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Rembrandt, pleine de ténèbres fourmillantes et mystėrieuses où scintille une tremblotante étoile de lumière. Richesses et misères, plaisirs et souffrances, hontes et gloires, grâces et laideurs, il savait tout de sa ville chérie; c'était pour lui un monstre énorme, hybride, formidable, un polype aux cent mille bras qu'il écoutait et regardait vivre, et qui formait à ses yeux comme une immense individualité. - - Voyez à ce propos les merveilleuses pages placées au commencement de la Fille aux yeux d'or, dans lesquelles Balzac, empiétant sur l'art du musicien, a voulu, comme dans une symphonie à grand orchestre, faire chanter ensemble toutes les voix, tous les sanglots, tous les cris, toutes les rumeurs, tous les grincements de Paris en travail!

De cette modernité sur laquelle nous appuyons à dessein provenait, sans qu'il s'en doutât, la difficulté de travail qu'éprouvait Balzac dans l'accomplissement de son œuvre : la langue française, épurée par les classiques du dix-septième siècle, n'est propre lorsqu'on veut s'y conformer qu'à rendre des idées générales, et qu'à peindre des figures conventionnelles dans un milieu vague. Pour exprimer cette multiplicité de détails, de caractères, de types, d'architectures, d'ameublements, Balzac fut obligé de se forger une langue spéciale, composée de toutes les technologies, de tous les argots de la science, de l'atelier, des coulisses, de l'amphithéâtre même. Chaque mot qui disait quelque chose était le bienvenu et la phrase, pour le recevoir, ouvrait une incise, une parenthèse, et s'allongeait complaisamment. C'est ce qui a fait dire aux critiques superficiels que Balzac ne savait pas écrire. Il avait, bien qu'il ne le crût pas, un style et un très-beau style, le style nécessaire, fatal et mathématique de son idée!

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VI

Personne ne peut avoir la prétention de faire une biographie complète de Balzac; toute liaison avec lui était nécessairement coupée de lacunes, d'absences, de disparitions. Le travail commandait absolument la vie de Balzac, et si, comme il le dit lui-même avec un accent de touchante sensibilité dans une lettre à sa sœur, il a sacrifié sans peine à ce dieu jaloux les joies et les distractions de l'existence, il lui en a coûté de renoncer à tout commerce un peu suivi d'amitié. Répondre quelques mots à une longue missive devenait pour lui dans ses accablements de besogne une prodigalité qu'il pouvait rarement se permettre; il était l'esclave de son œuvre et l'esclave volontaire. Il avait, avec un cœur trèsbon et très-tendre, l'égoïsme du grand travailleur. Et qui eût songé à lui en vouloir de négligences forcées et d'oublis apparents, lorsqu'on voyait les résultats de ses fuites ou de ses reclusions? Quand, l'œuvre parachevée, il reparaissait, on eût dit qu'il vous eût quitté la veille, et il reprenait la conversation interrompue, comme si quelquefois six mois et plus ne se fussent pas écoulés. Il faisait des voyages en France pour étudier les localités où il plaçait ses Scènes de province, et se retirait chez des amis, en Touraine, ou dans la Charente, trouvant là un calme que ses créanciers ne lui laissaient pas toujours à Paris. Après quelque grand ouvrage, il se permettait parfois une excursion plus longue en Allemagne, dans la haute Italie, ou en Suisse; mais ces courses faites rapidement, avec des préoccupations d'échéances

à

payer, de traités à remplir, et un viatique assez borné, le fatiguaient peut-être plus qu'elles ne le reposaient. Son grand œil buvait les cieux, les horizons, les montagnes, les paysages, les monuments, les maisons, les intérieurs pour les confier à cette mémoire universelle et minutieuse qui ne lui fit jamais défaut. Supérieur en cela aux poëtes descriptifs, Balzac voyait l'homme en même temps que la nature; il étudiait les physionomies, les mœurs, les passions, les caractères du même regard que les sites, les costumes et le mobilier. Un détail lui suffisait, comme à Cuvier le moindre fragment d'os, pour supposer et reconstituer juste une personnalité entrevue en passant. L'on a souvent loué chez Balzac, et avec raison, son talent d'observateur; mais, quelque grand qu'il fût, il ne faut pas s'imaginer que l'auteur de la Comédie humaine copiât toujours d'après nature ses portraits d'une vérité si frappante d'ailleurs. Son procédé ne ressemble nullement à celui de Henri Monnier, qui suit dans la vie réelle un individu pour en faire le croquis au crayon et à la plume, dessinant ses moindres gestes, écrivant ses phrases les plus insignifiantes de façon à obtenir à la fois une plaque de daguerréotype et une page de sténographie. Enseveli la plupart du temps dans les fouilles de ses travaux, Balzac n'a pu matériellement observer les deux mille personnages qui jouent leur rôle dans sa comédie aux cent actes; mais tout homme, quand il a l'œil intérieur, contient l'humanité : c'est un microcosme où rien ne manque.

