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connu, dans un bain, à la circatrice d'une blessure, comme Ulysse par sa nourrice Euryclée. Ce dernier trait appartient aux mœurs grecques et ne saurait avoir été imaginé au onzième siècle. Pour compléter l'analogie, le narrateur ajoute, dans une espèce de post-scriptum, une particularité qu'il a omise dans la suite du récit; il raconte que les pirates qui s'étaient rendus maîtres de Raymond, lui firent boire une potion tirée d'une plante magique, qui avait pour effet de faire perdre à ceux qui en goûtaient le souvenir de leur patrie et de leur famille. On voit que la poétique fiction du lotos vivait encore dans la mémoire du peuple. Car ce n'est point par la transmission savante des écoles que l'histoire d'Ulysse a pu se perpétuer ainsi en s'altérant. Elle s'est propagée comme se conservent chez nous certaines aventures chevaleresques, par la tradition orale, par les contes dont les mères amusent la curiosité de l'enfance.

Cause de la vogue des sujets classiques.

Ce fut vers la fin du douzième siècle ou au treizième que la poésie française commença à redire les noms à jamais glorieux d'Ilion, d'Hector, d'Alexandre. Nul doute que les trouvères qui alors discréditaient partout les jongleurs, et prétendaient que

Ces trovéors bâtards font contes abaisser 1,

ne cherchassent dans les souvenirs confus de l'antiquité le double avantage de faire briller leur supériorité classique et d'offrir un thème nouveau à la curiosité des auditeurs. Ils disaient avec une certaine satisfaction :

Cette ystoire n'est pas usée,
Ni en guère de lieux trouvée,
Jà écrite ne fut encore 2.

Ils s'écriaient aussi, en paraphrasant à leur manière l'odi profanum d'Horace :

Or s'en aillent de tous mestiers,

4. Alexandre et Lambert li Cors, Poëme d'Alexandre le Grand, 2. Benoît de Saint-More, Histoire de la guerre de Troie.

Se il n'est clers ou chevaliers :
Car autant peuvent écouter
Comme les ânes au harper 1,

Mais, outre les calculs personnels des poëtes, il faut voir dans le succès des sujets antiques un changement et un progrès chez leur public. De même qu'en quittant Charlemagne pour Arthur, l'épopée avait marqué, pour ainsi dire, par un changement de dynastie, l'avénement d'une idée nouvelle, la chevalerie; ici, le choix des sujets gréco-romains annonce un pressentiment lointain et confus de la Renaissance, un avantgoût de Dante et de Pétrarque. La tradition latine indique ainsi, ce que nous verrons mieux encore dans un des chapitres suivants, qu'elle n'est point morte pour s'être effacée, qu'elle sommeille au fond des cloîtres, toute prête à renaître quand les temps seront venus. Elle fait ici un premier mouvement, une première tentative bien faible encore pour rentrer dans la société laïque, pour amener peu à peu ce qui doit constituer un jour l'éternelle beauté de la littérature française, je veux dire la fusion du goût antique et de l'inspiration moderne.

Telle est évidemment la pensée d'un de ces trouvères. Je m'étonne, dit-il, que personne n'ait encore écrit ces histoires en langue d'oil, car peu de gens entendent le latin : il y a plus de laïques que de lettrés:

Moult me merveil de ces clercs sages
Qui entendent plusieurs langages,
Et n'ont pas traduit cette histoire
Que nul ne tient en sa mémoire :
Je ne dis pas qu'il n'ait bien dit

Celui qui en latin la mit:.

Mais y a plus laiz (laïques) que lettrés;
Si le latin n'est translaté,

Guère ne seront entendant.

Pour ce je veux dire en roman

Les trouvères du cycle gréco-latin s'occupèrent d'abord de

4. L'auteur anonyme du Roman de Thèbes.

2. Hugues de Rotelande, trouvère qui vivait à Credenhill, en Cornouailles, dans la seconde moitié du douzième siècle.

la guerre de Troie. C'était pour ainsi dire encore un sujet national. Presque toutes les nations de l'Europe voulaient descendre des Troyens. On rattachait à cette guerre l'expédition des Argonautes, qui devait plaire singulièrement à une époque où les croisades entraînaient de nouveaux conquérants vers les contrées lointaines de l'Asie. On chantait aussi la guerre de Thèbes, sujet populaire au moyen âge, depuis que Stace, l'auteur de la Thébaïde, passait pour s'être converti au christianisme.

Ce n'était pas d'après Homère que les trouvères redisaient le siége de Troie : l'Iliade n'était point connue, et son auteur, dont on ne citait que le nom, était regardé comme un grossier imposteur. Les récits de la guerre de Troie qu'on acceptait comme véridiques, et où nos poëtes puisaient à pleines mains, étaient les ouvrages attribués à Darès le Phrygien et à Dictys de Crète. Le premier était un prêtre troyen, dont Homère fait mention on prétendait qu'il avait rédigé l'histoire de la destruction de sa ville natale. Cette croyance remontait bien au delà du moyen âge: Élien nous affirme que l'histoire de Darès le Phrygien existait de son temps. Un obscur écrivain, postérieur au siècle de Constantin, profitant de cette tradition, rédigea un informe tissu de fables, qu'il donna pour une traduction de Darès par Cornélius Nepos. Ce qu'il y a de piquant dans ce travail, c'est la préface que le prétendu Népos adresse à son ami Salluste, et où il affirme qu'il a découvert un manuscrit de la propre main de Darès.

