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que1, en sont aussi la poésie. Ici l'école allemande professe un principe de la plus haute portée, et qui semble emprunté aux méditations les plus profondes de ses philosophes, c'est celui de la beauté universelle de la vie, de l'identité du beau avec l'être. « Nos esthétiques, dit Goethe, parlent beaucoup de sujets poétiques ou antipoétiques : au fond, il n'y a pas de sujet qui n'ait sa poésie; c'est au poëte à savoir l'y trouver. Ce grand homme, incapable d'une partialité étroite, reconnaît le mérite de la raison, qui fait le fond de la poésie française: il le propose pour modèle à ses compatriotes, mais il réserve néanmoins les droits imprescriptibles de l'imagination. Les Français ne songent point, dit-il, que la fantaisie a ses propres lois, auxquelles la raison n'a rien à voir. Le domaine de l'imagination serait bien borné, si elle ne pouvait évoquer à la vie les choses qui seront toujours problématiques pour la raison 2. »

Schiller et Goethe se partagent cet empire de la nouvelle poésie et en représentent supérieurement les deux principales puissances; l'un, lyrique et passionné, répand son âme sur tous les objets qu'il touche: chez lui, toute composition, ode ou drame, n'est toujours qu'une de ses nobles idées, qui emprunte au monde extérieur sa forme et sa parure. Il est poëte surtout par le cœur, par la force avec laquelle il s'élance et vous entraîne. Goethe est surtout épique : il peint sans doute les passions avec une admirable vérité, mais il les domine; comme le dieu des mers dans Virgile, il lève au-dessus des vagues irritées son front sublime de calme. La personnalité de Goethe est si vaste, qu'on n'en aperçoit pas les bords; elle embrasse toutes les formes de la vie, et paraît se confondre avec elles. Goethe devient tour à tour contemporain de tous les âges, il ressuscite avec bonheur la fatalité des tragiques grecs ou la brillante beauté d'Hélène, aussi bien que l'enthousiasme guerrier et les pieuses terreurs du moyen âge. Il laisse son âme passer successivement par toutes les transformations. Chacune de ses pièces est un nou

1. M. Villemain, Tableau du dix-huitième siècle. 2. Eckermann, Gespräche, B. I, S. 366.

vel aperçu de l'histoire et du monde, c'est une tente sous laquelle le poëte a séjourné une nuit. Faust seul, cette œuvre si grande, si complexe, si incompréhensible dans son ensemble, si admirable dans ses détails, est le travail de toute sa vie, le tableau complet de sa pensée.

Goethe aime la nature plus encore que l'histoire; il la contemple avec respect, avec passion : il l'étudie non en poëte, mais presque en adorateur1. Il veut tout savoir, tout connaître de ce qui a rapport aux sciences physiques, non par curiosité, mais par amour. Un panthéisme ardent, un sentiment de la vie universelle semble former le fond de sa croyance. C'est lui qui, à la vue du lac de Lucerne, conçut le sujet de Guillaume Tell; c'est lui qui recueillit pour Schiller et lui transmit fidèlement toutes les couleurs locales qui, dans cette tragédie, contrastent d'une manière si étonnante avec le faire habituel du poëte de Marbach 2. Cette passion de la nature, si précieuse dans un poëte, porte pourtant avec elle un danger. Goethe semble avoir raconté sa propre destinée dans sa ballade du Pêcheur. Un pauvre homme s'assied sur le bord d'un fleuve un soir d'été, et tout en jetant sa ligne, il contemple l'eau claire et limpide qui vient baigner doucement ses pieds nus. La nymphe de ce fleuve l'invite à s'y plonger; elle lui peint les délices de l'onde pendant la chaleur, le plaisir que le soleil trouve à se rafraîchir dans la mer, le calme de la lune quand ses rayons se reposent et s'endorment au sein des flots; enfin, le pêcheur, attiré, séduit, entraîné, s'avance vers la nymphe, et disparaît pour toujours. Goethe aussi a été séduit, absorbé par la contemplation de la nature. L'homme disparaît quelquefois dans la froide impartialité du contemplateur. Lui-même se prend à soupirer pour ces joies naïves de l'âme qu'il a échangées, l'imprudent docteur Faust, pour les plus hautes intuitions de la pensée. « O nature, s'écrie-t-il,

1. Eckermann's Gesprache, B. I, S. 305.

2. «< Schiller n'avait pas ce coup d'œil qui saisit la nature. Ce qu'il y a de local et de suisse dans son Tell, c'est moi qui le lui ai raconté (habe ich ihm alles erzählt). Mais il avait un si merveilleux esprit, que, même d'après un récit, il pouvait faire quelque chose qui eût sa réalité. » Eckermann's Gespræche, B. I, S. 305.

3. Ballade Iv, der Fischer.

Staël, Allemagne, chap. x.

que ne suis-je un homme devant toi, rien qu'un homme! Cela vaudrait alors la peine d'exister. » C'est le Moïse de M. Alfred de Vigny :

Hélas! je suis, seigneur, puissant et solitaire :
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.

Son amour pour la forme, pour la beauté plastique, l'accompagna jusqu'à son dernier soupir. Sa dernière parole fut pour demander qu'on laissât entrer la lumière : Dass mehr Licht hereinkomme! Vingt-sept ans plus tôt Schiller était mort en prononçant aussi une parole expressive. Ses amis lui demandant comment il se trouvait : « Toujours mieux, répondit-il, toujours plus tranquille. » Ces deux illustres amis donnaient de loin à la France, comme la plus précieuse de leurs leçons, un exemple devenu rare pour elle: la poésie, chez eux, n'était pas un rôle, encore moins un métier; c'était la disposition sérieuse et profonde de leur âme : elle ne les quittait qu'avec la vie.