Il a, non pas toujours, mais souvent observé en luimême les types nombreux qui vivent dans son œuvre. C'est pour cela qu'ils sont si complets. - Nul ne saurait suivre absolument la vie d'un autre; en pareil cas, il y a des motifs qui restent obscurs, des détails inconnus, des actions dont on perd la trace. Dans le portrait même

le plus fidèle, il faut une part de création. Balzac a donc créé beaucoup plus qu'il n'a vu. Ses rares facultés d'analyste, de physiologiste, d'anatomiste, ont servi seulement chez lui le poëte, de même qu'un préparateur sert le professeur en chaire lorsqu'il lui passe les substances dont il a besoin pour ses démonstrations.

Ce serait peut-être ici le lieu de définir la vérité telle que l'a comprise Balzac; en ce temps de réalisme, il est bon de s'entendre sur ce point. La vérité de l'art n'est point celle de la nature; tout objet rendu par le moyen de l'art contient forcément une part de convention : faites-la aussi petite que possible, elle existe toujours, ne fût-ce en peinture que la perspective, en littérature que la langue. Balzac accentue, grandit, grossit, élague, ajoute, ombre, éclaire, éloigne ou rapproche les hommes ou les choses, selon l'effet qu'il veut produire. Il est vrai, sans doute, mais avec les augmentations et les sacrifices de l'art. Il prépare des fonds sombres et frottés de bitume à ses figures lumineuses, il met des fonds blancs derrière ses figures brunes. Comme Rembrandt, il pique à propos la paillette de jour sur le front ou le nez du personnage; quelquefois, dans la description, il obtient des résultats fantastiques et bizarres, en plaçant, sans en rien dire, un microscope sous l'œil du lecteur; les détails apparaissent alors avec une netteté surnaturelle, une minutie exagérée, des grossissements incompréhensibles et formidables; les tissus, les squames, les pores, les villosités, les grains, les fibres, les filets capillaires prennent une importance énorme, et font d'un visage insignifiant à l'œil nu une sorte de mascaron chimérique aussi amusant que les masques sculptés sous la corniche du pont Neuf et vermiculés par le temps. Les caractères sont aussi poussés à outrance, comme il convient à des types: si le baron Hulot est un

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libertin, il personnifie en outre la luxure: c'est un homme et un vice, une individualité et une abstraction; il réunit en lui tous les traits épars du caractère. Où un écrivain de moindre génie eût fait un portrait, Balzac a fait une figure. Les hommes n'ont pas tant de muscles que Michel-Ange leur en met pour donner l'idée de la force. Balzac est plein de ces exagérations utiles, de ces traits noirs qui nourrissent et soutiennent le contour; il imagine en copiant, à la façon des maîtres, et imprime sa touche à chaque chose. Comme ce n'est pas une critique littéraire, mais une étude biographique que nous faisons, nous ne pousserons pas plus loin ces remarques, qu'il suffit d'indiquer. Balzac, que l'école réaliste semble vouloir revendiquer pour maître, n'a aucun rapport de tendance avec elle.

Contrairement à certaines illustrations littéraires qui ne se nourrissent que de leur propre génie, Balzac lisait beaucoup et avec une rapidité prodigieuse. Il aimait les livres, et il s'était formé une belle bibliothèque qu'il avait l'intention de laisser à sa ville natale, idée dont l'indifférence de ses compatriotes à son endroit le fit plus tard revenir. Il absorba en quelques jours les œuvres volumineuses de Swedenborg, que possédait madame Balzac mère, assez préoccupée de mysticisme à cette époque, et cette lecture nous valut Séraphita-Séraphitus, une des plus étonnantes productions de la littérature moderne. Jamais Balzac n'approcha, ne serra de plus près la beauté idéale que dans ce livre : l'ascension sur la montagne a quelque chose d'éthéré, de surnaturel, de lumineux qui vous enlève à la terre. Les deux seules couleurs employées sont le bleu céleste, le blanc de neige avec quelques tons nacrés pour ombre. Nous ne connaissons rien de plus enivrant que ce début. Le panorama de la Norwége, découpée par ses

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