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La Chaussée écrivait des comédies larmoyantes; Diderot réduisait la tragédie bourgeoise en un hardi système, mais compromettait ses théories par ses œuvres. La poésie sentait le besoin de se rajeunir avec la société, et cherchait en vain des formes nouvelles.

Naissance de la poésie descriptive.

La poésie descriptive fut inventée ou retrouvée à cette époque. Cela devait être : tandis que la philosophie niait l'âme ou la mettait dans la sensation, la poésie devait se placer en dehors de l'âme, et s'occuper à décrire, avec un soin minutieux, les objets extérieurs. C'est alors qu'abusant d'un mot d'Horace, infidèlement cité, on posa en principe que la poésie n'est qu'une peinture. Encore chercha-t-on moins à peindre qu'à disséquer. Au lieu de frapper les yeux par un mot, une comparaison, une épithète bien choisie, la poésie descriptive alla, sur les pas de la science, analyser, énumérer, épuiser tous les détails. C'est ainsi que Saint-Lambert chanta les Saisons dans un sujet où Thomson avait jeté son âme et ses émotions souvent sublimes, il fut généralement sec et froid, comme un grand seigneur qui n'a ni vu ni aimé la campagne. Lemierre décrivit, comme Ovide, les Fastes de l'année; et, au lieu d'animer son sujet par l'expression des sentiments qu'il pouvait faire naître, se borna à raconter en vers les diverses occupations qu'amènent les différentes époques. L'âme du poëte ne fut point le centre de ce monde mobile, qui manqua d'unité, d'intérêt et de vie.

C'est ainsi que la poésie semblait mourir à la suite des croyances. L'univers n'avait plus d'enchantements pour des hommes qui n'y voyaient qu'un habile et froid mécanisme, une combinaison plus ou moins heureuse de la matière; et × la nature était morte à leurs yeux, comme l'espérance au fond de leurs cœurs'. »

Telle était en France la situation de la pensée et des lettres qui l'expriment. Deux partis rivaux se disputaient la direction

1. Nouvelle Héloïse, partie I, lettre xxvi.

morale du dix-huitième siècle; l'un brillant de tous les dons de l'esprit, impétueux, infatigable dans ses attaques, était sec et stérile dans ses désolantes doctrines; l'autre, religieux par tradition, par habitude, plutôt que par conviction, sans chaleur, sans éloquence, défendait faiblement les éternelles vérités dont il se constituait l'arbitre. Entre ces deux armées, la foi à Dieu, à la spiritualité de l'âme, au dogme du devoir et de la vertu, attaquée avec fureur et trop mollement défendue, semblait devoir périr, ou du moins s'éclipser, emportant avec elle les plus pures émotions du poëte et l'élan sympathique de l'artiste, quand s'éleva tout à coup un défenseur aussi puissant qu'inattendu, dont la parole brûlante, pleine d'exagérations, d'erreurs, de contradictions et de sincérité, avait seule toutes les qualités et tous les vices nécessaires pour se faire entendre des hommes du dix-huitième siècle.

CHAPITRE XXXIX.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

Son éducation; sa politique. Sa morale. Sa poésie. Mably.

Éducation de Rousseau; sa politique.

Il ne faut pas demander à Rousseau la consistance et l'impartialité d'un philosophe : lui aussi est un homme de combat et d'action; il ébranle et construit à la fois, et l'effort de la lutte se révèle à chaque instant par l'exagération de ses paradoxes. Cependant il faut le bénir d'avoir senti le besoin de fonder des doctrines positives au milieu de tant de ruines. Rousseau a rendu trois grands services à son siècle et au nôtre en politique, il chercha dans le droit national une base solide pour le pouvoir; en morale, il réveilla le sentiment du devoir, et prêcha avec une éloquente conviction l'existence de Dieu et la spiritualité de l'âme; enfin, comme

conséquence de ces nobles principes, il renouvela les sources de la poésie et lui apprit à voir, à aimer la nature.

La naissance et l'éducation avaient préparé Jean-Jacques au rôle que lui donna son génie. Né1 à Genève, dans une république, au milieu du poétique paysage des Alpes, fils d'un ouvrier intelligent et pauvre, son enfance rêveuse fut développée d'une manière précoce par la lecture des Grands hommes de Plutarque et des romans héroïques du dix-septième siècle. La vie commença à lui apparaître sous un aspect romanesque, à la fois sublime et faux. Entouré d'abord des soins d'une tendresse indigente, il n'en devint que plus sensible aux cruels mécomptes d'une vie pauvre et dédaignée. Apprenti, vagabond, séminariste, laquais, copiste de musique, contraint d'inscrire dans ses mémoires le jour où il cessa de souffrir de la faim, et avec tout cela nature d'élite et intelligence admirable, il portait en lui-même au plus haut degré ce qui, dans la société politique, amène les révolutions, le désaccord de la position et de la capacité. Jean-Jacques est le représentant d'une classe dédaignée et méconnue du monde élégant qui dominait alors. Au milieu des académies et des salons, il fit éclater le cri de cette barbarie ardente et énergique. qui frémissait sourdement autour des bases les plus profondes de la société.

