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habiletés de quoi on use en France. » Aussi n'épargne-t-il point les leçons, les raisonnements. Ses réflexions ne sont point de ces maximes brillantes ou profondes, à la manière de Tacite, qui concentre la pensée en un trait, et jette çà et là un éclair sur les abîmes les plus cachés du cœur humain. Les conclusions de Commines se développent à l'aise et sans prétention d'éloquence; elles cachent, comme son héros, beaucoup de sens sous une allure vulgaire. Elles sont surtout pratiques et politiques. Il « fait son compte que bêtes ni simples gens ne s'amuseront point à lire ces Mémoires; mais princes ou autres gens de cour y trouveront de bons avertissements, à son avis. » C'est donc à leur usage qu'il commente les événements. Il leur indique, par exemple, les précautions à prendre dans l'envoi et la réception des ambassadeurs; il conseille de ne jamais hasarder une bataille quand il est posşible de l'éviter; il engage les princes à traiter ensemble sans se voir; il montre combien il est dangereux pour les rois de blesser leurs inférieurs par des paroles outrageantes, aux sujets de se faire craindre de leurs maîtres.

Tel est le genre de réflexions qu'affectionne Commines; rien de général, rien de vraiment humain; ses maximes touchent encore à l'expérience personnelle, d'où elles sont nées. Elles n'ont pour sphère que les cours et le gouvernement; audessus, l'auteur ne voit plus que le ciel et une providence fatale, qui le dispense de rien rechercher au delà.

Dans sa narration comme dans sa politique, Commines est peu batailleur. Il ne s'amuse guère à décrire les combats, il lui arrive quelquefois d'enfermer dédaigneusement une grande bataille dans une phrase incidente. Il s'attache à constater le résultat des opérations militaires et les causes qui l'ont amené. Quant à l'effet dramatique du récit, il s'en occupe peu; il le détruit même volontiers par une digression, plus jaloux de raisonner juste que de bien peindre.

Toutefois cet écrivain si insoucieux de la couleur, la rencontre quelquefois en ne cherchant que la vérité. C'est surtout quand il parle du roi Louis XI que son impression involontaire se traduit par les traits les plus expressifs. Quoi de plus frappant que le portrait qu'il trace de ce prince, « qui

s'habilloit fort court, et si mal que pis ne pouvoit; et assez mauvais drap portoit aucunes fois, et portoit un mauvais chapeau, différent des autres, et une image de plomb dessus. > Ailleurs il nous le montre dans ses méditations politiques. Et alla le roi pour se mettre à table, ayant plusieurs imaginations pour savoir s'il enverroit vers les Anglois ou non. Et avant que se seoir à table, m'en dit quelques paroles; car parloit fort privément et souvent à ceux qui étoient plus prochains de lui, et aimoit à parler en l'oreille.... Incontinent qu'il fut assis à table, et eut un peu imaginé (comme vous savez qu'il faisoit, et en telle manière qu'elle étoit bien étrange à ceux qui ne le connoissoient. Car, sans le connoître, l'eussent jugé mal sage; mais ses œuvres témoignent bien le contraire), il me dit en l'oreille que je me levasse.... » Rien n'égale la vivacité comique de la scène où le roi, pour brouiller entre eux ses ennemis, dont il a reçu en même temps les ambassadeurs, fait cacher les uns derrière un paravant, pour qu'ils entendent la manière de penser des autres. « Et le roi se vint seoir sur un escabeau, rasibus dudit ôte-vent, afin que nous pussions mieux entendre les paroles que disoit Louis de Creville et son compagnon.... Louis de Creville commença à contrefaire le duc de Bourgogne, et à frapper du pied contre terre et à jurer saint George, et qu'il appeloit le roi d'Angleterre Blanc-Borgne..., et toutes les moqueries qu'en ce monde étoit possible de dire d'homme. Le roi rioit fort; et lui disoit de parler plus haut, qu'il commençoit à devenir un peu sourd et qu'il le dit encore une fois. L'autre ne se feignoit pas, et recommençoit encore de très-bon cœur. Monseigneur de Contay, qui étoit avec moi en cet ôte-vent, étoit le plus ébahi du monde. »

Malgré le ton simple et en quelque sorte bourgeois qu'affectionne Commines, la vérité d'observation, la vue claire des grands intérêts politiques, arrive quelquefois chez lui jusqu'au plus beau style de l'histoire. Le tableau qu'il trace des résultats de l'administration de Louis XI a une grandeur calme et simple à laquelle l'histoire moderne n'était pas encore parvenue, et qu'elle ne devait guère surpasser. Commines nous présente l'Europe entière soumise à l'influence

du roi, la Bretagne en paix avec lui, l'Espagne contrainte au repos, l'Italie recherchant son amitié. « En Allemagne avoit les Suisses lui obéissant comme sujets; les rois d'Ecosse et de Portugal étoient ses alliés. Partie de Navarre faisoit ce qu'il vouloit. Ses sujets trembloient devant lui. » La religion même semblait abaisser pour ce prince sa majesté vénérable; les objets sacrés quittaient le sanctuaire et venaient dans la chambre du moribond « pour lui allonger la vie. Toutefois le tout n'y faisoit rien; et falloit qu'il passât par là où les autres sont passés. »

