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nous inspirent ainsi des arts qui ne sont pas les nôtres. Toutes ces modes brillent à la surface, elles enrichissent, elles déguisent quelquefois nos productions, mais sous ce luxe étranger vit toujours immortel le vieil esprit français. Marot renaît après Dubartas; c'est lui qui brille dans la Satire Menippée : il s'appelle Durand, Passerat, Chrestien, en attendant qu'il se nomme Voltaire.

Écoles classique et romantique en Allemagne,

Un grand mouvement littéraire et philosophique avait signalé en Allemagne et en Angleterre la fin du dix-huitième siècle et les débuts du dix-neuvième. Déjà, sous l'Empire, Mme de Staël avait appelé de ce côté l'attention de la France: les événements politiques qui amenèrent la Restauration, le séjour des armées ennemies en deçà du Rhin et de la Manche, introduisirent chez nous les littératures du Nord. La mode s'en mêla: les livres de Berlin et de Londres furent accueillis avec empressement dans certains salons de Paris, et ces salons étaient ceux des vainqueurs; l'esprit de parti favorisa cette fois une idée utile et juste. On nous permettra de nous arrêter quelques instants à esquiser le caractère de cette invasion littéraire, qui a exercé sur la plupart de nos écrivains une influence si décisive.

La première moitié du dix-huitième siècle en Allemagne avait été toute française : l'éclat de Louis XIV et de ses poëtes avait fasciné l'Europe. Les petites cours germaniques s'efforcaient d'imiter de leur mieux la splendeur du grand roi: mais elles l'imitaient sans goût et avec l'exagération d'une demibarbarie qui veut ressembler à l'élégance. Les jardins de Versailles se reproduisaient à Munich et à Dresde: les forêts se taillaient en pièces d'échiquier; les sapins du Nord étaient transformés en vases antiques. Dans ses fêtes, l'électeur de Saxe, Frédéric-Auguste, prenait lui-même et donnait à sa 'cour des costumes et des rôles mythologiques. On y voyait figurer, comme dans les ballets de Versailles, Apollon, Vénus, et les Hamadryades. Les réfugiés français, bannis par la révocation de l'édit de Nantes, augmentèrent l'influence des

mœurs françaises. C'est par un Français que fut élevé Frédéric le Grand. Son règne fut celui de Voltaire et du goût français. Il y eut une académie française à Berlin; la langue et la littérature nationales étaient également dédaignées.

Dans ces circonstances, la poésie allemande crut n'avoir rien de mieux à faire que d'être aussi française qu'elle pouvait. Gottsched, comme poëte et comme critique, fut le chef et le dictateur de cette école. Sans imagination, doué d'une triste fécondité, il borna sa gloire à imiter faiblement nos chefs-d'œuvre, et à établir les formes extérieures de nos compositions comme les lois essentielles et inviolables du goût.

Mais le génie de l'Allemagne était doué d'une originalité trop vivace pour disparaître ainsi sous les caprices d'une mode étrangère. Les relations politiques hâtèrent son réveil : la fatale guerre de Sept ans éloigna la Prusse de la France et la rapprocha de l'Angleterre, avec laquelle son vieil esprit teutonique avait conservé de secrètes sympathies. Ce ne fut pas en vain que la voix puissante de Shakspeare, les sombres et emphatiques plaintes d'Young, et même les nuageuses poésies du faux Ossian vinrent évoquer le sentiment profond et rêveur des races du Nord. Alors reparurent, dans de précieuses quoique incorrectes éditions, les chants des Minnesinger, ces troubadours allemands du treizième siècle, et le vieux poëme chevaleresque de Perceval répété jadis en allemand. par Wolfram d'Eschenbach.

L'homme qui rendait ainsi la vieille Allemagne à ellemême, était le Suisse Bodmer, professeur à Zurich, et adversaire déclaré de Gottsched. Il s'était construit au pied des Alpes une villa simple et rustique où se réunissait une société de jeunes gens pleins d'avenir. C'est dans ce Ferney modeste du patriarche des lettres germaniques que se rencontraient Haller, poëte et savant du premier ordre, dont la сараcité universelle faisait déjà honneur à la Suisse, sa patrie; le jeune Klopstock, qui méditait sa douce et sublime mais un peu fatigante Messiade, et Wieland, l'antithèse vivante de Klopstock, le Voltaire allemand, autant qu'un Allemand peut être un Voltaire. Là, on lisait ensemble les poëtes anglais;

Wieland se préparait à traduire Shakspeare; Bodmer mettait en allemand le Paradis perdu de Milton; il publiait, de concert avec Breitinger et ses jeunes amis, une feuille périodique analogue au Spectateur d'Addison, intitulée le Peintre des mœurs, et battait en brèche la citadelle classique de Gottsched, qui ripostait aussi par un journal. Les débats s'animaient entre les deux écoles: les esprits se passionnaient, et les questions littéraires préoccupaient vivement le public.

