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ble et devisant dans la salle parée; les bourgeois sous la poterne, le serf sur la glèbe; les pavillons tendus au vent, les enseignes brodées et dépliées, les chasses au faucon, lesjugements par le feu, par l'eau, par le duel; les plaids, les joutes, les épées héroïques, la Durandal, la Joyeuse, la Hauteclaire; les chevaux piaffants et nommés par leurs noms, à l'instar d'Homère, le Bayard des fils Aimon, le Blanchard de Charlemagne, le Valentin de Roland; tout ce qui accompagnait et suivait les disputes des seigneurs, défis, pourparlers, injures, prises d'armes, convocation du ban et de l'arrière-ban, machines de guerre, engins, assauts, pluies de flèches d'acier, famines, meurtres, tours démantelées, c'est-à-dire le spectacle entier de cette vie bruyante, silencieuse, variée, monotone, religieuse, guerrière, où tous les extrêmes étaient rassemblés; en sorte que ces poëmes, qui semblaient extravaguer d'abord, finissent souvent par vous ramener à une vérité de détails et de sentiments plus réelle et plus saisissante que l'histoire.

Tous les sujets que pouvait fournir le moyen âge étaient ainsi traités par les trouvères; mais, dans ce grand nombre de thèmes principaux, il y en avait un auquel ils revenaient sans cesse ; ils ne pouvaient ni l'épuiser, ni le quitter quand ils l'avaient touché; c'étaient les joutes et les batailles.... Le génie guerroyant de la France respire principalement dans ces valeureux poëtes. Avec cela leur langue de fer les secondait à merveille: pauvre en moralités, singulièrement riche et à l'aise quand il s'agit d'armures, de hauberts rompus et démaillés, de sang vermeil, de vassaux navrés et de cervelles répandues. Aussi, au milieu de leurs interminables épopées, où souvent ils sommeillent comme leur ancêtre Homère, le signal de la bataille est-il toujours pour eux le réveil du génie. Un enthousiasme sincère les possède; ils trouvent des lumières soudaines au plus fort de la mêlée.... Des prouesses d'imagination les égalent à leurs héros; car ils sont eux-mêmes les chevaliers errants de l'art et de la poésie. Malgré toutes les difficultés d'un idiome embarrassé, leurs fières fantaisies éclatent par de grands traits, comme la Durandal hors du fourreau; sans le secours de l'art, ils combattent, à propre

ment parler, nus et sans armes, et, par la seule vaillance de la pensée, ils s'élèvent à un sublime naïf que l'on n'a plus retrouvé depuis eux.... Vous respirez dans ces vers incultes le génie de la force indomptée, de l'orgueil suprême qui s'emparait de l'homme dans la solitude des donjons, d'où il voyait à ses pieds la nature humaine abaissée et corvéable; poésie non d'aigles de l'Olympe, mais de milans et d'éperviers des Gaules.

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«

<< Deux paladins de Charlemagne sont aux prises l'un avec l'autre le combat dure depuis un jour entier, les deux chevaux des chevaliers gisent coupés en morceaux à leurs pieds, le feu jaillit des cuirasses bosselées; le combat dure encore. L'épée d'Olivier se brise sur le casque de Roland. « Sire Olivier, dit Roland, allez-en chercher une autre et une coupe de vin, car j'ai grand'soif.» Un batelier apporte de la ville trois épées et un bocal de vin. Les chevaliers boivent à la même coupe : après cela le combat recommence. Vers la fin du second jour, Roland s'écrie: « Je suis malade à ne point vous cacher; je voudrais me coucher pour me repo« ser. » Mais Olivier lui répond avec ironie: « Couchez-vous, « s'il vous plaît, sur l'herbe verte. Je vous éventerai pour • vous rafraîchir. » Alors Roland à la fière pensée répond à haute voix Vassal, je le disais pour vous éprouver; je • combattrais encore volontiers quatre jours sans boire et « sans manger. » En effet, le combat continue; plusieurs événements du poëme se passent, et l'on revient toujours à cet interminable duel. Les cottes démaillées, les écus brisés, rien ne le ralentit. Le soir arrive, la nuit arrive, le combat dure toujours. A la fin une nue s'abaisse du ciel entre les deux champions; de cette nue sort un ange. Il salue avec douceur les deux francs chevaliers : au nom du Dieu qui fit ciel et rosée il leur commande de faire la paix, et les ajourne contre les mécréants à Roncevaux. Les chevaliers tout tremblants lui obéissent; ils se délacent l'un à l'autre leurs casques, après s'être embrassés sur le pré en devisant comme de vieux amis. Voilà le seigneur féodal dans ses rapports avec Dieu. Tout cela n'est-il pas singulièrement grand, fier, énergique? Le tremblement de ces deux hommes invincibles

LITT. FR.

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devant le séraphin désarmé, n'est-ce pas là une invention dans le vrai goût de l'antiquité, nou romaine, mais grecque, non byzantine, mais homérique? Or, il y en a un grand nombre de ce genre dans les trouvères. » Nous n'avons pu résister au plaisir de citer ce passage de M. Edgar Quinet. Il appartenait à un poëte d'une imagination si hardie de commenter le fier génie de nos vieux poëtes1.

Analyse du roman des Loherains.

