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Cependant les anciens monastères travaillaient à l'éducation de l'Europe d'une manière moins bruyante, mais non moins efficace. Les Cisterciens ne possédaient point d'écoles publiques, mais ils avaient la chaire chrétienne et la remplissaient avec une scrupuleuse orthodoxie. Un de leurs religieux venait-il à y laisser échapper une erreur, aussitôt les chefs de l'ordre lui interdisaient la prédication; on lui ôtait ses livres, ses tablettes, son papier; on lui défendait de jamais écrire. Dans l'intérieur du cloître, on se livrait avec zèle à la transcription des livres. C'est aussi l'occupation spéciale dont les Chartreux entremêlaient leurs longues austérités. Les chanoines Prémontrés mettaient leur gloire à former de riches bibliothèques. Émon, un de leurs abbés, copia, avec l'aide de son frère, tous les auteurs de théologie, de scolastique et de droit qu'ils purent rencontrer dans le cours de leurs études. C'était une honte pour un couvent de n'avoir point de bibliothèque. Cette opinion s'était formulée en une espèce de proverbe, où une consonnance ingénieuse faisait ressortir l'analogie des idées : « Monastère sans livres, place de guerre sans vivres, disait-on. Claustrum sine armario, quasi castrum sine armamentario. »

Il nous reste à pénétrer dans l'enceinte des écoles, dans l'intérieur des monastères; à examiner l'instruction qu'on y donnait, les travaux littéraires qui en sont sortis et les hommes distingués dont ces établissements ont légué les noms à l'histoire.

CHAPITRE XV.

TRAVAUX DE LA SOCIÉTÉ CLERICALE.

Trivium; Quadrivium; Scolastique. Grands docteurs catholiques.

L'imitation de Jésus-Christ.

Trivium; Quadrivium; Scolastique.

Les rares débris de la science gréco-latine, recueillis après l'époque des invasions barbares, avaient été réunis en un double faisceau, et formaient un cours d'étude où les arts libéraux étaient réduits à sept. Les trois premiers degrés de cette échelle de l'enseignement étaient la grammaire, la rhétorique et la dialectique, c'est ce qu'on appelait le trivium : les quatre échelons supérieurs contenaient, sous le nom de quadrivium, l'arithmétique, la musique, la géométrie et l'astronomie. Cette classification rationnelle d'un savoir trèsincomplet répondait assez bien à la division moderne des lettres et des sciences. Le moyen âge ne l'avait pas inventée; on la trouve dans Philon, dans Tzetzès, qui l'avaient probablement reçue des pythagoriciens. Ce fut par Cassiodore et Martianus Capella qu'elle s'introduisit dans les écoles de l'Occident. Cet enseignement suffit abondamment aux efforts des écoles carlovingiennes; le moyen âge y apporta d'importantes modifications. La science chrétienne par excellence, la théologie, dut se créer dans les écoles une large place; la dialectique, lasse de remuer de vains mots, se sépara de la grammaire pour s'attacher à la théologie. De cette union naquit une science toute nouvelle, qui joua le plus grand rôle dans l'époque dont nous parlons, rendit à l'intelligence humaine un objet sérieux, lui créa une gymnastique puissante, mais l'égara trop souvent à la poursuite de vains fantômes : je veux parler de la scolastique.

La scolastique est le premier symptôme du réveil de la raison humaine; c'est la première atteinte que le libre exa

men porte à l'autorité. Non que la liberté renaissante ait déjà conscience d'elle-même; les dialecticiens du moyen âgè n'attaquent point, pour la plupart, les croyances religieuses : ils réclament seulement le droit de les prouver. La philosophie se borne au rôle modeste d'ordonner, de régulariser des croyances qu'elle n'a pas faites, en attendant le moment où elle pourra chercher elle-même la vérité à ses risques et périls. La scolastique n'est donc que l'emploi de la philosophie comme simple forme, au service de la foi et sous la surveillance de l'autorité religieuse1.

La théologie naissante s'était occupée exclusivement de recueillir, sur chaque question, des passages de l'Écriture et des Pères. Ses modestes auteurs s'étaient bornés à transcrire, à compiler. Bède, Raban ne font guère qu'extraire les opinions des grands docteurs des six premiers siècles. A partir du onzième siècle, le caractère des études religieuses changea complétement; au treizième, on se moquait des docteurs qui étudiaient encore l'Écriture sainte, et qu'on appelait par dérision les théologiens à Bible. On substituait à leurs recherches les conclusions que produisait une subtile dialectique appliquée aux principes généraux du catholicisme. La foi donnait le point de départ, la logique marchait de conséquence en conséquence, et arrivait au dogme à force de syllogismes. Les innovations de cette méthode ne passèrent point sans opposition. Un partisan de l'ancienne théologie comparait spirituellement les aspérités de la scolastique à des arêtes de poisson qui piquent au lieu de nourrir. Il faut bien se garder, disait un autre, de planter la forêt d'Aristote auprès de l'autel du Seigneur, de peur d'obscurir encore les saints mystères de la foi. Ils n'aimaient pas non plus ces bruyantes discussions qui semblaient déjà menaçantes pour l'orthodoxie. Les eaux de Siloé coulaient en silence, disaient-ils, et l'on n'entendit ni le bruit du marteau ni celui de la cognée, quand Salomon construisit le premier temple de Jérusalem. Il y eut même un docteur, Hélinand, qui osa blasphemer contre Aristote, au point de le mettre au nombre des mons

