa poétique image. Partie de

1. Marie florissait au commencement du treizième siècle. Elle passa une partie de sa vie en Angleterre. Il nous reste d'elle quatorze lais, cent trois fables, et quelques autres pièces,-Edition par de Roquefort, 1832, 2 vol. in-8, 2. Chrétien de Troyes le commença à la prière de Philippe d'Alsace, comte de Flandres. Il fut continué par Gauchier de Dordan, et fini par Manessier dans les dernières années du douzième siècle.

l'Asie, son berceau, l'inspiration mystique vint s'allier avec les traditions armoricaines, pour former le cycle curieux dont nous nous occupons.

En effet, les bardes gallois connaissaient déjà un bassin précieux qui « inspirait le génie poétique, donnait la sagesse et découvrait à ses adorateurs la science de l'avenir, les mystères du monde, le trésor entier des connaissances humaines. » Ce vase, orné d'une rangée de perles et de diamants, reposait dans le temple d'une déesse que Taliésen appelle la patronne des bardes1.

Ainsi donc ici encore, comme dans les poëmes relatifs à la table ronde, les matériaux poétiques ont été fournis par les légendes armoricaines. Mais l'esprit qui est venu les animer est entièrement religieux. Il y a dans la forme extérieure du Graal quelque chose de mystérieux et d'ineffable. Pour jouir de la vue même imparfaite du saint vase, il faut être chrétien. Cette relique précieuse est invisible aux infidèles. Outre les biens temporels que procure la contemplation du Graal, tels qu'une perpétuelle jeunesse, une force invincible dans les combats, elle donne au chevalier pieux une certaine joie céleste, un pressentiment du bonheur éternel. Une milice religieuse, composée de chevaliers templistes (allusion évidente à l'ordre des templiers), est spécialement instituée pour la défense du Graal, pour repousser tous les profanes dont le regard pourrait le souiller.

Les règles de cette corporation sont d'une sévérité extrême. Tout chevalier qui en fait partie doit être un modèle de sainteté et de vertu. Tout amour sensuel, toute union même légitime est absolument interdite. Enfin l'empreinte d'une main sacerdotale est visible dans le respect profond que les chevaliers templistes portent toujours aux prêtres. Pour eux, tout homme une fois tonsuré est un roi véritable, plus digne d'obéissance que tous les rois du monde. Tels sont les principaux caractères de cette fiction: ils ne laissent aucun doute sur l'esprit qui en a inspiré les développements.

Ainsi apparaît dans les récits épiques, comme dans toute

4. Taliésin. Myvyrian, t. I, p. 47 et suiv., 37, 45.

la vie du moyen âge, le sceau éclatant de l'Église. En vain la poésie chevaleresque a voulu se soustraire à sa domination sainte. Semblable à ses vaillants paladins, elle revient, après mille aventures, frapper à la porte du monastère, et terminer ses jours agités par toutes les passions du monde, dans le recueillement et la dévotion mystique du cloître.

L'autre élément du cycle d'Arthur, la tradition celtique et chevaleresque, n'est pas moins admirable par sa persévérante longévité. Il fallait qu'il y eût quelque chose de bien poétique dans cette invention de la table ronde, pour avoir vécu à travers mille transformations dans la mémoire des hommes et dans les œuvres des poëtes. Dante lui emprunte un trait de son délicieux épisode de Francesca da Rimini; Pulci, Boiardo et Arioste y puisent à pleines mains leurs charmantes fictions : le Tasse, outre l'inspiration chevaleresque et le merveilleux si intéressant de son épopée, lui doit l'idée première d'Olinde et Sophronie. Chaucer lui fait de nombreux emprunts pour ses Contes de Canterbury; Spencer en reflète les plus douces couleurs dans son harmonieuse et chaste Fairy-Queen. Walter Scott était nourri de nos poëmes chevaleresques. Shakspeare leur a emprunté plusieurs sujets, entre autres le roi Lear1. La première tragédie de l'Angleterre, le Gordobuc de Thomas Sackeville, a la même origine. Milton avait fait des romans de la chevalerie le charme de ses jeunes années. C'est en Allemagne que le sujet du Graal a été développé avec le plus de sympathie. Le mysticisme du génie allemand devait accueillir avec complaisance ce mystique symbole. La France, après avoir longtemps oublié et dédaigné le cycle d'Arthur qu'elle avait créé, s'en est souvenue tout à coup au milieu des jours de sa splendeur classique. De Tressan en a redit les aventures au dix-huitième siècle, en les déguisant, il est vrai, sous le spirituel anachronisme

4. L'histoire du roi Léar était d'abord racontée d'un empereur romain dans le Gesta Romanorum. Geoffroy de Monmouth, et après lui l'auteur de Perceforest l'attribuent à Leyr, un des monarques de la Grande-Bretagne descendants de Brutus.

