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prétendait fortifier le christianisme en le rappelant à sa source. Ce luthéranisme français aspirait à redresser le dogme sans briser l'unité. Il voulait rester catholique malgré le pape, admettant la hiérarchie, les sacrements, le culte : c'était une réforme toute métaphysique et morale. Sur le terrain des principes elle se rencontrait avec le grand réformateur germanique. Comme lui elle s'abritait des noms de saint Paul et de saint Augustin; comme lui elle effaçait le libre arbitre devant la grace, et formulait avec rigueur le dogme effrayant de la prédestination. Ce christianisme formidable comme la destinée antique, poursuivait d'une implacable haine la nature corrompue par la chute originelle. Talents, arts, sciences, sentiments, vertus mondaines ne lui apparaissaient que comme des vanités ou des crimes. Les bonnes œuvres étaient sans mérites; la grâce seule, donnée ou refusée arbitrairement, faisait les saints. Ainsi la création presque entière, viciée par une faute étrangère, se trouvait exclue à jamais du sein de ce Dieu terrible, de ce Christ aux bras étroits, qui semblait n'être pas mort pour tous. l'Église de Jansénius n'est que l'aristocratie de la grace.

En face de cette école rigoureuse et étroitement logique se plaçait la vieille et simple orthodoxie, telle que la représentera bientôt Bossuet, telle que l'exprimait naguère l'aimable et affectueux François de Sales, indulgent vieillard, écrivain charmant, pour qui la nature était un poétique symbole de la bonté de Dieu, et dont le langage coloré, pittoresque, reproduisait avec moins de vivacité, mais avec plus de grâce et d'onction la langue expressive de Montaigne'. Vraiment catholique et universelle comme le bon sens, l'Église, malgré ses corruptions et ses misères, n'en était pas moins fidèle aux notions éternelles du juste et du vrai. Sans nier la grâce, qui n'est que l'influx perpétuel du Créateur dans la créature, la racine mystérieuse par laquelle les êtres bornés tiennent à l'Etre infini; sans abandonner le dogme de la chute et de la rédemption, qui lui était imposé par la tradition, et qui,

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1. François était né au château de Sales dans la Savoie, en 1560; rut à Lyon en 4612.-OEuvres principales: Introduction à la vie dévote; Traits de l'amour de Dieu, l'Étendard de la sainte croix; sermons, lettres.

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d'ailleurs, pour le philosophe même, serait encore le dogme de la création et du progrès, l'Eglise conservait la foi humaine au libre arbitre, au mérite des bonnes œuvres, à la vocation de tous, c'est-à-dire à l'équité de Dieu. Elle tenait fortement les deux bouts de la chaîne, sans s'effrayer de n'en pas apercevoir tous les anneaux.

Mais en même temps dans le sein de l'Église était une milice active, entreprenante, vouée à toutes les ambitions de la cour de Rome, et qui, dans son incontestable habileté, semblait s'être imposé le problème d'assortir le catholicisme des Grégoire VII et des Innocent III aux nécessités impérieuses des temps modernes : société d'autant plus redoutable que l'innocence, les vertus même de ses membres peuvent devenir, grâce à l'obéissance passive qu'elle exige, l'instrument funeste des plus pernicieux desseins. Au milieu des crimes imaginaires que lui ont prêtés ses ennemis, la Compagnie de Jésus eut un véritable tort envers l'humanité : ce fut d'oublier que le royaume du Christ n'est pas de ce monde, et de profaner la religion, en la faisant servir aux desseins ambitieux de la théocratie. Pour assurer son triomphe, qu'elle confondait orgueilleusement avec celui de l'Eglise, elle fut peu scrupuleuse dans le choix des moyens : elle dit comme Montaigne: Que le Gascon y arrive si le Français n'y peut atteindre. Sachez donc que leur objet n'est pas de corrompre les mœurs ce n'est pas leur dessein; mais ils n'ont pas aussi pour unique but celui de les réformer. Ce serait une mauvaise politique. Voici quelle est leur pensée. Ils ont assez bonne opinion d'eux-mêmes pour croire qu'il est utile et comme nécessaire au bien de la religion que leur crédit s'étende partout et qu'ils gouvernent toutes les consciences. Et parce que les maximes évangéliques et sévères sont propres pour gouverner quelques sortes de personnes, ils s'en servent dans ces occasions, où elles leur sont favorables. Mais comme ces mêmes maximes ne s'accordent pas au dessein de la plupart des gens, ils les laissent à l'égard de ceux-là, afin d'avoir de quoi satisfaire tout le monde 1. »

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4. v Lettre à un provincial.

