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tracé, Fénelon ne se borne pas à la poésie, qu'il a bien soin de séparer de la versification; il embrasse dans ses observations l'éloquence et l'histoire, et remonte ainsi naturellement jusqu'aux principes les plus généraux qui dominent tout l'art d'écrire.

CHAPITRE XXXVI.

LES PRÉDICATEURS ET LES MORALISTES.

Bourdaloue et Massillon. Saint-Evremont; La Rochefoucauld; La Bruyère. Prélude du dix-huitième siècle.

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Bourdaloue et Massillon,

Comme Bossuet, quoique à un moindre degré, Fénelon avait jeté un vif éclat dans la chaire chrétienne; comme lui aussi, il nous a laissé quelques sermons qui sont la moindre partie de sa gloire. Parvenus à la maturité de leur génie, ces grands hommes n'écrivaient plus leurs discours, ils n'en traçaient que le plan, le fécondaient par une puissante méditation, et s'abandonnaient, dans la chaire, à l'émotion de leur âme et au contact vivifiant de l'auditoire.

Il n'en fut point de même de deux grands orateurs dont il nous reste à faire ici mention, et qui, par une méthode contraire, parvinrent à des résultats encore plus remarquables dans le genre particulier du sermon. Les deux prédicateurs les plus renommés du siècle de Louis XIV furent Bourdaloue et Massillon', l'un jésuite, l'autre oratorien; et, chose étrange! l'orateur austère, le rigoureux dialecticien fut le jésuite; l'oratorien était insinuant, affectueux et même fleuri. Bourdaloue fit de l'éloquence évangélique un art profond et régulier: c'est l'athlète de la raison combattant pour la foi.

4. Louis Bourdaloue, né à Bourges en 1633, mourut en 1704. Baptiste Massillon naquit à Hières en 1667, et mourut en 1743.

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Dans l'ordonnance de ses preuves, dans le choix des développements, dans l'inépuisable fécondité de sa logique, il a retrouvé ce génie de l'invention qui formait la faculté dominante de l'orateur politique ou judiciaire, faculté peut-être plus rare que cette imagination de style qui s'accorde quelquefois avec l'impuissance de saisir et d'enchaîner les parties diverses d'un ensemble unique. Il est honorable pour le goût de ses contemporains d'avoir aimé cette nerveuse éloquence. Le roi entendit ce Père prêcher dix carêmes de suite : la cour ne parlait que des sermons de Bourdaloue. Loin d'acheter cette faveur par de lâches complaisances, il s'exprimait avec la liberté d'un apôtre et le sentiment populaire d'un réformateur. « Il était d'une force à faire trembler les courtisans, dit Mme de Sévigné2. Il prêcha sur l'Impureté devant l'amant adultère de Mme de Montespan, « frappant comme un sourd, dit-elle encore, disant des vérités à bride abattue, parlant à tort et à travers contre l'adultère; sauve qui peut, il va toujours son chemin. » Il n'est pas moins hardi dans sa morale sociale, et ne ménage pas plus les institutions contraires à l'esprit de l'Évangile. Sous ce rapport, il a recueilli la plus large tradition des Pères de l'Église. Il attaque vivement l'hérédité des emplois, dans l'intérêt même des héritiers incapables. Il veut que les riches, par l'abandon de leur superflu, rétablissent une espèce d'égalité entre eux et les pauvres; il regrette la communauté que voulaient la raison et la nature, et que la corruption humaine a rendue impossible. Ses nobles auditeurs accueillaient d'autant mieux tous ces conseils qu'ils se sentaient, en l'écoutant, moins entraînés à les suivre. Ils entendaient ces belles et froides déductions comme un théorème de géométrie, dont l'existence ne gène en rien les écarts de la volonté.

<< Il est très-capable de convaincre, dit Fénelon; mais je ne connais guère de prédicateur qui persuade et qui touche moins.... il n'a rien d'ailleurs d'affectueux et de sensible. Ce sont des raisonnements qui demandent de la contention d'es

4. M. Villemain, discours d'ouverture du cours d'éloquence française, 4822. 2. Sévigné, 1674.

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prit1. » Cet effort de l'esprit, que Bourdaloue imposait à ses auditeurs, allait quelquefois jusqu'à un intérêt en quelque sorte dramatique. Il m'a souvent ôté la respiration, dit Mme de Sévigné, par l'extrême attention avec laquelle on est pendu à la force et à la justesse de ses discours; et je ne respirais que quand il lui plaisait de les finir pour en recommencer un autre de la même beauté2. » Son débit semblait conspirer avec la sévère impassibilité de sa composition. Son visage était immobile, ses yeux fermés, sa prononciation rapide, sa voix monotone, et ses inflexions toujours les mêmes. Tout dans ses discours était médité, écrit, appris; l'improvisation n'aurait pu trouver place entre les anneaux fortement serrés de cette chaîne.