Le sentiment moral, qui semble percer sous la dernière partie de cette peinture, manque trop généralement à l'historien de Louis XI. Il est dévot plutôt que religieux; il croit à l'influence de la volonté arbitraire de Dieu plus qu'à l'autorité inviolable du devoir et à la sainteté de la vertu. Commines a bien quelques scrupules à propos des machinations du roi « quant à la conscience; mais il se rassure bien vite en songeant qu'après tout « c'étoit un des plus sages hommes et des plus subtils qui aient régné en son temps. » Dans cet âge où la politique succédait à la force, l'habileté seule préoccupait toutes les pensées et n'y laissait de place pour aucune autre admiration. La politique, dans son enfance, court au succès en droite ligne; plus tard elle tiendra compte de la justice, ne fût-ce que par calcul. On peut dire de la politique, dans ses rapports avec la probité, ce qu'on a dit de la science à l'égard de la religion: naissante, elle nous en éloigne; agrandie, elle nous y ramène. Commines commence à revenir vers la morale, mais il est encore en chemin.

Christine de Pisan et Alain Chartier.

Entre Froissart et Commines se placent, comme transition, deux écrivains dont le mérite explique jusqu'à un certain point la supériorité surprenante de Commines. Christine de Pisan et Alain Chartier, sans être, à proprement parler, des historiens, servent de degré entre le dernier chroniqueur du

4. Liv. VI, chap. x.

moyen âge et le premier des temps modernes1. Christine et Alain sont tous deux poëtes, moralistes, rhéteurs. Ils placent la réflexion à côté du fait, la citation à côté de la pensée. L'un et l'autre aiment et connaissent les anciens. Ils nomment Sénèque, Cicéron, Virgile, qu'ils ont lus; Orphée, Musée et Homère, qu'ils admirent un peu sur parole; Homère qui a cueilli aux arbres de l'Hélicon maint rameau pour faire fluts et flaoits (flageolets) desquels issit chants mélodieux. Tous deux aspirent à quelque chose de plus que la chronique, ils veulent être orateurs et presque philosophes. Dans des cadres empruntés à la poésie contemporaine, dans des songes, des visions, souvenirs du Roman de la Rose, ils font entrer des morceaux oratoires souvent éloquents, surtout chez Alain Chartier, inspiré par le spectacle des malheurs de sa patrie. Le style même de ces deux écrivains prend une gravité, une marche noble et périodique tout à fait inconnue aux prosateurs qui les précèdent. En parcourant le Quadriloge de Chartier, on croit quelquefois lire un auteur moderne habile à couper symétriquement sa période et à opposer entre eux les différents membres qui la composent. C'est sans doute l'ensemble de ces qualités toutes nouvelles qui mérita à Chartier l'hommage non moins nouveau de la dauphine Marguerite d'Écosse (femme du prince qui devint Louis XI), laquelle, ◄ passant avec une grande suite de dames et de seigneurs dans une salle où il étoit endormi, l'alla baiser en la bouche: chose dont s'étant quelques-uns émerveillés, parce que, pour dire vrai, nature avoit enchâssé en lui un bel esprit dans un corps de mauvaise grâce, cette dame leur dit qu'ils ne se devoient étonner de ce mystère, d'autant qu'elle n'entendoit avoir baisé l'homme, ains la bouche de laquelle étoient issus taut de mots dorés2. ». Charles V accueillant à sa cour l'Ita

4. Christine, fille de Thomas de Pisan, née à Venise en 1363, suivit en France son père, devenu astrologue de Charles V; elle épousa Etienne du Castel, et mourut veuve après 1420. Elle a composé beaucoup d'ouvrages en vers et en prose, entre autres la Vie de Charles V.

Chartier, né en 1386, en Normandie, mourut en 1458. Ses principaux ouvrages en prose sont l'Histoire de Charles VII, le Curial (courtisan), l'Espérance et le Quadriloge.

2. Étienne Pasquier, Recherches de la France, liv. V, chap. xvIII.

lienne Christine de Pisan, Marguerite d'Écosse honorant d'un baiser le savant mais un peu pédantesque Alain Chartier, c'est la France avide du savoir antique et saluant de son admiration naïve les premières lueurs de la Renaissance.

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Le théâtre, aussi bien que l'histoire, nous montre la pensée moderne naissant dans le sein de l'Église et s'en séparant à son tour pour commencer une vie indépendante et laïque.

On s'expose à de graves erreurs quand, pour connaître le théâtre d'une époque qui n'est plus, on se contente de l'étudier dans la lettre morte qui semble le contenir. Le drame n'est pas sur le papier du poëte; il est dans l'âme du spectateur, dans l'attente inquiète, dans l'étonnement naïf, dans la terreur, dans la pitié, dans toutes les passions qui s'y éveillent tour à tour. Le poëme écrit n'est que le ressort qui met en jeu cette immense machine, ressort nécessairement approprié aux rouages qu'il doit faire mouvoir. Son seul rôle est d'aller chercher au fond des cœurs les idées qu'y ont déposées l'éducation, les croyances religieuses, les habitudes de chaque jour; de remuer, de combiner ces éléments dramatiques, d'en créer tout un monde d'émotions nouvelles. C'est donc à tort qu'on a dédaigné le théâtre du moyen âge, en parcourant avec nos idées modernes les débris inanimés qui nous en restent. C'était juger un panorama après en avoir détruit la perspective. Certes elles n'étaient pas sans puissance ces œu

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