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qui vient de mourir après de si longues souffrances, dans tout l'éclat de son succès, de sa jeunesse et de sa beauté. Il portait un magnifique costume vénitien, à la Paul Véronèse grande robe de damas vert-pomme, ramagé d'argent, toquet de velours nacarat et maillot rouge en soie, chaîne d'or au col; il était superbe, éblouissant de verve et d'entrain, et ce n'était pas le vin de Champagne qu'il avait bu chez nous qui lui donnait ce pétillement de bons mots. Dans cette soirée Édouard Ourliac, qui plus tard est mort dans des sentiments de profonde dévotion, improvisait, avec une âpreté terrible et un comique sinistre, ces charges amères où perçait déjà le dégoût du monde et des ridicules humains.

Dans ce petit logement de la rue du Doyenné, qui n'est plus aujourd'hui qu'un souvenir, J. Sandeau vint nous chercher de la part de Balzac, pour coopérer à la Chronique de Paris, où nous écrivimes la Morte amoureuse et la Chaîne d'or ou l'Amant partagé, sans compter un grand nombre d'articles de critique. Nous faisions aussi à la France littéraire, dirigée par Charles Malo, des esquisses biographiques de la plupart des poëtes maltraités dans Boileau, et qui furent réunis sous le titre de Grotesques. A peu près vers ce temps (1856), nous entrâmes à la Presse, qui venait de se fonder, comme critique d'art. Un de nos premiers articles fut une appréciation des peintures d'Eugène Delacroix à la Chambre des députés. Tout en vaquant à ces travaux, nous composions un nouveau volume de vers la Comédie de la Mort, qui parut en 1838. Fortunio, qui date à peu près de cette époque, fut inséré d'abord au Figaro sous forme de feuilletons, qui se détachaient du journal et se pliaient en livre.

Là finit ma vie heureuse, indépendante et primesautière. On me chargea du feuilleton dramatique de la

Presse, que je fis d'abord avec Gérard et ensuite tout seul pendant plus de vingt ans. Le journalisme, pour se venger de la préface de Mademoiselle de Maupin, m'avait accaparé et attelé à ses besognes. Que de meules j'ai tournées, que de seaux j'ai puisés à ces norias hebdomadaires ou quotidiennes, pour verser de l'eau dans le tonneau sans fond de la publicité! J'ai travaillé à la Presse, au Figaro, à la Caricature, au Musée des Familles, à la Revue de Paris, à la Revue des Deux Mondes, partout où l'on écrivait alors. Mon physique s'était beaucoup modifié, à la suite d'exercices gymnastiques. De délicat j'étais devenu très-vigoureux. J'admirais les athlètes et les boxeurs par-dessus tous les mortels. J'avais pour maître de boxe française et de canne Charles Lecour, je montais à cheval avec Clopet et Victor Franconi, je canotais sous le capitaine Lefèvre, je suivais, à la salle Montesquieu, les défits et les luttes de Marseille, d'Arpin, de Locéan, de Blas, le féroce Espagnol, du grand Mulâtre et de Tom Cribbs, l'élégant boxeur anglais. Je donnai même à l'ouverture du Château-Rouge, sur une tête de Turc toute neuve, le coup de poing de cinq cent trente-deux livres devenu historique; c'est l'acte de ma vie dont je suis le plus fier. En mai 1840, je partis pour l'Espagne. Je n'étais encore sorti de France que pour une courte excursion en Belgique. Je ne puis décrire l'enchantement où me jeta cette poétique et sauvage contrée, rêvée à travers les Contes d'Espagne et d'Italie d'Alfred de Musset et les Orientales d'Hugo. Je me sentis là sur mon vrai sol et comme dans une patrie retrouvée. Depuis, je n'eus d'autre idée que de ramasser quelque somme et de partir la passion ou la maladie du voyage s'était développée en moi. En 1845, aux mois les plus torrides de l'année, je visitai toute l'Afrique française et fis, à la suite du maréchal Bugeaud, la première campagne de

