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rapproche les hommes et leur apprend à se connaître, c'està-dire à ne se plus haïr. Les chevaliers arabes, c'est l'expression des chroniques, visitèrent les cours des princes chrétiens d'Espagne. Maures et chrétiens apprirent parfois réciproquement la langue de leurs ennemis. Leurs poëtes chantaient des vers dans les deux idiomes et sur les mêmes airs 1. Ainsi, la poésie orientale s'infiltrait peu à peu dans les langues du Midi; et leur imposait, à l'aide du chant, non-seulement ses inspirations, mais son harmonie et ses formes rhythmiques.

Caractère de la poésie des troubadours.

La poésie provençale fut presque toute lyrique. Le génie facile et impatient des troubadours, la vie de plaisirs et d'agitation que menaient la plus grande partie de ces gracieux poëtes, ne leur permettaient guère les longs récits de l'épopée. Leur auditoire lui-même n'avait besoin que d'embellir la vie réelle, et non d'y suppléer par des fictions : il eût dit volontiers à ses chanteurs :

Laissez les longs exploits et les vastes pensées.

Aussi, à l'exception d'un petit nombre d'œuvres épiques, que Fauriel et Raynouard nous ont fait connaître, les seuls monuments de la muse méridionale sont-ils des effusions soudaines du sentiment ou de l'esprit; ils ressemblent moins à des compositions littéraires qu'au bruit mélodieux de cette vie d'amour et de plaisirs, qui passait joyeuse et élégante entre les tournois des châteaux et l'éternelle fête d'un riant climat. Pour produire de pareilles œuvres, il n'était pas nécessaire d'être un grand clerc et de savoir lire : il suffisait d'avoir un

1. Mariana rapporte que, dans le onzième siècle, au siége de Calcanassor, un pauvre pêcheur chantait alternativement, en Arabe et en langue vulgaire, une complainte sur le sort de cette malheureuse ville. Le même air s'appli quait tour à tour aux paroles étrangères et nationales. Villemain, Tableau de la littérature au moyen âge, t. I, p. 131.

2. Gérard de Roussillon, Geoffroy et Brunissende, la Chronique des Albigeois, le Roman de Flamenca, le Roman de Fierabras. Voyez Fauriel, Épopée chevaleresque au moyen áge; et Raynouard, Lexique roman, t. I.

cœur capable d'aimer. Les paroles de ce poétique idiome venaient se ranger d'elles-mêmes en vers harmonieux. Les auditeurs n'étaient pas difficiles pour le choix des pensées. Dans les vers comme dans la nature, l'amour et la beauté se répétaient sans craindre la monotonie. Une idée gracieuse était toujours bien venue, fût-elle une redite. Les dames cueillaient un éloge sur la lèvre du troubadour, comme elles cueillaient une fleur dans leurs gazons, sans s'inquiéter de savoir si toutes les prairies n'en offraient pas de semblables, et si tous les printemps n'en avaient pas prodigué d'aussi belles.

Un des principaux mérites de ces chansons charmantes est entièrement perdu pour quiconque ne peut les lire facilement dans leur langue originale: je veux parler de leur savante harmonie, des combinaisons très-multiples, très-compliquées de ces strophes, des coupes savantes, des cadences symétriques, des retours prévus et longtemps espérés d'une rime sonore. Le rhythme provençal, sous la main des troubadours, se plie et se replie avec une coquetterie pleine de grâce, comme un ruban aux couleurs éclatantes qui flotte, s'échappe et revient dans un nœud artistement formé.

Ce serait une erreur de ne chercher que la pensée dans la poésie lyrique. Le sentiment en est l'âme, et souvent il s'exprime par l'harmonie des mots bien plus que par leur sens. L'ode est une musique qui traduit directement les impressions par des sons. Souvent même, en l'absence du sentiment et de la pensée, la mélodie du langage flatte l'oreille et berce l'esprit dans une vague émotion. L'harmonie des vers s'adresse aux puissances les plus intimes, les plus mystérieuses de notre âme, et son empire est d'autant plus incontestable qu'on ne saurait le discuter. Or, la poésie des troubadours est là presque tout entière. On a pu s'imaginer qu'on traduisait les lyriques grecs et latins : sous le rhythme, il y avait une pensée assez riche encore pour laisser quelque chose dans la main de l'interprète; mais quand, passant à la poésie des troubadours, on a essayé de jeter au creuset ces bulles légères et brillantes qui étaient toutes en surface, et voilaient un gaz saisissable des plus riches nuances de l'arc-en-ciel, on s'est étonné de ne plus rien trouver alors qu'on avait tout détruit.

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J'avoue, dit Raynouard, que j'ai essayé vainement d'en offrir une traduction : le sentiment, la grâce nesse traduisent pas. Ce sont des fleurs délicates dont il faut respirer le parfum sur la plante.

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« Pour jouir, dit Schlegel, de ces chants qui ont charmé tant d'illustres souverains, tant de preux chevaliers, tant de dames célèbres par leur beauté, il faut écouter les troubadours eux-mêmes et s'efforcer d'entendre leur langage. Vous ne voulez pas vous donner cette peine? Eh bien! vous êtes condamné à lire les traductions de l'abbé Millot. »

Nous allons condamner le lecteur à lire les nôtres; heureux quand nous pourrons en dérober quelques-unes à la plume des habiles critiques qui nous ont précédés en traitant le même sujet.

