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misère générale, et le juge ne doit jamais se laisser entraîner par cette considération, par exemple, que le jeu qui lui est déféré, ne serait pas en dehors des ressources personnelles de ceux qui s'y livrent.

Cette distinction serait aussi funeste en fait, qu'impossible en droit.

Elle serait funeste, car respecter un marché fictif à cause de son peu d'importance relativement à la fortune des joueurs, ce serait donner une prime d'encouragement à la spéculation déloyale dont le commerce des grains doit être préservé plus que tout autre ; ce serait imprimer un nouvel essor à cette spéculation, en éloignant les gros capitaux du commerce honnête; ce serait en un mot n'imposer la loyauté qu'aux petits commerçants et donner aux autres un brevet d'impunité. La spéculation ne ferait d'ailleurs que changer de forme et deviendrait plus dangereuse; il se ferait, non plus un petit nombre de marchés fictifs importants, mais un grand nombre de marchés fictifs peu importants; il y aurait d'une part encombrement dans les tribunaux, de l'autre, embarras pour le juge qui ne saurait où s'arrêter sur cette pente de fatales concessions.

En droit, le jeu ne peut pas davantage être autorisé sous le prétexte qu'il n'est pas excessif, le principe général étant que la loi n'accorde aucune action pour une dette de jeu ou pour le paiement d'un pari (1).

A ce principe est apportée une seule exception, celle relative aux jeux propres à exercer au fait des armes, aux courses à pied ou à cheval, aux courses à chariot, au jeu de paume et autres jeux de même nature qui tiennent à l'adresse et à l'exercice du corps (2), et même, ajoute l'ar

(1) Art. 1965 Code Napoléon. (2) Art. 1966 Code Napoléon.

ticle, « le tribunal peut rejeter la demande quand la << somme lui paraît excessive. >>

Ainsi, le jeu sur les marchandises et bien plus encore sur les denrées, ne pouvant pas apparemment être rangé parmi ceux qui tiennent à l'adresse et à l'exercice du corps, rentre nécessairement dans le principe de l'art. 1965, à savoir que la loi ne reconnaît aucun jeu comme valable.

C'est là, selon nous, le principe fondamental dans la matière et nous ne comprendrions pas, pour notre part, que les tribunaux pussent se lancer volontairement dans une autre voie. Toute concession de cette nature nous semblerait un abandon de leurs devoirs aussi bien que de leurs droits.

347. La seule question que les tribunaux aient à se poser, est aussi simple en apparence que délicate dans l'application. Elle se résume à rechercher l'intention des parties. « Les juges, dit M. Mollot, n'auront qu'à vérifier <<< un seul point, celui de savoir si les parties ont été de << bonne foi, si elles ont voulu sérieusement, l'une acheter, « l'autre vendre (1). »

Mais l'intention, toujours si difficile à apprécier, l'est d'autant plus en cette matière, que les contractants la cachent avec plus de soin. Les contestations sur les marchés à terme, sont toujours fondées sur la perte que leur exécution doit faire éprouver, soit au vendeur, soit à l'acheteur; au vendeur si le prix de la denrée a haussé, à l'acheteur en cas de baisse des mercuriales. Celui des deux que ses prévisions avaient trompé, combat de damno vitando, et par conséquent emploie tous les moyens pos

(1) Bourses de commerce (édit. de 1853), no 827.

sibles pour se soustraire à son engagement. Lors même qu'il aurait eu, au moment où le marché a été conclu, l'intention de faire une opération sérieuse, il se présente comme un joueur, préférant le plus souvent perdre sa réputation que sa fortune. Trop souvent aussi, celui auquel l'exécution du marché profiterait, veut transformer un jeu en une opération sérieuse, et ne craint pas de joindre l'hypocrisie à l'amour du gain.

On comprend la difficulté pour les tribunaux, de sonder au milieu de ces dires aussi intéressés que contradictoires, la véritable intention des parties; c'est cependant le devoir du juge, qui doit puiser le principe de sa décision dans les circonstances de la cause, dans la qualité et l'honorabilité des parties, ainsi que dans les usages du commerce.

348. Nous avons dit que les tribunaux n'ont à juger qu'une question d'intention. Les parties ont-elles voulu faire un marché sérieux, ou bien un marché fictif?