L'ouvrage de Dictys de Crète formait la contre-partie et en quelque sorte le correctif de celui de Darès : c'était le Grec parlant après le Troyep. Dictys était un soldat d'Idoménée qui avait suivi son prince au siége de Troie. Sous le règne de Néron avait eu lieu en Crète un tremblement de terre, et cette catastrophe, à la fois terrible et bienfaisante, avait renversé la ville de Gnosse et mis à découvert le coffre où dormait, dans le tombeau de l'écrivain crétois, son précieux manuscrit. Les trouvères du moyen âge, s'appuyant sur des autorités si compétentes, ne pouvaient manquer d'être parfaitement renseignés.

Ces deux originaux jouissaient d'un avantage considérable à cette époque : ils avaient supprimé toute la partie mytholo

gique de la fable d'Homère, et ils laissaient ainsi le champ libre aux fictions de la chevalerie. Nos trouvères ne s'en firent pas faute, ils donnèrent impartialement la colée à tous les héros grecs ou troyens : tous devinrent des chevaliers pleins de valeur et de galanterie. Achille et Hector brillent au premier rang, comme dans Homère, mais d'une tout autre façon. Thersite est devenu un nain. Les remparts de Troie sont en marbre, et le palais de Priam est un château enchanté. Seuls, Anténor et Énée ont peu à se louer des poëtes descendants de Francus et de Brutus. Ils sont les Gannelons de la geste troyenne. Ce sont eux qui introduisent dans leur ville natale le célèbre cheval de bois.

Ces ouvrages, où l'antiquité subit ainsi un travestissement chevaleresque, grâce à l'ignorance des auteurs et au goût décidé de leur public, ont laissé des traces profondes dans les littératures de l'Europe. Quelques grands poëtes modernes ont conservé à ces nobles figures de la Grèce et de Rome la physionomie que nos trouvères leur avaient donnée. C'est ainsi que Shakspeare fait un mélange naïf des événements anciens avec les sentiments du moyen âge; c'est ainsi que Corneille et Racine lui-même nous montrent quelquefois les héros antiques tels que le treizième siècle les avait transmis aux interminables romans du dix-septième.

La guerre de Troie; Médée; Alexandre.

Le premier trouvère qui ait traité de la Guerre de Troie est Benoît de Sainte-More, qui vivait sous Henri II d'Angleterre1. Son œuvre n'a pas moius de trente mille vers, sans compter les vingt-trois mille qui composent son Histoire des ducs de Normandie. Benoît eût pu défier Homère, comme Crispinus provoquait Horace'. Il est vrai que les lignes du poëte normand ne sont que de huit syllabes.

1. Les ouvrages de ce trouvère n'ont point été imprimés dans leur ensemble; M. F. Michel en a publié un extrait dans ses Chroniques anglo-normandes. 2. Horace, Sat. 1, 4.

Crispinus minimo me provocat: Accipe, sodes,
Accipe jam tabulas: dentur nobis locus, hora,
Custodes, videamus uter plus scribere possit.

LITT. FR.

En voici un échantillon qui ne manque pas de grâce :

Quand vint le temps qu'hiver dérive,
Que l'herbe verd point à la rive,
Lorsque florissent les ramel,

Et doucement chantent oisel,
Merle, mauvis et loriol,
Et estornel et rossignol,
La blanche flor pend à l'épine,

Et reverdoie la gaudine;

Quand le temps est doux et souefs (suavis)
Lors sortirent del port les nefs.

Ces descriptions du printemps ont, dans la langue toute jeune du moyen âge, la fraîcheur de la saison qu'elles aspirent à peindre. Nos trouvères semblent avoir senti cette analogie. Le printemps est le plus fréquent et le plus chéri de leurs lieux

communs.

Comme si le travestissement du langage et des mœurs n' n'était pas un passe-port suffisant pour ces nouveaux chevaliers, la poésie du moyen âge les met quelquefois directement en rapport avec les personnages connus de la table ronde, sans doute pour achever leur éducation. Hippomédon, l'un des héros de Hugues de Rotelande, ne manque pas de rendre visite au roi Arthur, en revenant d'entendre Amphion, baron de Sicile, qui, bien qu'un peu sur le retour, a conservé toute sa voix si goûtée des dauphins, et, de plus, acquis de grandes richesses, probablement au métier de troubadour:

Riche homme fut, mais vieux était :
Moult était sage et moult savait;
Et moult était preux et courtois,
Et moult savait des anciens lais.

A la différence de la poésie carlovingienne, celle-ci a conscience d'elle-même, elle ne se croit plus l'écho de l'histoire; elle sait qu'elle invente et l'avoue. Hugues convient qu'il ment bien un peu, mais ses confrères en font autant, voir même peut-être ses auditeurs.

Ne mettez pas tout sur mon compte,
Seul je n'ai pas de mentir l'art :

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