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viléges civils; si leurs vœux, reconnus de l'autorité publique, leur donnaient une autre force que celle qui naît d'un consentement chaque jour renouvelé, un autre caractère que celui de la liberté la plus absolue, on concevrait les alarmes de tous les pouvoirs et de tous les partis. Les uns repousseraient le privilége par cela seul qu'il est privilége; d'autres craindraient pour le fisc, privé des avantages qu'il retire du passage rapide des propriétés de main en main; d'autres réclameraient la liberté individuelle et la liberté de conscience menacées par des engagements religieux n'ayant pas pour seule garantie la persévérance intérieure de l'âme dans les mêmes dispositions; d'autres ne supporteraient pas des établissements auxquels la société moderne n'aurait pas ôté, par quelque importante modification, le sceau du passé. Toutes ces pensées sont compréhensibles.

et

Ce qui est inexplicable, c'est que quelques hommes las des passions du sang et de l'orgueil, pris pour Dieu pour les hommes d'un amour qui les détache d'euxmêmes, ne puissent se réunir dans une maison à eux, et là, sans privilége, sans vœux reconnus de l'État, uniquement liés par leur conscience, y vivre à cinq cents francs par tèle, occupés de ces services que l'humanité peut bien ne pas concevoir toujours, mais qui, dans tous les cas, ne font de mal à personne. Cela est inexplicable, pourtant cela est. Et quand nous, ami passionné de ce siècle, né au plus profond de ses entrailles, nous lui avons demandé la liberté de ne croire à rien, il nous l'a permis. Quand nous lui avons demandé la liberté d'aspirer à toutes les charges et à tous.

les honneurs, il nous l'a permis. Quand nous lui avons demandé la liberté d'influer sur ses destinées en traitant, tout jeune encore, les plus graves questions, il nous l'a permis. Quand nous lui avons demandé de quoi vivre avec toutes nos aises, il l'a trouvé bon. Mais aujourd'hui que, pénétré des éléments divins qui remuent aussi ce siècle, nous lui demandons le liberté de suivre les inspirations de notre foi, de ne plus prétendre à rien, de vivre pauvrement avec quelques amis touchés des mêmes désirs que nous, aujourd'hui nous nous sentons arrêté tout court, mis au ban de je ne sais combien de lois, et l'Europe presque entière se réunirait pour nous accabler, s'il le fallait.

Cependant nous ne désespérons pas de nous-même en face de tous ces obstacles extérieurs. Nous nous confions à Dieu, qui nous appelle, et à notre pays.

On a dit que les communautés religieuses étaient interdites en France par les lois : plusieurs l'ont nié; d'autres ont soutenu que ces lois, supposé qu'elles existent, avaient été abrogées par la charte. Je n'examinerai aucune de ces questions; car je ne me présente, en ce moment, ni à la tribune ni à la barre d'une cour de justice. Je m'adresse à une autorité qui est la reine du monde, qui, de temps immémorial, a proscrit des lois, en a fait d'autres, de qui les chartes ellesmêmes dépendent, et dont les arrêts, méconnus un jour, finissent tôt ou tard par s'exécuter. C'est à l'opi-_ nion publique que je demande protection, et je la lui demande contre elle-même, s'il en est besoin. Car il y a en elle des ressources infinies, et sa puissance n'est

si haute que parce qu'elle sait changer sans se vendre jamais.

Quoi qu'il en soit donc de la législation positive, il est certain que les communautés religieuses existent en France. Malgré l'incertitude et la contradiction des lois, malgré des passions encore chaudes, elles se sont fondées et accrues sous tous les régimes, aussi bien sous la révolution de 1830 que sous l'Empire et la Restauration. Sans secours de l'État qu'une simple tolérance, elles ont vécu de leur travail uni à la coopération de la charité, et bien qu'on les ait fréquemment attaquées de loin, jamais une insulte n'a frappé à leur porte depuis quarante ans, comme pas un scandale n'en a passé le seuil. Une stabilité si extraordinaire sur un sol si mouvant doit avoir des causes : quelles sont-elles? Il est évident d'abord que, dans notre état social, aucune contrainte, aucune séduction, de quelque nature qu'elle soit, ne peut déterminer un si grand nombre de personnes à préférer la vie commune à la vie individuelle. L'acte par lequel on se dévoue aujourd'hui à ce genre d'existence est un acte de choix, un acte essen- tiellement libre, et la quantité d'hommes et de femmes qui mettent là tout leur avenir, sans crainte comme sans regret, est une preuve que la vie commune est la vocation d'un certain nombre d'âmes. En tout temps, cette disposition s'est manifestée; mais elle est plus frappante aujourd'hui, si l'on considère à la fois l'état précaire des communautés religieuses et la passion d'individualité qui dévore le cœur des hommes. Il faut que, malgré des conditions si défavorables, il y ait aussi

