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SUR L'ESPRIT DES LOIS

DE MONTESQUIEU.

LIVRE PREMIER.

Des lois en général.

Les lois positives doivent être conséquentes aux lois de notre nature. Voilà l'Esprit des Lois

Les lois ne sont pas, comme le dit Montesquieu, les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Une loi n'est pas un rapport, et un rapport n'est pas une loi. Cette explication ne présente pas un sens clair. Prenons le mot loi dans son sens spécifique et particulier cette acception des mots est toujours la première qu'ils aient eue; et il faut toujours y remonter pour les bien entendre. Dans ce sens nous entendons par une loi, une règle prescrite à nos actions par une autorité que nous regardons comme ayant le droit de faire cette loi. Cette dernière con

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dition est nécessaire; car lorsqu'elle manque, la règle prescrite n'est plus qu'un ordre arbitraire, un acte de violence et d'oppression.

Cette idée de la loi renferme celle d'une peine attachée à son infraction, d'un tribunal qui applique cette peine, d'une force physique qui la fait subir. Sans tout cela, la loi est incomplète ou illusoire.

Tel est le sens primitif du mot loi. Il n'a été et n'a pu être créé que dans l'état de société commencée. Ensuite, quand nous remarquons l'action réciproque de tous les êtres les uns sur les autres, quand nous observons les phénomènes de la nature et ceux de notre intelligence, quand nous découvrons 'qu'ils s'opèrent tous d'une manière constante dans les mêmes circonstances, nous disons qu'ils suivent certaines lois. Nous appelons par extension lois de la nature, l'expression de la manière dont ces phénomènes s'opèrent constamment. Ainsi nous voyons la chûte des graves. Nous disons que c'est une loi de la nature, qu'un corps grave, abandonné à lui-même, tombe par un mouvement croissant comme la série des nombres impairs, en sorte que les espaces parcourus sont comme les quarrés des temps employés ; c'est-à-dire que les choses se passent comme

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si une autorité invincible eût ordonné qu'elles fussent comme cela, sous peine de l'anéantissement inévitable des êtres agissants. De même nous disons que c'est une loi de la nature, qu'un étre animé soit jouissant ou souffrant, c'est-à-dire qu'il s'opère en lui, à l'occasion de ses perceptions, une sorte de jugement qui n'est que la conscience qu'elles le font jouir ou pátir; qu'en conséquence de ce jugement, il naisse en lui une volonté, un desir de se procurer ces perceptions ou de les éviter, et qu'il soit heureux ou malheureux suivant que ce desir est accompli ou non. Cela veut dire qu'un être animé est tel par l'ordre éternel des choses, et que s'il n'était pas tel, il ne serait pas ce que nous appelons un être animé.

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Voilà ce que c'est que les lois naturelles.

y a donc des lois naturelles que nous ne pouvons pas changer et auxquelles nous ne pouvons pas désobéir impunément. Car nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes, et nous n'avons rien fait de ce qui nous entoure. Ainsi tant que nous laisserons un corps grave sans appui, nous serons écrasés par sa chûte. Tant que nous ne nous arrangerons pas pour que nos desirs soient accomplis, ou ce qui revient au même, tant que nous fomente

rons, en nous-mêmes, des volontés inexécutables, nous serons malheureux. Cela est hors de doute. Là, l'autorité est suprême, le tribunal infaillible, la force insurmontable, la punition certaine; ou du moins tout se passe, comme si tout cela était ainsi.

Or, dans nos sociétés, nous faisons ce que nous appelons des lois positives, c'est-à-dire des lois artificielles et conventionnelles, au moyen de nos autorités, de nos tribunaux, de nos forces factices. Il faut donc que ces lois soient conformes aux lois de notre nature, qu'elles en dérivent, en soient des conséquences, et ne leur soient pas contraires; sans quoi il est certain que celles-ci les surmonteront, que notre objet ne sera pas rempli, que nous serons malheureux. C'est là ce qui fait que nos lois positives sont bonnes ou mauvaises, justes ou injustes. Le juste est ce qui produit le bien, l'injuste est ce qui produit le mal.

Le juste et l'injuste existent donc avant les lois positives, quoiqu'il n'y ait que cellesci que nous puissions appeler justes ou injustes; les autres, les lois de la nature, sont simplement nécessaires : notre rôle n'est pas plus de les juger que de les contredire. Sans doute, il y a juste et injuste avant

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