Massillon récitait aussi, mais il récitait avec charme. Sur la réputation seule de son débit, l'acteur Baron voulut assister à un de ses discours. « Voilà, disait-il en sortant du sermon, voilà un orateur; et nous ne sommes que des comédiens3. » Au moment où Massillon paraissait dans sa chaire, il semblait vivement pénétré des grandes vérités qu'il allait dire; les yeux baissés, l'air modeste et recueilli, sans mouvements violents et presque sans gestes, mais animant sa parole par un ton affectueux et pénétrant, il répandait dans son auditoire le sentiment religieux que son extérieur annonçait. Il ne s'adressait pas au raisonnement comme Bourdaloue, il allait droit à l'âme; mais il l'agitait sans la renverser, la pénétrait sans la déchirer. Il descendait au fond des cœurs pour y sonder ces replis cachés où les passions s'enveloppent, ces sophismes secrets dont elles savent nous aveugler et nous séduire. Pour combattre et détruire ces erreurs, il lui suffisait presque de les développer. Son éloquence pleine d'onction et de tendresse subjugue moins qu'elle n'entraîne; et tout en nous offrant la peinture de nos vices, il sait encore nous attacher et nous plaire. Sa diction, toujours facile, élégante et pure, est partout d'une simplicité noble unie à l'harmo

1. Deuxième Dialogue sur l'éloquence.

2. Sévigné, 1686.

3. L'étonnement de Baron a de quoi nous surprendre. S'attendait-il donc à un résultat différent?

nie la plus douce; et, ce qui met le comble au charme que fait éprouver ce style enchanteur, on sent que tant de beautés ont coulé de source et n'ont rien coûté à celui qui les a' produites 1.

Son Avent et son Carême, prêchés à Versailles devant Louis XIV, sont une suite presque continuelle de chefsd'œuvre. Le Petit Carême, prêché en 1718 devant Louis XV âgé de neuf ans, est peut-être plus remarquable encore par l'union merveilleuse de l'éloquence et de la simplicité. « Il semble, comme le lui dit l'abbé Fleury, en le recevant à l'Académie française, qu'il ait voulu imiter le prophète qui, pour ressusciter le fils de la Sunamite, se rapetissa pour ainsi dire en mettant sa bouche sur la bouche, ses yeux sur les yeux, et ses mains sur les mains de l'enfant. » Le jeune roi goûta fort ces discours, et il en parlait souvent au même cardinal, son précepteur, qui, malgré ses éloges officiels, n'aimait guère plus en Massillon l'orateur que l'oratorien.

Mais quoique mis, par un art admirable, à la portée d'un prince enfant, ces sermons s'adressaient principalement aux hommes chargés de gouverner sous son nom. Massillon connaissait les grands: il savait qu'en général le premier besoin de leur orgueil, c'est de se tenir séparés de la foule. Il leur présenta donc des vues, des motifs, des devoirs qui les ennoblissaient, qui les élevaient encore, et composa avec leur vanité dans l'intérêt de la bienfaisance.

Avec Massillon, l'éloquence de la chaire entre dans une phase nouvelle; sans cesser d'être religieuse, elle devient surtout philosophique. Nous sommes déjà bien loin des sermons où Bossuet faisait parler dans toute leur majesté puissante l'Écriture sainte et les Pères de l'Église. Massillon est moins un apôtre qu'un moraliste, il étudie le cœur humain plus que la tradition de l'Église, et quand ses contemporains s'étonnent qu'un homme voué par état à la retraite puisse faire des peintures si vraies des passions : C'est en me sondant moi-même,' répond-il, que j'ai appris à tracer ces peintures. C'est encore ici l'esprit de Descartes qui se dégage de plus en plus de

1. D'Alembert, Histoire des membres de l'Académie française, t.

p. 8.

l'influence dogmatique. Le style de Massillon subit les conséquences de cette révolution accomplie dans la pensée. Au lieu des traits hardis qui dans Bossuet brillent et jaillissent comme l'éclair, Massillon fait luire une lumière douce et continue, qui s'augmente progressivement jusqu'à ce que la vérité apparaisse dans tout son jour. Souvent il ne présente dans une page qu'une seule et même idée, diversifiée, il est vrai, par toutes les richesses que peut fournir l'expression, mais qui ne se développe cependant qu'avec quelque lenteur. On a comparé son procédé à celui de Sénèque : c'était faire tort à l'orateur français, qui n'insiste pas sur son idée pour faire parade d'esprit, mais pour pénétrer plus profondément dans les cœurs. Il y aurait plus de justice à le rapprocher de Cicéron, à qui toutefois ses sujets permettaient plus de chaleuret de variété.

Les trois grands sermonnaires qui prêchèrent tour à tour devant Louis XIV semblent avoir répondu, par le caractère de leurs talents, aux divers âges du monarque et aux besoins successifs de la société dont il était l'âme. Dans une cour jeune, brillante, passionnée, Bossuet fait éclater la divine parole avec toutes les splendeurs de la plus vive imagination. Il est fort, entraînant, terrible. Dans l'âge de la politique, de la réflexion, de la maturité, Louis entendit les puissantes argumentations de Bourdaloue, qui possédait le talent de raisonner au même degré que Bossuet celui de peindre. Pleine d'intrigues et d'ambitions, tout occupée par conséquent à étudier les hommes, la cour suivait avec plaisir l'orateur qui savait si bien les analyser. Mais quand le malheur vint donner au grand roi des avertissements sévères, une autre voix plus consolante, même dans ses reproches, le conduisit dans la solitude et parla à son cœur. Fatigué de grandeur, d'efforts et de disgrâces, le roi prêta volontiers l'oreille aux leçons de cette douce sagesse qui se voilait d'élégance, de grâce et d'harmonie. C'est elle aussi qui devait clore l'éclatante période de ce règne, en prononçant sur le tombeau du monarque ces sublimes paroles: Dieu seul est grand 1.

. Ainsi commence l'Oraison funèbre de Louis XIV, par Massillon.

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