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penchant qui s'étoit manifesté entre le grand-
duc et la princesse dès le premier moment
où ils s'étoient vus, la nature ne les avoit
pas destinés à s'aimer long-temps, et le chan-
gement survenu dans les traits du prince
ne fut
pas la seule cause de l'indifférence de
sa jeune épouse. Il avoit une imperfection
qui, quoiqu'aisée à détruire, sembloit bien
plus cruelle la violence de son amour,
ses efforts réitérés ne purent le faire réussir
à consommer le mariage. Si ce prince s'étoit
confié à quelqu'un qui eut un peu d'expé-
rience, l'obstacle qui s'opposoit à ses désirs
eut été vaincu. Le dernier rabin de Péters-
bourg ou le moindre chirurgien l'en auroit
délivré. Mais telle étoit la honte dont l'ac-
cabloit ce malheur qu'il n'eut pas même le
courage de le révéler, et la princesse qui ne
recevoit plus ses carresses qu'avec répu-
gnance, et qui n'étoit pas alors moins inex-
périmentée que lui, ne songea ni à le consoler,
ni à lui faire chercher des moyens qui le rame-
nassent dans ses bras. Cependant ils vécurent
quelque temps dans une intelligence appa-
rente, que Catherine prolongea tant qu'elle
crut en avoir besoin.

Cette princesse, élevée non loin de la
Tome I..

F

cour du grand Frédéric, où tout respiroit l'amour des sciences et des beaux-arts, joignoit à la beauté et à l'esprit très-juste qu'elle avoit requ de la nature, des connoissances étendues et la facilité de s'exprimer avec élégance dans plusieurs langues.

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Pierre avoit aussi de l'esprit, mais son éducation étoit très-négligée. Il possédoit un cœur excellent, mais il manquoit de politesse. Il étoit d'une assez grande taille, mais laid et presque difforme. Il rougissoit souvent de la supériorité de sa femme, et sa femme rougissoit de le voir trop peu digne d'elle; enfin il ne savoit pas la rendre heureuse. De-là nâquit cette haine mutuelle que les courtisans ne tardèrent pas à découvrir, et qui s'accrût si rapidement.

Par une bizarrerie cruelle, Elisabeth sembloit craindre que son neveu ne fut trop ins truit et ne se rendit trop recommandable. Dès l'instant qu'elle l'eut choisi pour successeur, elle le regarda comme un rival. C'est pour cela peut-être qu'elle lui ôta le sage Brumner, qui avoit commencé son éducation dans le Holstein, et qu'elle mit auprès de lui Tschoglokoff, l'un des esprits les plus bornés de la Russie. En vain quelques hommes ver

tueux, car il s'en trouve même à la cour de Pétersbourg; en vain quelques femmes estimables, car il y en avoit même auprès d'Elisabeth; en vain ces personnes qu'affligeoient l'ignorance et l'espèce d'abandon où on laissoit le jeune Pierre, voulurent en faire pressentir le danger à sa tante, l'Impératrice fut sourde à leurs représentations et les repoussa même quelquefois avec dureté.

On peut citer, entr'autres exemples, celui d'une femme-de-chambre, nommée Johanna, qui eut le courage de demander à cette princesse pourquoi elle écartoit le grand-duc. de toutes les délibérations du conseil. « Si vous » ne lui laissez rien apprendre de ce qu'il " faut savoir pour gouverner, ajouta-t-elle, » que voulez-vous donc qu'il devienne, et » que voulez-vous que devienne l'empire?» Pour toute réponse, Elisabeth la regardant avec colère, lui dit : « Johanna, sais-tu où "est la Sibérie? "Néanmoins la généreuse Johanna en fut quitte pour la peur, et elle se garda de faire à sa maîtresse de nouvelles remontrances.

Mais si quelques voix avoient osé s'élever en faveur de Pierre, il en étoit beaucoup d'autres qui se faisoient entendre contre lui.

Les courtisans ne l'avoient vu arriver que d'un oeil jaloux, et comme un homme qui devoit partager et peut-être leur arracher tout entier le pouvoir dont ils jouissoient, Parmi ceux qui cherchoient le plus à lui nuire, on compte le grand-chancelier Bestuscheff. Il avoit formé dès le commencement du mariage du grand-duc, le dessein d'exclure ce prince du trône ; et quelque hardi, quelque dangereux que fut son projet, il s'occupoit sans cesse des moyens de le faire réussir. Son génie prévoyant ne se flattoit pas à la vérité de parvenir à voir entièrement deshériter Pierre, mais il vouloit au moins le reléguer dans les camps et placer Catherine à la tête de toutes les affaires.

Dès que le plan de Bestuscheff fut bien arrêté, il le communiqua à plusieurs autres courtisans, qu'il savoit remplis de la haine qui l'animoit. Des femmes même furent admises dans la confidence, et ce ne furent pas elles qui servirent le moins les desseins du chancelier. Ce ministre conduisoit son intrigue avec une adresse extrême. Il écrivoit chaque jour les instructions qu'il donnoit aux personnes de son parti, sur de petits morceaux de papier et dans des termes

qui ne pouvoient être compris que par elles. Ensuite il renfermoit ces papiers dans une boîte à double fond, et en faisant semblant d'offrir du tabac, il les distribuoit suivant ses desseins. Par ce moyen ses confidens savoient ce qu'ils avoient à faire ou à dire dans la journée. Leur principal emploi étoit de noircir le grand-duc aux yeux d'Elisabeth. Ils relevoient ses moindres défauts, ils aggravoient ses plus légères fautes, ils lui imputoient des vices qu'il n'avoit pas encore et qu'ils vouloient lui faire contracter. Ils alloient même jusqu'à faire craindre à l'Impératrice que son neveu ne devint dangereux à sa puissance.

La foible Elisabeth n'étoit que trop portée à prêter l'oreille à ces perfides insinuations. Naturellement timide et soupçonneuse, elle finit par abhorrer celui dont elle n'avoit pas eu à se défier un seul instant.

Mais quelle étoit donc la cause de la conduite de l'ambitieux Bestuscheff? Pénétrant et rusé, ce ministre n'avoit pas tardé à appercevoir dans le grand-duc un caractère foible. Il avoit sans doute également observé que la grande-duchesse étoit en tout l'opposé de son mari. Ne devoit il donc pas espérer

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