De toutes les chansons de geste qui nous sont connues, il n'en est pas qui exprime d'une manière plus complète et plus vraie l'esprit et les mœurs de l'antiquité féodale que le Roman des Loherains; il n'en est aucune où l'indépendance des barons soit aussi fière et aussi farouche. C'est assurément une des plus anciennes de nos vieilles épopées, déjà presque oubliée au milieu du moyen âge, alors qu'on répétait partout les exploits de Charlemagne et de ses douze pairs. Et toutefois la chanson des Loherains avait eu une grande célébrité. Les savants éditeurs qui l'on fait revivre en ont consulté jusqu'à vingt manuscrits, remontant tous à peu près à la même époque, le douzième siècle, et tous trop différents pour avoir été copiés les uns sur les autres. Ces versions diverses offrent même la trace de plusieurs dialectes distincts de la langue d'oil, picard, normand, champenois, lorrain, et prouvent ainsi une vogue très-étendue. Cette prédilection passa; les Loherains furent mis en oubli. Peut-être faut-il en chercher la cause dans la nature du sujet, et c'est pour nous un motif d'intérêt de plus. Ce poëme chante la lutte de deux races féodales : l'une lorraine, c'est-à-dire germanique; l'autre artésienne, picarde, c'est-à-dire française. Garin, l'un des héros de la première, a pour alliés toute la nation teutonique; tous ses partisans ont comme lui des noms dont l'origine allemande est à peine déguisée sous des formes romanes : c'est Hervy

1. Ed. Quinet, sur les Épopées françaises du douzième siècle.

2. Les deux premières branches, et une partie de la troisième, ont été publiées par M. Paulin Pâris, en 1853, M. Edelestan Duméril a continué cette publication, en 1846, et l'a conduite jusqu'à la mort de Garin.

(Herwin), c'est Gauthier (Walter), c'est Thierry (Dietrich), c'est Aubery (Alberich); son adversaire Fromont a pour amis Hughes, homonyme du premier roi capétien et comte de Gournay, Guillaume de Montclin, Isoré de Boulogne. Le roi Pépin est un enfant dont l'âge s'assortit assez bien au caractère d'impuissance que le poëme donne à la royauté. Quand il grandit, la communauté d'origine et la reconnaissance des services rendus le rapprochent des Lorrains; mais des intérêts positifs l'en détachent sans cesse : on sent en lui l'effort du conquérant germain pour devenir enfin le roi de France. Les poëtes prennent partout et sans hésiter le parti des princes lorrains; leur partialité va si loin, qu'ils ne laissent pas même mourir en paix, dans son château, le brave et malheureux Fromont; ils le chassent de France, l'exilent en Espagne, et le font mourir Sarrasin. Il n'est pas surprenant qu'un poëme où la féodalité apparaissait dans sa forme la plus antique, c'est-à-dire comme la domination des princes germains, ait cédé peu à peu la place à ceux où étaient célébrés des souvenirs plus nationaux. L'épopée lorraine eut le même sort que la dynastie à laquelle elle se rattachait.

Cette antiquité même en fait un curieux sujet d'études sous le double point de vue de l'archéologie et de l'art. C'est une bonne fortune pour la critique littéraire que de saisir ces premiers rudiments de l'épopée naissante, de trouver ce merveilleux produit de l'imagination humaine à un état plus primitif que les chefs-d'œuvre d'Homère, espèce de matière épique, analogue à cette matière organique que Buffon nous montre flottant encore informe dans les eaux jaillissantes, et n'aspirant qu'à se grouper autour d'un centre pour former un être vivant.

En effet la chanson des Loherains, considérée dans son ensemble, n'apparaît pas comme la conception d'un seul artiste, qui crée un plan et dirige tous ses efforts vers le but qu'il s'est donné. C'est la fleur sauvage de l'imagination populaire dont l'art n'a point réglé le développement tout spontané. Aussi a-t-elle quelque chose de fortuit dans sa marche, de très-général, et en quelque sorte d'impersonnel dans ses résultats; ce n'est point l'unité simple d'une œuvre d'art où

l'auteur imprime à son sujet la forme de sa propre pensée; c'est une autre unité plus large, moins saisissable, mais tout aussi réelle c'est l'unité de l'histoire substituée à celle de la fiction, c'est le plan de la Providence, au lieu de celui du poëte. L'unité de la geste des Loherains est dans les races. Elle chante la suprématie de la race teutonique, suprématie inquiète, éphémère, qu'ébranle sans cesse, que renverse enfin une réaction nationale. Les destinées du poëme, d'abord si populaire, ensuite si délaissé, s'unissent aux destinées des héros, et l'oubli profond où tomba cette épopée fait en quelque sorte partie de son dénoûment.

Cette Iliade gothique a, comme la grecque, pour point de départ, la rivalité de deux guerriers, dont la cause est aussi une femme. Achille et Agamemnon se disputent la belle Briséis; Garin et Fromont aspirent tous deux à la main et surtout aux domaines de la non moins belle Blancheflor. On comprend que la question d'héritage doit jouer un grand rôle dans cette lutte d'alleux et de fiefs. Au reste, sa personne seule eût bien justifié les efforts des prétendants. Le trouvère nous la montre, quand elle entre à Paris, sous des traits qui rappellent l'inimitable peinture de la Camille de Virgile. On croit presque revoir la jeune Amazone que toutes les mères de Laurente suivent d'un regard affectueux, admirant la grâce de son port et l'élégance de sa parure1:

Car la pucelle est entrée à Paris,
Moult richement, avec le duc Aubris,
Cheveux épars, vêtue en un samis3.
Le palefroi sur quoi la dame sist
Était plus blanc que n'est la fleur de lis.
La dame avait taille mince, œil joli,
Bouche épaissette avec des dents petits,
Plus éclatants que l'ivoir aplani,

Hanches bassettes, front vermeil et poli,

4. Nous confessons une fois pour toutes que, dans les citations qui suivent, nous nous sommes permis de gâter le texte en rajeunissant quelques mots, afin d'en rendre la lecture plus facile. Nous avons donné plus haut, p. 65 et 66, comme spécimen du langage de nos plus anciens poëmes, quel ques passages de la chanson de Roland sans aucune altération.

2. Samis, salin, Esάutos, trame à six fils.

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