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L'HISTOIRE ET LA LÉGENDE

DANS LES CHANTS POPULAIRES BRETONS

LE PAGE

DE

LOUIS XIII

Une affaire restée célèbre a donné naissance à ce chan. François de Montmorency, comte de Bouteville, et son cousin, François de Rosmadec, comte de la Chapelle, payèrent de leur tête, sous le ministère de Richelieu, leurs nombreuses et audacieuses infractions aux édits royaux sur les duels.

Cette fin tragique d'un cadet de Rosmadec, maison si populaire, aux environs de Quimper, devait nécessairement faire impression dans l'esprit des poëtes paysans; et, en effet, un chant composé en Cornouailles sur cet événement est venu jusqu'à nous, sous deux versions différentes.

L'une de ces versions intitulée : Le Page de Louis XIII, a été publiée dans le Barzaz-Breiz, par M. de la Villemarqué; l'autre intitulée Le comte des Chapelles, a été donnée par M. Luzel, dans ses Gwerziou-Breiz-Izel.

On sait combien, en ces deux recueils, les versions d'un même chant différent entre elles. On connaît aussi le débat qui est né de la constatation de ces dissemblances.

T. V.

NOTICES. — IV ANNÉE, 3° LIV.

14

Je ne saurais avoir la prétention de proposer la solution suivante, comme un moyen général de trancher la difficulté ; mais, dans le chant particulier que je vais étudier, j'ai l'ambition de démontrer que les dissemblances entre les deux versions reposent principalement sur ce fait que l'une, celle de M. de la Villemarqué, est restée en Cornouailles, tandis que l'autre, celle de M. Luzel, a passé en Tréguier.

Pas plus l'une que l'autre, d'ailleurs, ne représente le chant primitif, tel qu'il sortit de la bouche du poëte cornouaillais, à l'annonce de cette nouvelle terrible: Le comte de la Chapelle, frère du marquis de Rosmadec, a eu la tête tranchée à Paris, pour s'être battu en duel.

Toutes les deux en dérivent; mais la version de Tréguier sans compter le changement de dialecte, est entièrement défigurée par les interpolations dont elle est toute remplie.

Quant à la versio n de Cornouailles, elle a subi également d'importantes modifications, sous l'empire de circonstances spéciales qu'il ne sera pas sans intérêt d'étudier.

I

LA VERSION DE TRÉGUIER

Si cependant l'une des deux versions se rapproche plus que l'autre de la chanson primitive, c'est celle de M. Luzel.

Je ne parle pas du dialecte, bien entendu, qui s'est modifié peu à peu dans la bouche des chanteurs de Saint-Brieuc et de Tréguier. Je parle de la physionomie générale de la chanson authentique qu'il n'est pas impossible de retrouver dans cette version, à travers toutes les altérations qu'on lui a fait subir.

Un des principaux caractères de l'authenticité, dans un acte de ce genre qui, par certains côtés, se rattache à l'histoire, est

l'exactitude, de quelques-uns au moins, de ses témoignages historiques.

Or, ce caractère est loin de faire défaut à la version de M. Luzel qui est très précise dans la désignation des personnages qu'elle met en scène.

Par son titre Le comte des Chapelles, elle éclaire déjà le sujet d'une manière fort utile; et elle donne un nom au jeune seigneur dont elle redit les aventures. De plus, elle attribue à la châtelaine de Boligneau la qualité de belle-sœur de son héros, ce qui est conforme à l'histoire.

Dans la chanson du Bursaz-Breiz, au contraire, on chercherait vainement des indications aussi formelles et aussi justes. Cette version ne donne aucun nom, et elle fait de la châtelaine de Botigneau, la sœur du comte de la Chapelle, ce qui n'est pas d'accord avec la vérité.

Toutefois, au dénouement, la version de M. Luzel se met en rupture absolue avec l'exactitude; mais je dirai ce qu'il en faut penser, lorsque je parviendrai à cette partie de la chanson, dans le rapide examen que je vais en entreprendre.

Je ne doute pas que les nombreux chanteurs par la bouche desquels elle a passé, avant d'arriver jusqu'à nous, ne nous aient transmis à peu près fidèlement, en la version de M. Luzel, le sens, sinon le texte, des trois premiers paragraphes de la chanson primitive. Voyez son début :

<< Komt ar Chapel, breur ar Markiz,

« A zo prisoniet en Paris.

