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cieux démentis. D'Holbach et ses collaborateurs confondirent dans leurs invectives le despotisme monarchique avec la puissance sacerdotale. Jusqu'alors le mot d'ordre philosophique avait été : « Plus de prêtres!» On disait maintenant : Ni prêtres ni rois absolus! Peuples lâches!» s'écriait dans son Histoire des deux Indes le déclamateur Raynal, « imbécile troupeau! vous vous contentez de gémir, quand vous devriez rugir!»

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Voltaire s'effrayait de toute cette fermentation, autant que Voltaire pouvait s'effrayer. Sa crainte prenait quelquefois une teinte de joie sinistre, qui caractérise d'une manière curieuse et l'homme et la situation. « Tout ce que je vois, dit-il dans une de ses lettres, jette les semences d'une révolution, qui arrivera immanquablement, et dont je n'aurai pas le plaisir d'être le témoin. La lumière s'est tellement répandue, qu'on éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux : ils verront de belles choses1. »

Jean-Jacques Rousseau exprimait la même prévision avec une grave et sérieuse éloquence : « Ne vous fiez pas, disait-il, à l'ordre actuel de la société, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu'il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet.... Nous anprochons de l'état de crise et du siècle des révolutions3. »

Écrivains du parti religieux; d'Aguessɔau; Rollin;
Saint-Simon.

Avant de fixer nos regards sur l'homme qui osa opposer, 'comme une digue aux égarements de son siècle, son génie, sa passion éloquente et ses propres égarements, ce grand et malheureux Rousseau, il convient d'examiner quels efforts le parti religieux avait tentés contre l'envahissement des écri

4. Lettre du 2 avril 1764, au marquis de Chauvelin.

2 Émile, liv. III, p. 383 (édition Desoer); voyez aussi la note de Rousseau.

vains de l'école sensualiste, quelles œuvres il avait produites en face de leurs œuvres.

Si l'on cherche dans le parti voué à la défense du catholicisme une controverse véritable, une réfutation directe des principes et des opinions préconisés par les novateurs, on est étonné de son silence ou de sa faiblesse. Nonnotte, Burigny, Houtteville et tant d'autres qui s'attachèrent à combattre Voltaire, étaient ridicules par le défaut de talent, lors même qu'ils avaient raison1. L'abbé Guénée seul, dans ses Lettres de quelques Juifs, se montra digne d'une pareille tâche. Supérieur à Voltaire par la connaissance de la langue et des antiquités hébraïques, il l'égala quelquefois par la vivacité moqueuse de ses plaisanteries. C'était sans doute un beau triomphe que de faire rire aux dépens de Voltaire; mais quand on avait à défendre la Bible et les fondements de la religion, c'était trop peu que le talent de faire rire. D'autres, comme Bergier, réfutèrent les doctrines nouvelles avec force et gravité. Mais ils manquaient de verve, de passion, d'éloquence: ils ne furent pas lus. La France n'avait plus de Bossuet.

Quelques écrivains, sans se livrer à la controverse contre les idées philosophiques, demeurèrent fidèles aux principes de l'orthodoxie, et les exprimèrent plus ou moins dans leurs ouvrages. Il faut placer à leur tête les vénérables restes de la vieille école janséniste, héritiers et continuateurs du dixseptième siècle à travers le dix-huitième, de même que SaintÉvremont, Saint-Réal et autres avaient perpétué sourdement, dans le dix-septième siècle, les traditions sceptiques de l'âge précédent. On doit nommer d'abord le chancelier d'Aguesseau 2, orateur agréable, mais sans génie, « dont l'éloquence tant vantée au palais n'était qu'une rhétorique élégante. Son savoir et sa piété se consumèrent en vaines querelles sur une bulle, et ne servirent pas à défendre les grands principes que des mains hardies commençaient à ébranler3. »

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1. Villemain, Tableau du dix-huitième siècle, t. II, xvire leçon. 2. Né à Limoges en 1688; mort en 1751.- OEuvres principales: Instruc tions à son fils; mercuriales, plaidoyers, requêtes; mémoires, mélanges, méditations et correspondance.

3. Villemain, Tableau, t. I, leçon x.

Nous ne prononcerons qu'avec respect et amour le nom modestement glorieux de Rollin'. Cette vie si pure, si désintéressée, si dévouée à de pénibles devoirs et à d'obscures travaux, cet humble stoïcisme du vrai chrétien, qui, sans ambition, sans espoir ici-bas, suit sans faiblir la ligne tracée par sa conscience, croit tout ce qu'il enseigne et use sa vie à enseigner ce qu'il croit, était sans doute la plus belle et la plus éloquente des prédications. Si le dix-huitième siècle en avait entendu beaucoup de semblables, il ne lui en eût pas fallu d'autres. Remarquons toutefois combien tout alors tendait à une révolution sociale. Rollin, par son enthousiasme naïf pour les vertus républicaines, par ces longs et charmants récits des grandes actions de la Grèce et de Rome, par ce traité si parfait et si pratique d'une excellente éducation nationale, était à son insu l'un des ennemis les plus redoutables du gouvernement corrompu qui pesait à la France. Il travaillait sans le vouloir dans le même sens que Mably et Rousseau. On ne peut louer plus dignement ce grand homme de bien qu'en rapportant les paroles par lesquelles Montesquieu le caractérise « Un honnête homme a, par ses ouvrages, enchanté le public. C'est le cœur qui parle au cœur; on sent une secrète satisfaction d'entendre parler la vertu. C'est l'abeille de la France, »

Rollin fut continué mais non égalé par ses élèves Crévier et Lebeau l'un, sec et froid dans un admirable sujet, l'Histoire des empereurs romains, ne sut pas profiter de Tacite, encore moins le suppléer; l'autre consciencieusement érudit dans. l'Histoire du Bas-Empire, est aride, terne et fatigant comme les querelles du palais dans lesquelles il se renferme. Pour comble de malheur, il rencontra, sur le terrain qu'il avait choisi, la redoutable concurrence de Gibbon, aussi savant, mais mieux savant, bon écrivain, enfin (ce qui décidait alors du succès) philosophe et ennemi de l'Église.