Le tribun apprit d'abord la langue de ceux qu'il venait combattre. Pendant cinq ou six ans, lié avec les gens de lettres de Paris, il travaille obscurément à se rendre maître du grand art d'écrire; il lit Racine et Voltaire, il étudie Cicéron et Horace, il essaye de traduire Tacite. On le voyait souvent vers l'âge de quarante ans, se promener dans les jardins publics, un Virgile à la main, cherchant à graver dans sa mémoire rebelle ces naïves églogues, dont les scènes de son enfance lui fournissaient le commentaire. En même temps, il refaisait lui-même l'éducation de son esprit. Quelques notions d'histoire, de philosophie, de mathématiques, acquises sans le secours d'aucun maître, s'identifiaient plus complétement avec sa propre pensée. Son langage formé d'abord à Genève

4. En 1712; mort en 1778.

et retrempé aux sources de nos vieux auteurs du seizième siècle, gardait quelque chose d'une saveur étrangère et piquante, et restait plus franc, plus coloré, plus populaire et plus démocratique dans son élégance que celui de ses contemporains.

Armé enfin de toute son éloquence, Rousseau, âgé de trente-huit ans, engagea la lutte contre la société corrompue qui l'entourait, et la charma elle-même en l'attaquant. Il la vit où elle était vraiment, dans les lettres. L'académie de Dijon avait proposé cette question : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer ou à corrompre les mœurs? Jean-Jacques condamna les sciences et les arts au nom de la vertu. Il les rendit injustement responsables de la corruption qui en souillait l'emploi. S'il proscrivit l'instruction, c'est qu'il s'indignait de voir que, dans ce siècle où régnaient si fièrement les préjugés et l'erreur sous le nom de philosophie, les hommes, abrutis par leur vain savoir, avaient fermé leur esprit à la voix de la raison et leur cœur à celle de la nature. » Ce qu'il combattait avec une exagération injuste, mais nécessaire peut-être au succès d'une réaction, c'était cette philosophie d'un jour, qui naît et meurt dans le coin d'une grande ville, et veut étouffer le cri de la nature et la voix universelle du genre humain2. » Ainsi, dès son premier essai, Rousseau posait hardiment la cause du sentiment moral en face des dons plus brillants de l'esprit.

Dans son second discours, l'instinct révolutionnaire de l'orateur se dévoilait plus nettement. La même académie, comme pour témoigner de l'état général des esprits et de l'attente curieuse du public à l'égard de toutes les hardiesses des écrivains, avait demandé dans son programme : Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle? Rousseau ne manqua pas une pareille occasion de frapper un ensemble d'institutions dont sa conscience, d'accord avec son orgueil, lui révélait les vices;

1. Lettre à d'Alembert, p. 125 (édition Ledentu). 2. Ibidem, p. 127.

et cherchant peut-être dans le radicalisme de ses opinions l'impunité non moins que l'éclat, il prétendit que la civilisation rend l'homme malheureux et coupable; que le sauvage est seul bon, libre et heureux.

« Vous donnez envie de marcher à quatre pattes, » lui disait finement Voltaire, qui n'en était encore avec lui qu'aux malices. Au reste, ce rêve d'un prétendu état de nature était commun au dix-huitième siècle. On accueillait avec passion les faibles idylles de Gessner et les fadeurs champêtres de Florian; Fontenelle lui-même avait fait dialoguer de prétendus bergers; plus tard, une reine de France se fit une métairie à Trianon. On se sentait mal à l'aise dans une civilisation trop élégante, trop factice. Rousseau fut l'organe le plus complet, le plus absurdement conséquent de ce vague instinct de son époque. Dans ce second Discours, il semble que le philosophe, mécontent du présent et n'osant faire appel à l'avenir, se rejette vers un passé fabuleux et impossible, comme pour donner le change à des espérauces encore prématurées. Rousseau, dit avec raison Ancillon', oubliant que la nature humaine est faite pour un mouvement progressif, a vu la destination du genre humain dans le point d'où il est parti, au lieu de la placer dans un développement graduel, et il a cru que l'état sauvage était l'état primitif et le plus parfait. C'était s'arrêter au gland et croire que le gland n'était pas fait pour devenir un chêne immense. >>

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Cette œuvre contenait déjà néanmoins des propositions menaçantes et de redoutables aspirations. A mesure qu'on avance dans cette lecture, on croit entendre monter le flot démocratique. Rousseau anéantit le prétendu droit de la force en le retournant contre son possesseur. Il considère « l'émeute qui finit par étrangler et détrôner un sultan comme un acte aussi juridique que ceux par lesquels il disposait la veille des vies et des biens de ses sujets. Le despote n'est le maître qu'aussi longtemps qu'il est le plus fort. » L'écrivain termine son discours par cette affirmation terrible : « Il est manifestement contre la loi de nature, qu'un enfant

A. Pensées, t. I, p. 152.

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