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VIE

DE

CATHERINE II,

IMPERATRICE DE RUSSIE.

LETTRE PREMIÈRE.

A WILLIAMS PITT,

Chancelier de l'Echiquier.

Elseneur, le 20 Décembre 1796.

QUE votre excellence ne s'impatiente pas. Me voici presqu'aux portes de la Russie; car la Baltique est déjà plus qu'à moitié dépendante du pouvoir de Catherine.

Le navire dans lequel j'étois embarqué ayant rapidement franchi le Doger's-Bank et le Categat, mouilla hier au soir dans le Sund. Comme je voulois cacher mon uniforme aux yeux des danois, je m'enveloppai Tome I.

A*

sans affectation de ma schanzelope, je me mis dans un canot, et je me fis descendre, avec mon léger bagage, à Elseneur. Après qu'on m'eut fait éprouver sur le quai toutes les vexations dont les douaniers accablent les étrangers qui voyagent dans le Nord, mes Bateliers me conduisirent à l'auberge de la veuve Carmichell, où l'on est cruellement rançonné, mais la seule ici propre et commode.

Il étoit environ cinq heures du soir. Je demandai la demeure du consul anglais; on m'y mena. Je ne le trouvai point chez lui; il étoit, suivant sa coutume, sorti de la ville pour aller, un gobelet dans sa poche, audevant des vachères qui, pour quelques sols, lui vendent du lait pour son souper. Je ne rapporte cette circonstance que pour faire sentir au ministre anglais l'indignité d'un consul qui, retirant de sa, place plus de deux mille guinées par an, n'ose pas en dépenser cinquante, et dont la lésinerie fait un contraste frappant avec la générosité, trop souvent fastueuse, du reste de sa nation.

Le consul m'accueillit avec froideur; mais dès que je lui eus montré certaine lettre, revêtue de la signature de Williams Pitt, je

le vis prêt à s'agenouiller devant le dépositaire de votre confiance. Il m'accabla des plus basses caresses, et me fit toutes les offres possibles, excepté celle de souper chez lui. - Je ne voulois qu'un passage sur un vaisseau russe; il me le promit..

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Rentré chez la veuve Carmichell, je me couchai tranquillement dans la même chambre où, au printemps de 1793, le comte d'Artois qui revenoit de Pétersbourg avec Damas, d'Autichamp et quelques autres émigrés, passa la nuit à boire du punch, pour se consoler du triste accueil qu'il avoit reçu le matin à la cour de Copenhague. Je salue votre excellence,

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Elseneur, le 21 Septembre 1796.

EN attendant l'embarquement que m'a promis le consul, je suis allé visiter la forteresse de Cronsbourg qui, placée à l'entrée du Sund et à côté de la ville d Elseneur, protège le péage que les danois imposent à

tous les vaisseaux faisant le commerce de la Baltique. Les suédois sont seuls affranchis d'une partie de ce tribut.

Cronsbourg sert en outre de prison d'état. On m'y a montré la chambre où la sœur de Georges III, la malheureuse reine Caroline Mathilde, fut renfermée par l'ambitieuse Julie Marie, et où l'artifice et l'audace lui arrachèrent l'aveu d'un amour qui fit trancher la tête à l'imprudent Struensée.

Je suis monté au haut d'une des tours de Cronsbourg, d'où l'on découvre à plaisir une grande partie de la Scanie, province suédoise dont les côtes sont opposées à celles du Danemarck. En ce moment un vent favorable poussoit la flotte marchande, qui sortoit de la Baltique pour entrer dans la mer du Categat. Quel ravissant spectacle, Monsieur, que celui de plus de cinq cents vaisseaux voguant à pleines voiles vers le même côté! On croit voir une partie du globe se précipiter sur l'autre.

La forteresse de Cronsbourg n'est pas trèsredoutable. Trois cents hommes bien déterminés suffiroient pour la prendre d'assaut et deux vaisseaux de ligne embossés la réduiroient aisément. D'ailleurs, le service y

est négligé. J'y ai vu des sentinelles ronfler dans leurs guérites, et des guérites sans sen- . tinelles. On s'apperçoit que le français Aubert ne vit plus. Les soldats en faction ne s'endormoient pas sous le commandement de ce vigilant vieillard.

En sortant de Cronsbourg, je m'acheminai vers Maria-Lust, petit jardin de plaisance du prince de Danemarck. Le hazard y avoit ce jour-là conduit ce prince, qui y va fort rarement. Les portraits que nous avons de lui, en Angleterre, lui ressemblent assez. Il est d'une taille médiocre et d'une complexion maigre, mais robuste. Il a une figure très-longue, très-pâle, des yeux bleus et le regard incertain; ses cheveux d'un blond très - blanc sont en queue et sans aucune frisure. On dit que ce jeune prince s'applique beaucoup aux affaires, et qu'il connoît, jusques dans les moindres détails, l'adininistration de son armée et de sa marine. Son plus grand plaisir est de faire faire l'exercice à ses troupes. Ne voudroit-il pas entrer que f que jour dans une ligue contre la Russie?

Salut à votre excellence,

TOM DRAWER.

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