4. Voyez Cousin, Histoire de la philosophie moderne, vie leçon

tres de la nature. Les dialecticiens ne prêtaient que trop le flanc aux critiques et au ridicule, par l'absence d'idées et le luxe de minuties dont brillaient leurs argumentations. Jean de Salisbury nous raconte avec une malicieuse bonhomie l'histoire de son initiation aux mystères de la scolastique. On croit quelquefois entendre Socrate aux prises avec le sophiste Euthydème. Jean avait suivi la foule et couru, comme les autres, aux écoles des nouveaux docteurs. « Curieux, dit-il, de voir la lumière qui n'a été révélée qu'à eux seuls, je m'approche et demande avec une humble prière qu'ils veuillent bien m'instruire et me rendre, s'il se peut, semblable à euxmêmes. Ils commencent par me faire de grandes promesses, et me recommandent en premier lieu de garder un silence absolu.... Quand une longue familiarité m'a concilié leur bienveillance, j'insiste de nouveau, je demande avec force, je conjure avec tendresse qu'on veuille bien m'ouvrir la porté mystérieuse de l'art. Enfin l'on m'exauce: nous commençons par la définition. Mon maître me montre en peu de mots à définir tout ce que je veux: il ne s'agit pour cela que de poser le genre auquel appartient l'objet en question, et d'y joindre les différences substantielles, jusqu'à ce qu'on arrive à une équation parfaite avec la chose définie. Voilà comme j'ai acquis le talent de définir. Nous passâmes ensuite à l'art de diviser. Ici l'on m'avertit que, pour faire de bonnes divisions, il fallait distribuer un genre en ses espèces, ce qu'on pouvait faire commodément au moyen des différences, ou par l'affirmation et la négation. Avez-vous un tout bien complet, résolvez-le dans les parties dont il est composé intégralement; partagez l'universel en individualités et en puissances virtuelles. Est-ce un mot que vous voulez diviser, énumérer ses significations ou ses formes grammaticales. On me montre encore à diviser l'accident en sujets, à énumérer tous les individus qui sont susceptibles de recevoir cet accident, à diviser aussi le sujet en accidents, lorsqu'il s'agit d'assigner la diversité des modifications qui peuvent lui arriver. On m'apprend même à diviser l'accident en coaccidents, quand, relativement à la variété des sujets, on montre qu'ils sont excédants ou excédés.... Ravi de toutes ces belles choses, moi qui

suis un bonhomme d'un esprit peu subtil, disposé à croire sur parole, et peu apte à comprendre ce que j'entends ou je lis, je m'avance bien modestement vers mes maîtres, vers ces grands hommes qui ne daignent rien ignorer, et je leur demande quel est l'usage de tout cela1.

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Quand nos docteurs daignaient descendre des hauteurs de l'abstraction sur le sol uni des applications vulgaires, ils n'étaient pas heureux dans le choix de leurs questions. Pour ne pas prendre ici d'exemples dans le domaine des choses religieuses, ils examinaient gravement si un porc que l'on mène au marché pour le vendre est tenu par l'homme ou par la corde qu'on lui a passée au cou; si celui qui a acheté la chape entière a par cela même acheté le capuce. Comme deux négations en latin valent une affirmation, ils se jouaient sur des négations tellement multipliées, qu'il fallait se servir de pois ou de fèves pour en constater le nombre, et décider si la proposition était négative ou affirmative.

Ces travers, ces puérilités de la dialectique ne sont què l'exubérance du raisonnement qui commence à jouir de luimême, comme les subtilités ingénieuses des troubadours n'étaient que l'ivresse d'une jeune et luxuriante imagination. Ils ne doivent pas nous fermer les yeux sur la portée réelle des hautes questions philosophiques qui surent se faire jour à travers ces disputes. La querelle des réalistes et des nominaux, qui domine tous les autres problèmes de la scolastique, recélait, sous des formes barbares, la renaissance des deux immortelles écoles de l'idéalisme et de l'empirisme. C'était Platon et Aristote ressuscités au douzième siècle.

Le premier de ces philosophes n'était guère connu que de nom des hommes qui reprenaient sa doctrine; mais l'esprit du christianisme en était pour eux une traduction magnifique. La plupart des Pères de l'Église sont des disciples de Platon. D'un autre côté, on n'avait d'Aristote, au douzième siècle, que ce qu'en avait traduit et commenté Boèce, c'està-dire une partie de l'Organum. Ainsi, les deux illustres représentants de la philosophie antique, assez devinés pour

4. Johannis Saresberiensis Metalogicus.

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