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plusieurs jours qu'il avait écrit à sa femme; et, comme il n'avait jamais aimé tenir la plume, ces quelques lignes lui avaient suffi. Il avait su d'ailleurs y introduire toutes ses recommandations.

Après cette brusque entrée en matière : « Monsieur de «Nantes vous dira, ma femme, de quelle sorte je vay mourir « maintenant, » il avait demandé à sa compagne de prier pour lui el de payer ses dettes, en insistant spécialement sur ce dernier point: « Les prières que vous ferez faire pour le << salut de mon âme me peuvent beaucoup servir; mais le << principal, c'est de satisfaire à tous mes créanciers »; et il s'était empressé de terminer, sur cette brève assurance d'amour: « Je ne veux pas vous dire davantage de paroles, « pour vous faire cognoistre que je vous ayme, de peur que « cela n'accroisse votre affliction; mais je vous prie qu'elle << prenne fin, afin que, ne me pouvant plus servir, au moins << elle ne vous puisse nuire. »

Depuis le moment où il avait accompli ce devoir, il ne semble pas que Bouteville ait manifesté l'intention d'adresser de plus longs adieux à sa famille ou à ses amis; car la relation si détaillée du Mercure n'en contient aucune trace. Il est vrai que, s'il n'employait pas de la même façon que son cousin, la fin de la dernière journée qui lui restait à vivre, il n'en donnait pas moins à ses gardiens toutes les preuves d'une sérénité égale à la sienne, mais d'une sérénité d'un autre

genre.

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Pour occuper sa soirée, il les regardait jouer au piquet ; et, de temps à autre, il les aidait de ses conseils; si bien qu'un des joueurs, le lieutenant du guet Andrenas, lui dit : Monsieur, je ne voudrais pas jouer avec vous, car je croy « que vous êtes un des bons joueurs de piquet de France. J'y ay joué autrefois, répondit Bouteville, mais je jouois «tousiours cent escus en quart par chaque partie, et ay joué « une fois contre Galet sept cent pistoles, en une partie « que je perdis. »

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Puis, ayant entendu sonner dix heures, il se mit au lit, et dormit toute la nuit d'un profond sommeil. Le lendemain, il se leva vers huit heures; et son insouciance était si grande qu'il allait se mettre à table, sans avoir fait une seule prière. Andrenas lui suggéra l'idée de réparer cet oubli; et ensuite il mangea de bon appétit, « sans penser qu'il « deust mourir. »

Voyant Bouteville si calme en son dernier matin, le lieutenant du guet désira savoir si la nuit n'avait pas changé les dispositions du comte de la Chapelle ; et il se rendit dans sa cellule, en lui donnant pour prétexte de sa visite que son cousin l'envoyait prendre de ses nouvelles.

La constance de François de Rosmadec n'avait subi aucune atteinte; et il lui répondit avec tranquillité que, depuis plusieurs jours déjà, il avait fait son sacrifice. Après tout, il n'était qu'un cadet, sans alliance; il ne possédait pas grand' chose; et il n'avait pas tant de motifs de tenir à la vie. Il s'empressa d'ajouter qu'il n'en était pas ainsi de son cousin de Bouteville, qui était riche, allié aux plus grands seigneurs de France, et qui laissait après lui une jeune femme et deux petits enfants. Il s'enquit avec intérêt de la manière dont son cousin acceptait sa condamnation; car le dernier jour s'était levé, et « il se pourroit bien fascher, quand on luy parleroit « de la mort. >>

XII

LA PLACE DE GRÈVE

Ce que François de Rosmadec avait prévu dans sa sollicitude arriva. Bouteville gardait au fond du cœur beaucoup plus d'espérance qu'il n'aurait peut-être voulu se l'avouer à luimême; et, quand il reçut l'ordre, vers onze heures, de se rendre à la chapelle de la Conciergerie, il comprit que tout était fini et il se fâcha.

Au moment de partir, le guichetier, ayant vu à son doigt une petite bague de peu de valeur, la lui demanda, et il la donna volontiers; mais cet homme rapace, ne s'étant pas contenté de ce premier présent, le pria d'y joindre aussi ses gants qui étaient fort beaux. Cette fois, Bouteville n'y tint plus, et, saisi d'un nouveau mouvement de colère, il jeta ses gants par la fenêtre.

Quant à Rosmadec, la lugubre ambassade du guichetier ne lui causa aucune surprise; et, se levant aussitôt, il donna son manteau aux gens qui le gardaient, et se mit en devoir d'obéir.

Lorsque les condamnés furent arrivés à la chapelle qui était pleine de monde, on les fit mettre à genoux; et le greffier, Pierre Caluzé, leur lut l'arrêt de mort.

Suivant un procès-verbal, inédit et très curieux', qui fut rédigé par ce dernier, à la suite de l'exécution, Bouteville lui dit en sousriant que puis qu'il failloyt mourir, qu'il estoit «prest de souffryr la mort et que cela ne l'estonnoyt;» et François de Rosmadec, «eslevant ses yeux au ciel, dit « qu'il supplyoit tous ceux qui estoient là de sortyr, affin qu'ilz «cussent loysyr de penser à Dieu. »

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On lui donna immédiatement satisfaction; et on fit sortir tout le peuple, pour lequel le malheur de ces deux gentilshommes était un grand sujet de curiosité, d'autant plus qu'après la lecture de l'arrêt, on leur avait lié les mains, et on les avait fait monter sur un jubé qui dominait toute la chapelle.

