des preuves aussi curieuses que concluantes. Ainsi il arrive souvent qu'un manuscrit renferme sous un seul titre plusieurs morceaux divers relatifs au même événement ce sont deux ou plusieurs poëmes sur le même sujet, que le rédacteur aura recueillis de la bouche des jongleurs et fondu ou plutôt juxtaposés dans sa recension. En voici un exemple tiré d'un des endroits les plus remarquables de la chanson de Roland. L'arrière-garde des Francs a été attaquée et détruite par les Sarrasins, au delà des Ports, tandis que Charlemagne les avait déjà passés à la tête de l'avant-garde. Tous les guerriers ont été tués. Onze des douze pairs ont péri. Il n'en reste plus que le seul Roland, mais déjà si blessé et si harassé qu'il n'a plus qu'à rendre l'âme. Il se retire, pour mourir en paix, sous un grand rocher, à l'ombre d'un pin. Là il veut briser sa fameuse épée, sa Durandal, de peur qu'elle ne tombe entre les mains des infidèles : Roland sent qu'il a perdu la vue; Se lève sur ses pieds, tant qu'il peut s'évertue; Ah! dit le comte, sainte Marie, aidez-moi! Tant de pays, tant de terres conquises, Dont jamais le pareil ne sera vu, en France, pays libre '. 4. Nous citons ici le texte même sans aucune altération, pour donner une idée du langage de la plus ancienne de nos chansons de Geste. Ço sent Rollans la veue ad perdue; Met sei sur piez, quanqu'il poet s'esvertuet; X Colps i fiert par doel e par rancune; LITT. FR. Cette strophe contient, comme on le voit, la peinture d'une situation héroïque fort touchante, et ce tableau est un, complet, et tel que l'auteur a dû et voulu le faire. Maintenant ce qui suit ce tableau, ce n'est pas la mort de Roland, c'est une tirade de vingt-six vers, laquelle n'est autre chose qu'une répétition du tableau précédent, seulement en d'autres termes, sur une autre rime et avec des variantes dans les détails et dans les accessoires1 : Roland férit sur la pierre de Sardoine; Quando jo n'ai prod de vos n'en ai mescure! 4. Le texte original : (Vers 859 et suiv. Édit. Génin.) Rollans ferit el perron de Sardonie; Quant Deus del cel li mandat par sun angle Mielz voeill murir qu'entre païens remaigne. «Eh! Durandal comme tu es claire et blanche! Donc me la ceignit le noble roi le Magne. Le Et l'Angleterre qu'il estimait sa chambre; Mieux vaut mourir qu'aux païens la laisser! Après cette tirade, qui n'est ni un complément ni une suite de la première, mais une simple variante, il en vient une troisième, qui redit encore les mêmes choses. Il y a des Chansons de Geste où ces variantes successives sont au nombre de cinq ou six. J'en ai compté neuf de suite dans celle de Berte aux grans piés. Elles ont toutes pour objet de peindre l'isolement et les plaintes de la reine perdue dans la forêt; toutes commencent par des mots qui annoncent, non pas une description nouvelle, mais la redite de la même description; toutes contiennent une prière renfermant les mêmes idées, et conçue presque dans les mêmes termes1. 1. Voici les premiers vers de quelques-unes des variantes dont nous par lons: 1r version. La dame fut el bois qui durement ploura.... Par le bois va la dame qui grand paour avoit.... Fut dedans la forest, moult est son cœur pensis. 4e 50 Berte fut ens el bois, assise sous un fo (fagus, hêtre).... La dame fut el bois dessous un arbre assise.... Je citerai encore d'après Fauriel un dernier exemple plus curieux, que les précédents et qui prouve d'une manière plus décisive que les poëmes chevaleresques, sous leur forme actuelle, renferment des fragments composés par différents auteurs. Élie, comte de Saint-Gilles, a été proscrit par Louis le Débonnaire et vit dans une forêt des landes de Gascogne, ayant pour tout voisinage un ermite et pour toute société sa femme et son fils Aiol. Élie est un héros du vieux temps, une espèce de géant pour la taille et la force. Sa lance est si longue ou sa chaumière si petite qu'il n'a pu loger l'une dans l'autre, et pour y faire entrer son épée, il a fallu qu'il en raccourcît la lame de trois pieds et d'une palme : ainsi rognée, elle surpassait encore d'une aune la plus longue épée de France. Quand son fils Aiol fut en âge de porter de pareilles armes, le comte l'envoya chercher fortune par le monde, et lui confia tout ce qu'il avait de plus précieux, sa grande lance, son épée, son écu et son fameux destrier, l'incomparable Marchegay. Aiol se mit au service de Louis le Débonnaire, et fit si bien qu'il devint pour le moins l'égal de l'empereur. Dans sa prospérité, son premier soin fut d'envoyer chercher son père et sa mère et de les réconcilier avec Louis. Le vieux Élie aime ses armes et son cheval à peu près autant qu'il aime son fils; aussi n'a-t-il rien de plus pressé que de les lui redemander. Cette situation est présentée deux fois dans le poëme qui a pour titre Aiol de Saint-Gilles. Elle donne lieu à deux scènes tellement différentes, quoique placées à la suite l'une de l'autre, qu'il est impossible de croire qu'elles soient de la même main, La première raconte la scène avec une simplicité voisine de la froideur. Aiol ne veut quereller ni disputer avec son père : « Sire, voilà les armes que vous m'avez données, Beau fils, lui dit Élie, je vous en tiens quitte. » La seconde version, qui dans le manuscrit suit immédiatement la première, est conduite avec plus d'art; on y aperçoit une intention dramatique qui ne manque pas d'effet. « Beau fils, lui dit Élie, moult avez bien agi, J'étais pauvre hier soir, aujourd'hui je suis puissant. Sire, ce dit Aiol, je n'ouïs onques telle demande. Et Marchegay est mort, à sa fin est allé. Dès longtemps l'ont mangé les chiens dans un fossé. Sortez hors de ma terre: n'en aurez onc un pied. > Quant Aiol vit son père, à lui si courroucé, « Sire, merci pour Dieu! dit Aiol le brave, Nous surprenons ici la main d'un nouveau poëte, qui reprend en sous-œuvre et développe avec plus d'art une donnée déjà traitée par ses prédécesseurs. Puis vient le rédacteur, le diascévaste qui réunit deux traditions diverses, en négligeant cette fois de choisir et de fondre. Il est donc certain, comme l'a avancé Fauriel, qu'à l'époque où l'imagination poétique commença à s'épuiser, où les compositions originales et isolées devinrent plus rares, il y eut |