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A part cet admirable tableau, où manquent toutefois encore la vraisemblance ct la vie du dialogue, il faut avouer que le pinceau de Régnier s'arrête volontiers à la surface des choses. C'est de lui qu'on peut dire qu'il se joue autour du cœur humain. Sa poésie n'a rien de bien profond, de bien philosophique; ce sont les jeux innocents de la satire : ses contemporains l'avaient jugé ainsi. Ce prédécesseur de Boileau était pour eux le bon Régnier; et lui-même nous explique, quoique avec trop de modestie, cette qualification :

Et ce surnom de bon me va-t-on reprochant,

D'autant que je n'ai pas l'esprit d'être méchant.

«

Ce n'est certes pas l'esprit qui manque à Régnier, ni l'enjouement, ni la verve. Mais il est artiste bien plus que moraliste; il s'occupe plus de la peinture que de la leçon. Sa plus belle création, c'est son style; on en a fait un bel et juste éloge en le rapprochant de celui de Montaigne. Régnier est en effet le Montaigne de notre poésie. Lui aussi, en n'ayant pas l'air d'y songer, s'est créé une langue propre, toute de sens et de génie, qui, sans règle fixe, sans évocation savante, sort comme de terre à chaque pas nouveau de la pensée, et se tient debout, soutenue du seul souffle qui l'anime. Les mouvements de cette langue inspirée n'ont rien de solennel ni de réfléchi; dans leur irrégularité naturelle, dans leur brusquerie piquante, ils ressemblent aux éclats de voix, aux gestes rapides d'un homme franc et passionné qui s'échauffe en causant. Les images du discours étincellent de couleurs plus vives que fines, plus saillantes que nuancées. Elles se pressent, elles se heurtent entre elles. L'auteur peint toujours, et quelquefois, faute de mieux, il peint avec de la lie et de la boue. D'une trivialité souvent heureuse, il prend au peuple ses proverbes pour en faire de la poésie, et lui envoie en échange ces vers nés proverbes, médailles de bon aloi, où l'on reconnaît encore, après deux siècles, l'empreinte de celui qui les a frappées1.

4. Circum præcordia ludit. Perse.

2. Sainte-Beuve, Tableau de la poésie française au seizième siècle, t. I, p. 160.

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Le talent de Malherbe a un caractère tout diffèrent1. Moins ingénieux que sage, moins fécond que judicieux, toute son invention consiste à bien choisir, toute sa richesse à se dépouiller à propos. Critique plutôt qu'artiste, c'est à quarantecinq ans qu'il commence sa carrière; son œuvre est un code plus qu'un poëme, et, comme tout législateur, il s'attache surtout à ce qu'on doit éviter. Ainsi que le chef des stoïciens, il prend pour devise: abstiens-toi. Il s'enorgueillit d'être appelé le tyran des mots et des syllabes. Le culte de la langue est sa religion; il la prêche encore au lit de mort à sa gardemalade. Malherbe est sévère dans ses préceptes. Il proscrit en vers l'hiatus, sans circonstances atténuantes, interdit à jamais l'enjambement ou suspension, pose la césure au sixième pied de l'alexandrin, comme une sentinelle impassible, repousse dédaigneusement les rimes trop faciles: rien ne sent plus son grand poète que de rimer difficilement. Désormais plus de licence en poésie; plus d'inversions hasardées; les vers bien faits seront beaux comme de la prose. La gloire de Malherbe c'est d'avoir connu le premier en France le sentiment et la théorie du style, d'avoir fait sciemment ce que Régnier exécutait par instinct, S'il procéda surtout par négation, c'est que son époque, non moins que son génie, lui en faisait une nécessité. La richesse était faite dans la poésie, il n'y manquait que l'ordre, cette seconde richesse. Malherbe inventa le goût: ce fut là sa création. Dans les matériaux confus qu'avaient entassés ses devanciers, il fit une langue noble, par choix et par exclusion. Le principe qui présida à ce triage atteste sa haute intelligence de la vraie nature des langues; il répudia également la cour et le collége, la mode et l'érudition, et prit pour guide l'instinct du peuple de Paris. « Quand on lui demandoit son avis sur quelques mots françois, il renvoyoit ordinairement aux crocheteurs du port au foin et disoit que c'étoient

4. François de Malherbe naquit à Caen vers 1555, et mourut à Paris en 1628. OEuvres odes, paraphrases, psaumes, stances, épigrammes, chansons, lettres; traduction de quelques traités de Sénèqne et du XXXIIIe livre de Tite-Live.-Edition Chevreau, 4723, 3 vol. in-12. Lefèvre, 1825, 1 vol. in-8.