La plupart de ces chants, le lecteur le sait déjà, ont pour objet l'amour. C'est la matière qui souffre le moins de citations. Rien de plus fade, pour les personnes désintéressées dans la question, que des soupirs et des compliments. Les vers d'amour semblent exiger la même discrétion que le sentiment qui les inspire. Choisissons donc parmi ces pièces quelques-unes de celles qui joignent au mérite commun à toutes, l'avantage d'offrir des traits de mœurs ou d'esprit qui les distinguent à nos yeux.

Arnaud de Marveil; Bertran de Born.

Arnaud de Marveil, pauvre serf, qui devint un habile troubadour et s'attacha à la cour du vicomte de Béziers, s'était épris de la comtesse Adélaïde, fille de Raymond V, comte de Toulouse. En chantant, sous un nom supposé, la dame qu'il aimait, il en trace ainsi l'ingénieux portrait :

Tout la peint à mes yeux; la fraîcheur de l'aurore,
Les fleurs dont la prairie au printemps se colore,
Retraçant à mes sens ses agréments divers,
M'excitent à chanter sa beauté dans mes vers.
Je puis, grâce aux flatteurs dont notre siècle abonde
L'appeler sans péril la plus belle du monde.
Si l'on n'offrait ce titre à qui ne peut charmer,
Le donner à ma dame eût été la nommer.

Un autre troubadour célèbre, dont M. Villemain a raconté d'une manière intéressante la vie aventureuse et la turbulente humeur, Bertran de Born, l'infatigable batailleur, qui excita les deux fils du roi d'Angleterre, Henri II, à se révolter contre leur père; qui perdit deux fois son château, et que Dante rencontre dans son Enfer portant lui-même à la main sa tête ensanglantée, qui semble menacer et maudire encore1, donne quelquefois un singulier relief à ces chants d'amour par un mélange heureux de sentiments guerriers et d'images empruntées à la vie féodale. Témoin la pièce suivante où il se justifie, de la manière du monde la plus originale, du soupçon d'infidélité :

Je sais le mal qu'en leurs propos menteurs,
Ont dit de moi vos perfides flatteurs.
Dame, pour Dieu! ne les en croyez mie.
N'éloignez pas votre tant loyal cœur
De votre bon, fidèle serviteur,
Et de Bertran soyez toujours l'amie.

Au premier jet perdant mon épervier,
Je veux le voir fuir devant le gibier;
Que sur mon poing un faucon me le plume,
Si seul pour moi votre parler n'est doux,
Si mon bonheur est ailleurs qu'avec vous,
Si, loin de vous, douceur n'est amertume.

Qu'ayant au col mon écu suspendu,
Par un grand vent je trotte morfondu,
Qu'un dur galop me broie ainsi que l'orge;
Qu'ivre et maussade un sot palefrenier
Casse la bride et lâche l'étrier,

Si vos flatteurs n'ont menti par la gorge.

Quand je m'approche à table pour jouer,
Que je ne puisse y changer un denier,
Que par une autre elle soit retenue,
Que tous les dés me soient dés malheureux,
Si d'autre femme oncques fus amoureux;
Si, fors la vôtre, une amour m'est connue.

1. Inferno, canto XXVIII.

Que je vous laisse aux bras d'un étranger,
Pauvre benêt, sans savoir me venger;
Qu'un vent heureux à ma nef se refuse,
Qu'en cour du roi me batte le portier,
Que du combat je parte le premier,
S'il n'a menti le lâche qui m'accuse.

Cours d'amour; tensons; odes guerrières.

La forme la plus piquante dans laquelle les Provençaux composèrent la chanson d'amour, ce fut le tenson ou le jeu parti, dialogue entre deux troubadours, espèce de tournoi poétique auquel ils se provoquaient en présence des dames et des chevaliers. « Les tensons, dit Jean Nostradamus, le biographe naïf des troubadours, le père du fameux astrologue, estoient disputes d'amours, qui se faisoyent entre les chevaliers et dames poëtes entreparlants ensemble de quelque belle et subtile question d'amours, et où ils n'en pouvoient accorder, ils les envoyoyent pour en avoir la deffinition aux dames illustres présidentes, qui tenoyent cour d'amour ouverte et plénière à Signe et à Pierrefitte, ou à Romanin ou à autres, et là-dessus en faisoyent arrêts qu'on nommoit lous arrests d'amours. »

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L'existence de ces curieux tribunaux a été mise hors de par les recherches du savant Raynouard. Il en a reconnu des traces incontestables depuis la première moitié du douzième siècle jusqu'après le quatorzième. Maître André, chapelain de la cour de France, qui vivait vers l'an 1170, en parle, dans un traité écrit en latin, comme d'une institution déjà fort ancienne, et en fait remonter l'origine à l'un des chevaliers d'Arthur. Les dames avaient, comme il est juste, la haute main dans ces galantes cours. Ce sont elles qui président, elles qui écoutent les plaideurs. Les arrêts sont rendus en leur nom de dominarum judicio, dit le grave chapelain Audré. Il cite même, en fidèle historien, les noms maintenant obscurs des plus illustres conseillers. Dans une autre liste donnée par Nostradamus, espèce d'almanach royal du palais d'amour, nous remarquons, comme faisant partie d'une cour d'Avignon, Laure de Noves, femme de Hugues de Sade

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