De ces deux influences, celle qui dut agir sur la littérature française avec le plus d'énergie fut naturellemsnt celle de Schiller. Les Français ne s'oublient pas volontiers eux-mêmes dans leurs œuvres; ils marquent ordinairement leurs écrits du cachet de leur personne. En Allemagne même elle sembla prévaloir. Goethe paraît avoir prononcé le jugement de la plupart de nos poëtes contemporains, quand il disait des siens: « Ce qui manque au plus grand nombre de nos jeunes. poëtes, c'est que leur disposition, leur état personnel (Subjectivitat) n'ont rien de remarquable, et qu'ils ne savent pas trouver dans le monde extérieur (im Objectiven) la matière de leurs chants. Tout au plus en trouvent-ils une qui leur ressemble; mais qu'ils choisissent un sujet pour lui-même et à cause de ses qualités poétiques, quand même il ne serait pas l'expression de leur manière d'être personnelle, c'est à quoi il ne faut pas même penser1. » Lord Byron, au dire du même critique, est encore de l'école de Schiller; mais il lui

4. Eckermann's Gesprache, B. I, S. 169.

est supérieur pour la connaissance du monde. Quant à Goethe, il a eu plus d'admirateurs que de véritables disciples. Parmi nous, l'homme qui, sans atteindre à son admirable universalité, nous semble, dans la poésie lyrique, reproduire quelque chose de son amour pour la forme, pour la beauté, est un poëte pour lequel Goethe lui-même professait la plus haute estime, c'est M. Victor Hugo.

Si nous cherchions en Allemagne autre chose qu'une des principales sources du courant d'idées qui vint bientôt envahir la France, nous devrions nous arrêter longtemps sur des ouvrages célèbres à juste titre. Il ne suffirait pas de nommer, comme nous le faisons ici, la jeune pléiade des poëtes de Gættingue, disciples et adorateurs du génie de Klopstock, pour qui, dans le lieu de leurs réunions, ils conservaient un fauteuil d'honneur. L'un d'entre eux, Bürger, est devenu populaire même parmi nous, par ses Ballades pleines d'un merveilleux terrible. Hoffmann l'est plus encore par ses Contes fantastiques, et Musæus par ses Légendes. Le tragique Werner donna à ses personnages toute la vaporeuse immatérialité des songes. De tels ouvrages concoururent à jeter hors des limites du réel l'imagination jusque-là si sobre de nos poëtes. Les frères Schlegel prétendirent renouveler l'empire de la critique, et, pour détruire nos préjugés français, lancèrent contre nous bien des préjugés germaniques. Ils nous rendirent du moins le service de nous faire réfléchir sur nos admirations. Rien ne fait plus penser, comme l'a très-bien dit Goethe, qu'un ouvrage fait par un homme de talent dont on ne partage pas les opinions. Tieck, l'un des adeptes de leur école, poëte et romancier fécond, admirable critique, a été l'historien, le peintre, le rénovateur du moyen âge, et n'a pas peu contribué à répandre l'amour et l'intelligence de cette poétique époque. Dans un autre genre, nous ne sommes pas moins redevables à Herder, l'un des esprits les plus originaux de l'Allemagne, homme d'un savoir immense, tour à tour philosophe, historien, théologien, philologue, critique, antiquaire, poëte et traducteur. On ne peut douter que malgré tous leurs défauts, ses Idées sur la philosophie de l'histoire n'aient exercé sur nous une grande influence. Enfin Niebuhr, renouvelant avec

une érudition immense des attaques déjà tentées contre la foi aveugle à l'histoire traditionnelle de Rome, a opéré une véritable révolution dans le domaine de la science, et ouvert à l'histoire conjecturale, dont il est le fondateur, une carrière qui ne se fermera pas.

Si maintenant, nous élevant au-dessus des détails que nous avons à peine effleurés, nous cherchons à résumer en quelques mots les caractères dominants de la littérature allemande, nous trouvons qu'elle reproduit la physionomie du peuple qui l'a créée. Comme lui, elle aime à séparer la pensée de l'action; elle se réfugie dans le domaine des idées et renonce volontiers au gouvernement des choses pour conquérir la liberté de la méditation: de là sa hardiesse et sa grandeur, de là aussi cette absence du contre-poids salutaire de la réalité. L'action irrite les opinions, la méditation les calme de là cette haute impartialité du génie allemand qui n'exclut rien, mais cherche à concilier tous les contrastes au sein des plus vastes systèmes. Les hommes se rapprochent pour agir; ils s'isolent pour penser les Allemands ont peu l'esprit et le goût de la société. Leur tact est moins délicat ; ils craignent moins le ridicule : leurs écrits ont plus d'origi.. nalité et d'indépendance. Ils atteignent de plus hautes vérités; ils tombent plus souvent dans l'erreur. On ne va ni vite ni loin quand on marche tous ensemble; mais quand on marche seul, on risque plus de s'égarer. Le divorce entre la pensée et la vie réelle laisse à celle-ci toute sa cordialité naïve et parfois vulgaire; de là, cette bonhomie nationale, cette franchise. un peu rude, mais toujours sincère; de là cet attachement aux vieux souvenirs de la patrie, au moyen âge, qui en es le berceau, et qu'on aime par le cœur, lors même que la rai son le repousse. L'Allemagne est religieuse, mais mystique. Elle adniet la foi, mais à condition que la foi ne gênera point sa seule et chère liberté : c'est toujours la patrie de Luther. Organe de tous ces contrastes, la littérature allemande est a la fois rêveuse et passionnée, sublime et bourgeoise, savamment naïve et laborieusement populaire. Avec toute la séve de la littérature d'Athènes, elle n'en a pas la simplicité : elle ressemble plutôt à celle d'Alexandrie.

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