Un auxiliaire puissant vint faire triompher la cause que soutenait Bodmer. Lessing fut sous ce rapport le Diderot de l'Allemagne comme l'écrivain français, il voulut bannir du théâtre toute pompe ambitieuse, mais il en bannit en même temps l'idéal, il tomba dans l'affectation du naturel, la pire des affectations: la plupart de ses pièces ne sont que la reproduction des choses réelles, le procès-verbal de la nature au lieu d'en être le tableau vivant et expressif. Toutefois sa Dramaturgie contient une foule de vues originales sinon toujours justes; et lorsque, s'élevant au principe même de l'’imitation, il traça hardiment le rôle de la poésie en opposition avec celui de la peinture, dans son admirable Laocoon, il arracha un cri d'admiration à toute la jeune Allemagne. « Avec quelle allégresse, dit Goethe, nous saluâmes ce rayon lumineux qu'un penseur du premier ordre fit tout à coup jaillir du sein des nuages. Il faut avoir tout le feu de la jeunesse pour se représenter l'effet que produisit sur nous le Laocoon de Lessing. » En même temps un homme, dont le nom est impérissable comme celui de l'art, porta le coup mortel au faux goût de l'antiquité en éclairant le véritable. Winckelmann interrogeait les œuvres du ciseau grec avec une intelligence pleine d'amour, et initiait ses compatriotes à la poésie par le sentiment de la sculpture. Quel enthousiasme pour la pure beauté classique! quelle adoration de la forme! quelle ferveur de paganisme dans ces belles pages où il commente lui aussi l'admirable groupe de Laocoon, ou bien le chefd'œuvre plus pur encore de l'Apollon du Belvédère ! L'école de Gottsched était vaincue sur son propre terrain : l'Allemagne était plus classique que les pâles imitateurs de la France.

D

Gæthe et Schiller; caractères généraux de la littérature

allemande.

La littérature allemande présente ce spectacle, moins rare qu'on ne pense, d'une nation chez qui la critique précède et enfante le génie. Les hommes illustres dont nous avons parlé avaient été l'avant-garde de la grande armée germanique : Schiller et Goethe en furent à eux seuls le corps de bataille. Avec eux, la poésie allemande se montre dans sa perfection, et réalise complétement l'idéal que lui avait tracé d'avance sa large critique. Tout précepte factice, toute loi de convention est ici renversée ces protestants poétiques ont brisé pour jamais le joug de la tradition. Mais le génie ne sera pas pour cela sans règle. Chaque œuvre porte en elle-même les lois organiques de son développement: ce sont, comme Montesquieu l'a dit des lois en général, les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Si, par exemple, ils se rient du fameux précepte des trois unités, c'est qu'ils sondent plus profondément encore la racine des choses, pour saisir le principe vrai dont est né ce précepte. « On n'a rien compris, dit Goethe au fondement de cette loi. La loi d'ensemble (das Fassliche) est le principe; et les trois unités ne valent qu'autant qu'elles l'atteignent. Quand elles deviennent un obstacle à l'ensemble, c'est une folie de les vouloir observer. Les Grecs eux-mêmes, de qui vient cette règle, ne l'ont pas tou-jours suivie dans le Phaeton d'Euripide et dans d'autres pièces, il y avait changement de lieu : ils aiment donc mieux exposer parfaitement leur sujet que de respecter aveuglément une loi peu essentielle en elle-même. Les pièces de Shakspeare pèchent autant qu'il est possible contre l'unité de temps et de lieu; mais elles sont pleines d'ensemble: rien n'est plus facile à saisir, à embrasser; et c'est pour cela qu'elles auraient trouvé grâce même devant les Grecs. Les poëtes français ont cherché à obéir exactement à la loi des trois unités, mais ils pèchent contre la loi d'ensemble, puisqu'ils n'exposent pas un sujet dramatique par le drame, mais par le récit1.»

4. Eckermann's Gespräche mit Goethe. B. I, S. 201.

La création poétique est donc libre, mais responsable. Aussitôt, comme si la fécondité était la récompense de la justesse, voici le théâtre allemand qui se remplit de caractères vrais et vivants. La scène s'élargit sous leurs pas pour qu'ils s'y développent à l'aise : l'histoire avec ses grandes proportions et ses terribles enseignements peut désormais y prendre place. J'y retrouve la guerre de Trente ans dans ses plus frappantes figures (Wallenstein) : j'entends le tumulte des camps, le désordre d'une armée fanatique et indisciplinable; voici des paysans, des recrues, des vivandières, des soldats. L'illusion est au comble, l'enthousiasme éclate parmi les spectateurs. Ailleurs, c'est la vie féodale dans toute sa sauvage et héroïque indépendance : j'admire le vieux Gotz à la main de fer, dernier débris d'une époque qui meurt, mourant lui-même dans son château en ruine. Je vois la liberté des Pays-Bas périr sur l'échafaud d'Egmont : j'entends le frémissement sourd de tout un peuple qui gronde, menace et tremble. Ici c'est le chant des montagnards de la Suisse (Guillaume Tell): voici le beau lac des Quatre-Cantons, et ces rochers sauvages, asile d'une austère et patriotique probité. La liberté renaît sans emphase, sans lieux communs, et, par un art infini, le héros du drame c'est une nation. La vie morale a retrouvé sa place au théâtre. Les hommes ici ne sont plus d'une seule pièce, décidément bons ou mauvais, selon les exigences d'une action de vingt-quatre heures. Ils sont inconséquents sur la scène comme dans la vie : ils doutent, ils hésitent, ils se démentent. Le temps est un élément essentiel de la vérité dramatique : l'action, n'étant plus contrainte d'économiser sordidement les heures, s'arrête quelquefois, comme chez les Grecs, pour donner le loisir de bien goûter une situation. Certains moments lyriques viennent, comme des points d'orgue habilement placés, faire entendre au spectateur la musique de l'âme, et diffèrent les jouissances de la curiosité au profit de celles du sentiment.

En effet, ce drame nouveau, ou plutôt renouvelé, qui semble tout donner au naturel, accorde plus encore à l'idéal. Les détails, qui sont la vérité de l'histoire, a dit un habile criti

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