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«Le comte des Chapelles, frère du Marquis, est en prison à « Paris.

« Et quel crime a-t-il donc commis, le comte des Chapelles, « pour être mis en prison? »>

Ne vous semble-t-il pas entendre, arrangée sous une forme poétique, la grande nouvelle du jour, la question palpitante

volant de proche en proche par les chemins de Cornouailles, en ce printemps de 1627, qui vit se produire, après le duel fatal, l'emprisonnement de François de Rosmadec ?

Malgré l'erreur qu'elle contient, la réponse est très problablement conforme à ce qu'elle fut, dans le principe : « Il « a commis un assez grand crime, il a tué le page du roi! Il a « tué le page du roi, en sa présence, d'un coup d'épée ! »

Bussy d'Amboise qui fut tué par Rosmadec n'était point page du roi ; mais il convient de ne pas oublier que le chanteur cornouaillais, auteur de la ballade, était très éloigné de toute source véritable d'informations.

La nouvelle de la mort du comte est certaine, la cause de cette mort est également connue; mais les détails du duel et de l'exécution, à une si grande distance de Paris et au fond des campagnes bretonnes, ne peuvent être que très vagues; et l'imagination des paysans se donne libre carrière.

Rosmadec était jeune, son adversaire l'était sans doute aussi; donc celui-ci ne pouvait être qu'un page. La punition est terriblement exemplaire; donc c'était le page favori du roi que Rosmadec a tué, « le plus grand ami qu'eut le roi de France; » et il a aggravé son crime, en le mettant à mort, sous les yeux mêmes de Sa Majesté.

Voilà comment la légende se crée et la chanson se fabrique, sans préoccupation de l'histoire et de la vérité. Poursuivons; nous verrons jusqu'au bout le même procédé mis en œuvre et le chanteur brodant des circonstances imaginaires sur un fait authentique.

Dans le second paragraphe, le détail authentique est l'envoi, en Bretagne, d'un messager chargé de porter de mauvaises nouvelles, à la marquise de Rosmadec, Renée de Kerhoënt, belle-sœur du comte de la Chapelle.

Dès qu'il fut arrêté, il va sans dire qu'il donna immédiatement avis à sa famille de son emprisonnement; mais il s'écoula plus de cinq semaines entre l'arrestation et l'exécution; et il est probable qu'un jour les paysans de Clohars

Fouesnant virent un messager se diriger, bride abattue, vers le manoir de Botigneau, résidence habituelle de la marquise de Rosmadec.

Le départ précipité de Renée de Kerhoënt, qui suivit l'arrivée de ce messager, fait l'objet du troisième paragraphe de la version de M. Luzel; et je ne crois pas téméraire de l'accepter comme un fait historique.

Le Mercure François qui a publié les renseignements les plus circonstanciés sur cette affaire ne fait cependant nulle mention de la présence, à Paris, de la belle-sœur de François de Rosmadec.

Il aurait parlé de cette jeune femme, si elle avait pu parvenir jusqu'au roi; il en aurait tiré un grand effet d'émotion et de curiosité, si elle était arrivée trop tard; d'où l'on peut être autorisé à conclure, pour ne pas rejeter cette tradition populaire sans un motif sérieux, que la marquise de Rosmadec partit en effet, mais qu'elle fut arrêtée en route, par cette triste nouvelle, que la justice du cardinal avait suivi son

cours.

Il faut donc repousser comme entièrement imaginaire le fait de l'entrevue du roi et de la marquise. Dès que le carrosse qui emportait cette dernière eut disparu aux yeux des paysans de Cornouailles, ils n'eurent plus d'autres ressources que de recourir à l'invention pour remplacer les détails authentiques qui leur faisaient défaut.

Ils suivirent en pensée la jeune marquise entrant pompeusement à la cour, tenant un langage des plus fiers à son cousin, le roi de France, et lui proposant de racheter son beaufrère, « pour son poids d'argent blanc et autant en or jaune. »

A ce passage s'arrête, en tant qu'elle existe, la conformité de la version de M. Luzel avec la chanson primitive. Le dénouement tout entier a été interpolé, et doit être retranché.

Il est à penser qu'à la longue, le vrai dénouement, celui qui a été perdu, finit par déplaire. On trouvait trop triste de voir ainsi cette jeune tête rouler sur l'échafaud; et c'est

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