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Kabylie contre Bel-Kasem-ou-Kasi, et j'eus le plaisir de dater du camp d'Aïn-el-Arba la dernière lettre d'Edgar de Meilhan, dont je remplissais le personnage dans le roman épistolaire de la Croix de Berny, fait en collaboration avec madame de Girardin, Méry et Sandeau. Je ne parlerai pas d'excursions rapides en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en Suisse. Je parcourus l'Italie en 1850, et j'allai à Constantinople en 1852. Ces voyages se sont résumés en volumes. Plus récemment, une publication d'art, dont je devais écrire le texte, m'envoya en Russie en plein hiver, et je pus savourer les délices de la neige. L'été suivant, je poussai jusqu'à Nijni-Novgorod, à l'époque de la foire, ce qui est le point le plus éloigné de Paris que j'aie atteint. Si j'avais eu de la fortune, j'aurais vécu toujours errant. J'ai une facilité admirable à me plier sans effort à la vie des différents peuples. Je suis Russe en Russie, Turc en Turquie, Espagnol en Espagne, où je suis retourné plusieurs fois par passion pour les courses de taureaux, ce qui m'a fait appeler, par la Revue des Deux Mondes, « un être gras, jovial et sanguinaire. » J'aimais beaucoup les cathé drales, sur la foi de Notre-Dame de Paris, mais la vue du Parthenon m'a guéri de la maladie gothique, qui n'a jamais été bien forte chez moi. J'ai écrit un Salon d'une vingtaine d'articles, toutes les années d'exposition à peu près, depuis 1835, et je continue au Moniteur la besogne de critique d'art et de théâtre que je faisais à la Presse. J'ai eu plusieurs ballets représentés à l'Opéra, entre autres Giselle et la Péri, où Carlotta Grisi conquit ses ailes de danseuse; à d'autres théâtres, un vaudeville, deux pièces en vers le Tricorne enchanté et Pierrot posthume; à l'Odéon, des prologues et des discours d'ouverture. Un troisième volume de vers: Émaux et camées, a paru en 1852, pendant que j'étais à Constantinople.

Sans être romancier de profession, je n'en ai pas moins bâclé, en mettant à part les nouvelles, une douzaine de romans les Jeunes-France, Mademoiselle de Maupin, Fortunio, les Roués innocents, Militona, la Belle Jenny, Jean et Jeannette, Avatar, Jettatura, le Roman de la momie, Spirite, le Capitaine Fracasse, qui fut longtemps ma « Quinquengrogne, » lettre de change de ma jeunesse payée par mon âge mûr. Je ne compte pas une quantité innombrable d'articles sur toutes sortes de sujets. En tout quelque chose comme trois cents volumes, ce qui fait que tout le monde m'appelle paresseux et me demande à quoi je m'occupe. Voilà, en vérité, tout ce que je sais sur moi.

(L'ILLUSTRATION, 9 mars 1867.)

ALPHONSE KARR

M. Alphonse Karr s'est révélé au monde littéraire par un livre où le caprice de Sterne se mêlait à la passion de Jean-Jacques Rousseau; nous voulons parler de Sous les Tilleuls, que tout le monde a lu et que personne n'a oublié; aux pages les plus chaleureuses succédaient des plaisanteries fines, aiguës et, sous une apparence paradoxale, d'une justesse et d'une vigueur extrêmes; la vie de jeune homme y était peinte avec un abandon familier et charmant dans ses joyeuses misères et son poétique désordre; l'ardeur d'un premier amour échauffait les lettres si vraies et si sincères de Stephen à Magdeleine. - Sous le héros de roman on sentait vivre et palpiter l'homme, c'étaient de tièdes larmes montées du cœur aux yeux qui tombaient des paupières de ses personnages, et non de froides gouttes d'eau puisées dans la carafe. Au milieu de la fausse sensibilité et de la passion bâtarde des romans ordinaires, un tel accent de nature devait produire un grand effet, et Sous les Tilleuls obtint un des plus beaux succès que puisse désirer un amour-propre, si difficile qu'il soit.

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