2. « I will tell you whither my younger feet wandered: I betook me among a these lofty fables and romances which recount in solemn cantos the deeds of knighthood. »

de son style; Creuzé de Lesser nous les a racontées avec plus de talent et de charme. Il en est de cette vivace fiction comme de la plante merveilleuse qui naquit sur le tombeau de Tristan, et qui, grimpant le long des murs du monastère, redescendait en touffes odorantes sur la pierre sépulcrale de la reine Iseult, sa bien-aimée. Trois fois le roi Marc, qu'avaient offensé leurs amours, en fit arracher les racines, mais, toujours la plante obstinée reparaissait avec l'aurore et ombrageait les deux tombeaux de sa verdure et de ses fleurs.

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Si c'est le propre de l'épopée de reproduire, comme un vaste miroir, la physionomie de l'époque qui l'a créée, les poëmes du moyen âge, considérés dans leur ensemble comme une grande œuvre collective, remplissent admirablement ce programme. Ces fictions, plus vraies que l'histoire, expriment ce que l'histoire néglige elles peignent l'esprit, les mœurs, l'aspect général du temps, tout ce qui s'efface et disparaît dans les froides chroniques. Nous avons déjà vu s'y dessiner tour à tour les traits caractéristiques de cette époque; dans les poëmes carlovingiens, la féodalité avec sa turbulente valeur, ses guerres privées, ses insurrections contre le pouvoir central, ses luttes contre les Sarrasins; dans le cycle d'Arthur, la chevalerie, tour à tour galante et dévote, espèce de lutte d'influence entre le cloître et le château.

Mais l'épopée du moyen âge ne se borne pas à reproduire les traits de la société française; elle en indique encore les

origines, au moins par la nature des sujets qu'elle traite. Ainsi l'élément germanique est principalement représenté par les sujets carlovingiens, l'élément celtique par les sujets bretons.

Il serait étonnant que l'antiquité gréco-latine, qui formait toujours le fond de la civilisation et de la langue du moyen âge, n'eût pas fourni à ses poëtes le sujet d'une partie de leurs chants. Elle a, en effet, payé un riche tribut à la verve épique de nos trouvères. Mais ici encore, comme dans le cycle qui vient de nous occuper, la matière fournie par l'ancien monde a reçu, après sa nouvelle fusion, l'empreinte cominune du moyen âge. C'est sous ce rapport seulement qu'elle doit nous occuper. Rien de plus curieux, en effet, que de voir les riches débris de l'art antique perdre leur forme élégante et classique sous la main du gothique architecte. Rien n'exprime mieux la force vitale du génie romantique que de le voir s'emparer ainsi de sujets grecs et latins sans se laisser dominer par leur admirable forme.

Ulysse dans la tradition populaire.

Le premier exemple d'une fiction inspirée par les souvenirs de l'antiquité est des plus curieux : c'est l'histoire d'Ulysse déguisée sous des noms et des circonstances modernes, et attribuée à un seigneur des environs de Toulouse, nommé Raymond du Bousquet. Elle se trouve dans une légende languedocienne du onzième siècle, analysée par Fauriel1. Minerve est remplacée par Sainte-Foi, qui, après une tempête de trois jours, arrache le héros au naufrage et le ramène dans sa patrie. Pénélope a perdu sa constance avec son nom; elle a prêté l'oreille à un prétendant, qui ne l'est déjà plus, quand Raymond revient inconnu dans son Ithaque. Le comte se cache dans la demeure d'un paysan qui lui est resté aussi fidèle qu'Eumée au fils de Laërte. C'est là qu'il attend l'heure où il pourra chasser l'intrus et reconquérir son domaine. Enfin, ce qui ne peut être une ressemblance fortuite, Raymond est re

1. Romans provençaux (1x* ¡eçon).

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