Pour aider à la solution d'une telle question, il faut poser un principe général et se demander quand il y aura jeu intentionnel. « C'est, dit M. Troplong, lorsque l'opé<< ration se résoudra nécessairement en différences par « l'effet de la volonté originaire des parties (1). » Le même auteur donne, dans son langage coloré et hardi, une définition des jeux sur les effets publics, qui peut parfaitement s'appliquer aux jeux sur les grains et farines. << Deux personnes voulant parier sur les fonds, dit-il, << simulent une vente et achat de rente, avec un terme de « livraison. Le vendeur n'a pas la rente qu'il vend et ne veut rien vendre. L'acheteur n'a pas les fonds néces

(1) Des contrats aléatoires, no 152.

<< saires pour en payer le prix et ne veut rien acheter. Il «< n'y a de vente que dans le nom : le réel de l'opération « est un alea qui a pour objet un bénéfice sur la hausse « ou la baisse, et qui se règle par une différence entre le <«< cours (pour les céréales, la mercuriale) du jour de la «< vente, et celui du jour où la livraison doit être faite (1).»

C'est évidemment là, en effet, le caractère du jeu sur les marchandises et les denrées. De nombreux arrêts l'ont ainsi décidé avec raison: la jurisprudence est constante sur ce point (2).

Cela a été jugé spécialement pour les grains et farines, par la Cour de Paris, à la date du 14 août 1847. Nous croyons devoir reproduire en entier cet arrêt, qui renferme un exposé suffisant des faits de la cause.

La Cour: «< Considérant que le 8 juin 1846, Paillard, négociant en farines, a vendu à Jacqueau, boulanger, 1,200 sacs de farine, soit Jacquet, soit Billard, à 10 fr. de cuisson, livrables par 100 sacs, de quinzaine en quinzaine, en juillet, août, septembre, octobre, novembre et décembre; que le lendemain 9 juin, le même Jacqueau a vendu au même Paillard 1,200 sacs de farine des mêmes provenances, au profit de 60 fr. net de commission, et livrables de la même manière et aux mêmes époques, de juillet à décembre. - Que ces deux ventes ont

(1) Des contrats aléatoires, no 100.

(2) Arrêts des Cours de Paris du 26 août 1826, Bordeaux, 28 août 1826, Lyon, 31 décembre 1832, Id., 9 avril et 16 juillet 1840 (Dalloz, Répertoire de législation, Vis Jeu Pari, nos 17 et 19). Montpellier, 6 août 1846, Annales de la science et du droit commercial, par Lehir, 1848, 2o part. p. 132 et la note, et un grand nombre d'autres arrêts qui ne peuvent que se répéter. La Cour de cassation s'est décidée dans le même sens par un arrêt du 26 février 1845 (Dalloz, Recueil périodique, 1845, I, 101).

été constatées entre les parties; que Paillard et Jacqueau, étant réciproquement débiteurs l'un envers l'autre, aux mêmes époques, de farines de même qualité, n'ont pu avoir pour but d'exécuter ce double marché par une livraison réelle; qu'ils n'ont eu évidemment en vue que de spéculer sur la baisse ou la hausse des farines, en se tenant compte, aux diverses échéances, de la différence entre le prix appréciable dit à cuisson et le prix ferme de 60 fr., ce qui a eu lieu. »>

« Qu'il résulte, en effet, d'un arrêté de compte du 7 septembre 1846, comprenant cinq quinzaines, et par conséquent le règlement du prix de 500 sacs de farine, que Paillard et Jacqueau se sont tenu compte seulement de la différence des prix des deux marchés aux conditions stipulées. Que depuis, Jacqueau a refusé de continuer de remplir ses engagements, en alléguant que les marchés ne devaient pas se terminer par une délivrance réelle, mais se résoudre en paiement de différences sur le cours des farines. Que les faits énoncés ci-dessus, prouvent suffisamment que la double opération intervenue entre Jacqueau et Paillard, n'avait pour objet qu'un jeu où un pari que les lois réprouvent, et auxquelles elles n'accordent pas d'action, et que Jacqueau, malgré sa mauvaise foi, est fondé à refuser l'exécution de ses obligations. >>

<< Considérant que, si les marchés à terme fictifs doivent être annulés comme illicites, la morale et l'intérêt public réclament une application plus sévère encore de ces principes quand il s'agit, comme dans la cause, de jeux et de paris, dont le résultat pourrait être souvent d'altérer le cours régulier des denrées alimentaires et de première nécessité, et d'augmenter ainsi les besoins et les

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