ses maîtres pour le langage1. » Il rejeta également tous les patois admis avec trop d'indulgence par Ronsard. La langue, comme la monarchie, marchait à grands pas vers l'unité. Au précepte, il sut joindre l'exemple, et le caractère de son talent s'assortit merveilleusement avec les exigences de sa raison. Poëte peu fécond, mais correct et laborieux, on le vit gâter une demi-rame de papier pour faire et refaire une stance. On a calculé que, pendant les onze années les plus fécondes de la vie, il n'a composé, terme moyen, que trente-trois vers par an. Cette sobriété de composition, ce respect du lecteur et des lois du style, cette haute idée des difficultés de l'art, était au seizième siècle chose entièrement nouvelle. Aussi quel charme n'éprouve-t-on pas, en quittant Ronsard, Dubartas, d'Aubigné et Régnier lui-même, de rencontrer tout à coup des vers qu'on croirait cueillis d'hier, tant ils ont conservé leur fraîcheur et leur pureté. Malherbe a pour titre de gloire, ou d'avoir deviné la langue de ses descendants, ou de leur avoir imposé la sienne. Il a fait quelque chose de mieux que des stances ou des sonnets, il a accordé l'instrument de la haute poésie, il a rendu possibles Corneille, Boileau et Racine2.

1. Vie de Malherbe, par Racan.

2. Nous avons parlé plus longuement de Régnier et de Malherbe, dans notre Tableau de la littérature française au dix-septième siècle, p. 144, 199 et suivantes. M. Sainte-Beuve a donné une nouvelle et très-remarquable étude sur Malherbe dans le 4 numéro de la Revue européenne (15 mars 1859).

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La première moitié de notre grand siècle semble d'abord être toute espagnole. L'influence littéraire de l'Espagne survivait à sa puissance politique: c'était l'écho de sa gloire. Depuis Charles-Quint, la monarchie catholique, débordant de sa péninsule, avait battu de ses flots toutes nos frontières; sous Philippe II elle avait un moment, à l'ombre de la Ligue, envahi jusqu'au cœur de la France : l'Espagne avait présidé nos états généraux dans la personne de ses ambassadeurs. Henri IV refoula le torrent; il rendit la France à elle-même, et devint par là le plus populaire de nos rois. L'œuvre de nos grands écrivains du dix-septième siècle fut analogue; ils retrouvèrent l'esprit français submergé par les idées étrangères. Une organisation robuste se fortifie dans les crises qui semblaient devoir l'accabler; la France gagna à l'invasion des littératures italienne et castillane. Elle sentit s'éveiller dans son sein le sentiment de l'art, de la beauté, de la grâce. Ses maîtres nouveaux exagéraient un peu la leçon : la France ne l'entendit que mieux. Les anciens seuls eussent été trop parfaits; leur simple et naïve beauté eût moins frappé des yeux encore grossiers. A côté d'eux se placèrent de dangereux mais séduisants modèles, dont les défauts gracieux provoquèrent une plus facile imitation. L'intérêt de cette première période du

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dix-septième siècle, c'est de voir comment le génie national se dégagea peu à peu des éléments hétérogènes qui l'avaient poli, mais qui menaçaient de l'altérer; comment il se montra de nouveau aux yeux de l'Europe, toujours aussi sensé, aussi fin, aussi judicieux, mais plus noble, plus élégant, plus harmonieux qu'au seizième siècle.

Le vainqueur d'Ivry avait chassé de France les Espagnols, mais non pas leurs modes, ni la domination de leurs idées. On ne voyait à Paris que Français espagnolisés. Le costume, la pose, le langage, tout rappelait les fiers soldats qu'on avait si longtemps combattus et admirés. Rien de courtois comme le Français à l'égard de ses ennemis : il les imite en les battant. Barbe pointue, feutre à long poil, pourpoint et haut-dechausses à demi détachés, rubans aux jambes, fraises empesées, telle était la mise des gens comme il faut. On n'entendait dans la bouche des cajoleurs de la cour qu'exclamations et admirations castillanes. Ils réitéraient des JÉSUS-SIRE et criaient en voix dolente il en faut mourir1! Le bon Régnier, si sensé, si français, signale d'un ton moqueur cette conquête nouvelle :

Ami, laissons-le discourir,

Dire cent et cent fois il en faudrait mourir !
Sa barbe pinçoter, cajoler la science,

Relever ses cheveux, dire: en ma conscience!
Faire la belle main, mordre un bout de ses gants,
Rire hors de propos, montrer ses belles dents,
Se carrer sur un pied, faire arser son épée,
Et s'adoucir les yeux ainsi qu'une poupée.

La mode fut plus forte que Régnier, que Sully, que Henri IV lui-même. Le plus français de nos rois endossa bon gré mal gré le noir costume de Philippe II, et sur ses vieux jours il se mit, tout en grondant, à apprendre l'espagnol, comme Caton le censeur avait appris le grec.

1. Mémoires de Sully, II partie, chap. 11. Voyez A. de Puibusque, Histoire comparée des littératures espagnole et Française, t. I, p. 6 et 365, et OEuvres de Math. Regnier, avec les commentaires de Viollet-le-Duc, satire vIII, p. 40,

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