Au moment où Pascal se retira à Port-Royal (1654), le parti avait besoin d'un si puissant appui. Arnauld allait être condamné en Sorbonne, et le monde qui ne lisait pas les obscures discussions des théologiens, risquait de s'en tenir à la chose jugée et d'accorder gain de cause aux jésuites. Pascal changea l'ordre de bataille. Il s'adressa au public, en appela de l'autorité au sens commun, prétendant qu'il était plus facile de trouver des moines que des raisons. Alors pour la première fois les gens du monde, les femmes furent constitués juges de ces hautes questions. La nécessité de se faire lire et goûter d'un pareil tribunal fit des Provinciales (1656) un chef-d'œuvre. « La brièveté, la clarté, une élégance inconnue, une plaisanterie mordante et naturelle, des mots que l'on retient, en rendirent le succès populaire.... J'admirerais moins les Lettres provinciales, si elles n'étaient pas écrites avant Molière. Pascal a deviné la bonne comédie. Il introduit sur la scène plusieurs acteurs, un indifférent qui reçoit toutes les confidences de la colère et de la passion, des hommes de parti sincères, de faux hommes de parti plus ardents que les autres, des conciliateurs de bonne foi partout repoussés, des hypocrites partout accueillis : c'est une véritable comédie de mœurs1. »

Dans les trois premières Provinciales, Pascal traite la difficile question de la grace, sujet d'autant plus épineux pour lui que son parti défendait le côté étroit et dur du problème, et n'avait en sa faveur que sa franchise, sa logique inflexible et les ambiguïtés tortueuses de ses adversaires. Jusqu'alors ses antagonistes ne sont pas encore précisément les jésuites, mais plutôt leurs complaisants et inconséquents alliés, les dominicains. A partir de la quatrième lettre, Pascal transporte habilement la lutte sur un autre terrain plus favorable pour son parti et plus accessible à tous. C'est la morale des casuistes qu'il attaque, et dès ce moment le bon sens public est entièrement avec lui. Alors se déroule cette liste terrible de propositions jésuitiques, où tous les vices, tous les crimes même trouvent leur justification, où partout le cri de la con

4. Villemain, Discours et Mélanges littéraires; Pascal,

science est étouffé sous la décision d'un docteur. Tour à tour ironique et véhément, Pascal parcourt toute l'échelle de l'éloquence. Il rappelle tantôt l'excellente satire des dialogues de Platon contre les sophistes, tantôt les puissantes philippiques de Démosthène et de Cicéron. « Les meilleures comédies de Molière n'ont pas plus de sel que les premières Lettres provinciales: Bossuet n'a rien de plus sublime que les dernières1. »

Toutefois les Lettres à un provincial n'étaient pas l'œuvre de prédilection de Pascal. Il préparait en silence les matériaux d'un grand ouvrage que la mort ne lui laissa pas le temps d'achever, et dont les débris épars suffisent pour assurer à leur auteur l'admiration de la postérité 2. Pascal voulait aller plus loin que Descartes, et, prenant un lecteur dans l'indifférence et le doute, l'amener docile et fidèle aux pieds de la religion. Élève de Montaigne, tout plein de son esprit et de son style, héritier de Saint-Cyran, dont Singlin et Sacy lui avaient transmis la sombre doctrine, il combine ces deux influences de la façon la plus extraordinaire. Il prétend, par une manœuvre hardie, tourner le scepticisme de son premier maître contre la métaphysique rationnelle, au profit de la foi Zu second.

Il n'y a pour lui ni raison, ni justice, ni vérité, ni loi naturelles. La nature, depuis la chute originelle, est profondément pervertie. La grâce est la seule ressource; la foi, le seul asile de la raison convaincue d'impuissance. Ainsi Pascal passe violemment de Montaigne à Jansénius, sans s'arrêter à Descartes. Mais ce n'est pas chez lui le froid calcul d'un sectaire c'est la conviction douloureuse d'une âme désolée.

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4. Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. xxxvii.

2. Publiés d'abord avec des changements nombreux par la famille et les amis de Pascal, ils ont été recueillis avec exactitude et donnés au public sous leur forme véritable par M. P. Faugère. La nécessité d'une nouvelle édition des Pensées de Pascal avait été démontrée par M. V. Cousin dans un Rapport digne du nom de son illustre auteur.

M. Havet a donné en 1852 une édition des Pensées de Pascal avec une excellente Étude et un très-utile commentaire.

3. Voyez le plan de Pascal dans l'édition de M. Faugère, t. I, p. 372, i l'analyse remarquable du dessein de Pascal par M. Sainte-Beuve, Port-Royal, t. III, p. 336.

L'intérêt immense de son travail, c'est que la vie intime de l'auteur y éclate à chaque pas par des accents d'une vérité profonde. Ses doutes, ses déchirements, ses dédains pour lui-même et pour la raison, ses terreurs religieuses s'y trahissent tour à tour par une éloquence sublime. On a dit justement que c'est avec le sang de son cœur qu'il écrit. Aussi quels éclairs de pensée et de sentiment sillonnent sans cesse ces magnifiques débris! combien cet homme, qui méprisait la poésie ainsi que la philosophie et les sciences, est poëte lui-même par l'éclat de son style! Soit qu'il anéantisse l'homme entre les deux infinis, soit que ce roseau pensant se redresse noblement sous l'univers qui l'écrase, soit que levant les yeux vers le ciel, Pascal se sente tout à coup effrayé par le silence éternel de ces espaces infinis, on reconnaît à chaque page le libre et sincère essor d'une grande âme vers Dieu, et l'on suit l'écrivain avec une anxiété pleine de terreur, à travers ce long drame religieux, dont l'expression morcelée et énigmatique semble encore augmenter la puissance. « C'est par l'âme que Pascal est grand comme homme et comme écrivain; le style qui réfléchit cette âme en a toutes les qualités, la finesse, l'ironie amère, l'ardente imagination, la raison austère, le trouble à la fois et la chaste. discrétion. Ce style est, comme cette âme, d'une beauté incomparable1.

4. V. Cousin, des Pensées de Pascal, avant-propos, p. vif.

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