L'histoire fut le champ le moins ingrat pour ses rares soutiens. Nous avons parlé déjà des illustres membres des diver

1. Professeur et recteur de l'Université de Paris; né en 1661; mort en 4741. - OEuvres principales: Traité des études; Histoire ancienne; Histoire

romaine.

LITT. FR.

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ses congrégations religieuses, surtout des bénédictins de Saint-Maur, qui préparaient avec une patiente érudition les matériaux les plus précieux de nos annales, nous avons indiqué les auxiliaires et les successeurs que le changement des mœurs commençait à leur donner, dans la docte Académie des inscriptions. Ici, toutefois, quoique tout fût savant, tout n'était pas profondément orthodoxe. Fréret, avec son immense érudition, était l'appui discret du parti philosophique; le président de Brosse, collaborateur de l'Encyclopédie, esprit sagace et indépendant, mais écrivain circonspect, antiquaire, philologue de premier ordre, était un libre penseur du seizième siècle égaré dans le dix-huitième; Duclos, homme du monde plus encore qu'érudit, à qui seul Louis XV reconnaissait le droit de tout dire, mêlait à de courts et excellents travaux pour l'Académie, ses Considérations sur les mœurs, qui eurent le don de plaire à la cour et aux philosophes, et des Mémoires secrets sur les règnes de Louis XIV et de Louis XV, livre très-remarquable et très-piquant, qui n'a guère perdu de son prix que par l'écrasant voisinage de Saint-Simon1.

Nous venons de nommer le seul écrivain de génie parmi ceux qui se rattachaient aux doctrines de l'âge précédent. Encore les Mémoires du duc de Saint-Simon, restés secrets jusqu'à nos jours', n'appartiennent-ils qu'à la littérature posthume du dix-huitième siècle. Il n'est pas de physionomie plus profondément caractérisée que celle de cet historien grand seigneur, qu'à sa hautaine indépendance, à sa loyauté grondeuse, à son dédain aristocratique pour tout ce qui n'est pas duc et pair, à ses instincts à la fois jansénistes et mondains, on prendrait pour un contemporain de la Fronde. Il n'est pas jusqu'au talent exquis du cardinal de Retz, à ce don de saisir et de peindre les caractères qui n'ait passé en grandissant sous la plume du noble duc. C'est toujours le même frondeur, moins turbulent toutefois, moins gai, mais plus expérimenté, plus pénétrant. Il a vieilli de toute la vieillesse

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de Louis XIV, il a assisté aux funérailles du grand règne, et semble pressentir celles de la royauté. C'est bien l'homme des anciens jours: il ne comprend rien au mouvement nouveau qui l'entraîne à son insu; il ne voit, comme l'a très-bien remarqué Marmontel, la nation que dans la noblesse, dans la noblesse que la pairie, et dans la pairie que lui-même. Il aime et défend la religion, comme une des parties intégrantes de la monarchie qu'il regrette : traitant d'ailleurs assez cavalièrement les évêques qui ne sont pas nés, ou qui n'ont pas de monde, les cuistres violets, comme il les appelle quelque part. Comment comprendrait-il la nouvelle puissance des lettres, lui écrivain aux fières allures, à la diction hardiment négligée, qui ne redoute rien tant que d'être confondu avec ces historiens de profession, préoccupés du jugement de la critique? Il marche librement, va sans crainte et la tête levée, frappant du même coup et les vices hypocrites de la cour et les scrupules impertinents de la grammaire : c'est la suffisance de Scudéry unie au génie de Tacite. Quelle profondeur dans le regard, quelle connaissance des hommes, quelle habileté à démêler et à peindre! Quelle toile que ce livre qui embrasse les dernières années du grand monarque, remonte ensuite au règne de Louis XIII, pour descendre au régent et au cardinal Dubois. Quelle variété et quelle vie dans toutes ces figures! C'est là le véritable Siècle de Louis XIV. Nous ne dissimulerons pas que ces Mémoires renferment bien des longueurs, bien des passages fatigants pour un lecteur impatient. Ces minutieuses expositions des intrigues de cour, ces querelles sur l'étiquette, sur les droits de préséance, sur les honneurs du tabouret, paraissent d'abord sans intérêt comme sans charme; mais cela même est un trait de vérité; ces frivolités monarchiques sont la couleur indispensable du tableau d'une cour. Entre les deux camps ennemis, entre les philosophes et les hommes religieux, nous pouvons placer le jeune Luc de Ciapiers, marquis de Vauvenargues 1. Il appartient aux uns par ses liaisons avec Voltaire et par l'agitation inquiète de sa pensée; aux autres, par les tendances religieuses de son âme,

1. 1715-1747.

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