dans la nature humaine d'autres goûts, d'autres penchants plus forts que les instincts de l'égoïsme même légitime. De quel droit les empêcherait-on de se satisfaire, s'ils ne nuisent à personne? Et en quoi nuisentils? Quel mal font au monde ces filles pauvres qui se sont formé un abri pour leur jeunesse et leurs vieux jours à force de vertus? Quel mal lui font ces solitaires laborieux qui ne demandent à la liberté de leur pays que l'avantage de mêler leurs sueurs? Quel mal lui font ces sœurs et ces frères des hôpitaux, ces prêtres qui se destinent en commun à porter le Christianisme et la civilisation aux peuples encore barbares, ou à évangéliser leur propre pays, ou à élever la jeunesse que leur confiera la volonté des pères de famille? Quel mal y a-t-il à tout cela? Si ce ne sont point des mérites, ce sont au moins des goûts innocents. Et se pourrait-il concevoir qu'un pays où l'on proclame depuis cinquante ans la liberté, c'est-à-dire le droit de faire ce qui ne nuit pas à autrui, poursuivît à outrance un genre de vie qui plaît à beaucoup, et qui ne nuit à aucun? A quoi bon verser tant de sang pour les droits de l'homme ? Est-ce que la vie commune n'est pas un droit de l'homme, quand même elle ne serait pas un besoin de l'humanité? Cette pauvre fille qui ne peut pas se marier, qui ne peut pas trouver un ami sur la terre, n'a-t-elle pas le droit de porter sa dot de mille écus à une famille dont elle deviendra la fille et la sœur, qui la logera, la nourrira, la consolera, et lui donnera, pour plus grande sûreté, l'amour de Dieu, qui ne trompe jamais? Si quelques hommes n'aiment pas ce genre de vie, personne ne les

force de le prendre. Si, riches et contents, ils n'ont pas senti les misères de l'âme et du corps, à la bonne heure; mais il leur sied mal d'ôter aux autres un asile qui serait encore sacré, quand il ne servirait qu'à satisfaire un caprice de la nature.

Ce qui trompe là-dessus quelques hommes droits, c'est la pensée toujours présente des anciens couvents. Autrefois les couvents faisaient partie de l'organisation civile. Objets d'envie par leurs richesses, ils débarrassaient les familles nobles du souci de leurs cadets et de la nécessité de doter leurs filles. Une foule de vocations aidées par une industrie domestique peuplaient d'àmes ennuyées et médiocres les longs corridors des monastères. Le peuple aussi se laissait prendre au bonheur de vivre derrière ces hautes murailles qui cachaient, croyait-il, une existence molle, devenue telle, en effet, bien souvent par la convoitise des gens du siècle. Tout cela est vrai, quoique peut-être exagéré : mais on oublie que cet ordre de choses est complétement détruit par le fait seul que l'État ne reconnaît plus les vœux religieux, et tel est l'objet véritable de la législation que l'on invoque contre les communautés. Elles ont cessé d'être des institutions civiles, et n'ayant plus dès lors d'autres liens que la conscience, la conscience les protége contre les abus qu'introduit toujours dans les choses saintes la main de la force. Aussi les communautés religieuses présentent en France depuis quarante ans un spectacle si pur et si parfait, qu'il faut un souvenir bien ingrat pour leur opposer les fautes d'un temps qui n'existe plus. La gloire de la France,

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