Ils avaient bien besoin de n'être pas troublés de regards indiscrets, pendant les longues heures de préparation à la mort qui allaient commencer; et ils furent laissés seuls entre les mains de deux oratoriens, le P. Gordeau et le P. Fautrat. Les mœurs étaient alors si rudes et les caractères si forte

1 Arch. nat. id. Ce document, que je publie plus loin en entier, a été déchiffré par M. Elie Berger, des Archives nationales, qui a eu la bonté de mettre à ma disposition la copie qu'il en avait fai e.

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ment trempés, qu'ils supportèrent sans défaillance une interminable agonie, qui dura de onze heures du matin à cinq heures du soir.

Après avoir fait leur confession, ils employèrent ce temps à écouter les exhortations de l'évêque de Nantes, qui était venu se joindre aux deux religieux, et à implorer de Dieu la gràce de bien mourir. Il paraît même que c'est pour eux que fut instituée cette coutume de « l'Adoration du Saint-Sacrement aux patients condamnez « à mort, dans la chapelle de la Conciergerie'. »

Toutefois leurs parents et leurs amis n'avaient pas encore renoncé à tout espoir de les sauver. Dans l'aprèsmidi de ce jour, la princesse de Condé et les duchesses d'Angoulême, de Ventadour et de Montmorency accompagnèrent Madame de Bouteville au Louvre.

La veille, une démarche semblable de leur part n'avait pas réussi, Louis XIII, ayant absolument refusé de les voir. Cette fois, elles furent reçues, et l'on pensait qu'à la vue de la jeune dame de Bouteville qui était enceinte2, le roi se laisserait attendrir.

Admises en sa présence, elles se jetèrent à ses genoux en criant : « Miséricorde! Sire, miséricorde ! » et, sous le coup de cette émotion violente, Madame de Bouteville s'évanouit.

Le roi était très triste et très ému lui-même, mais il opposa la résistance la plus ferme à ces supplications; et il dit à la princesse de Condé : « Leur perte m'est

'Note du registre des écrous de la Conciergerie, citée par M. Jal, dans son Dictionnaire critique.

L'enfant qu'elle portait alors dans son sein devait être un jour le Maréchal de Luxembourg. Après la mort si tragique de son mari, Elisabeth-Angélique de Vienne resta fidèle à sa mémoire et il y avait soixante-neuf ans qu'elle était veuve, lorsqu'elle mourut elle-même très âgée, en 1696.

« aussi sensible qu'à vous: mais ma conscience me « défend de leur pardonner1. »

Lorsque cinq heures sonnèrent à la tour de l'Horloge, le greffier descendit dans la chapelle de la Conciergerie, et déclara aux condamnés que le moment était venu d'exécuter l'arrêt qu'il leur avait prononcé le matin. Il leur demanda «< sy maintenant, ils n'estoyent pas remys « à la volonté de Dieu et s'ilz ne vouleoynt pas que le peuple chantast ung salve et feist pryere pour eux en <<< la manyere accoustumée. »>

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Bouteville lui répondit « que ouy et qu'il estoit prest d'obéir; mais une manière si laconique de manifester sa résignation ne suffisait pas à François de Rosmadec, qui débordait d'une joie surnaturelle, et, saluant l'entrée du greffier, comme le captif salue sa délivrance, il s'écria : << Vous estes l'ange Gabriel qui nous annoncez les bonnes « nouvelles qui sont celles de la mort, et prirons Dieu pour << vous. » Puis se prosternant, il baisa humblement le sol, et se mit en prières.

Le greffier posa alors aux condamnés la question d'usage, en les interrogeant sur ce qu'ils pourraient avoir encore à dire « pour la descharge de leur conscience. » Ils répondirent

La rigueur de Louis XIII peut paraître excessive: mais il ne faut pas oublier qu'elle était imposée au roi par une raison supérieure, la nécessité de mettre un frein à la furieuse passion des duels qui faisait tous les jours de nouvelles victimes dans les rangs de la noblesse. Il ne faut pas non plus perdre de vue que ce terrible exemple n'a pas été inutile, et que, selon la parole du président Hénault, «< cette sévérité fit plus d'effet sur les esprits << que tous les édits qu'on avait rendus à ce sujet. »

Archives nationales. Cette réponse qui serait inexplicable sur les lèvres d'un jeune homme de vingt-huit ans, sans la puissance des sentiments que la religion inspire, concorde parfaitement avec ce passage des Mémoires du cardinal de Richelieu, établissant une sorte de comparaison entre les deux jeunes gens, parvenus à ce moment fatal: « Il y eut cette différence « entre eux : « Bouteville parut triste en cette dernière action et le comte des Chapelles, joyeux; Bouteville, triste, pour les fautes qu'il avoit commises, << et l'autre, joyeux, pour l'espérance qu'il avoit d'estre bientost en paradis, << où toute joie abonde. >

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