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relative de notre système d'habitudes motrices, simplicité adéquate à celle de nos besoins pratiques essentiels, reste fort en deça de la complexité de l'expérience sensible, car les nécessités de la vie nous contraignent d'adopter un nombre relativement très restreint d'habitudes, d'autant plus solides qu'elles sont peu nombreuses. C'est donc par leurs communes réactions motrices habituelles que nos sensations et nos souvenirs coïncident, et la reconnaissance n'est que l'écho conscient de cette adaptation d'une habitude musculaire ancienne à une excitation nouvelle.

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§ II. Ce n'est pas d'aujourd'hui, d'ailleurs, que les psychologues ont reconnu l'importance du rôle joué par les sensations kinesthésiques dans la connaissance du monde sensible. Les expériences de Cheselden sur les aveugles-nés ont été suivies de beaucoup d'autres qui ne sont pas moins instructives. Mais, pour l'ancienne psychologie, c'est seulement le toucher, c'est-à-dire la sensation consécutive du mouvement, qui sert de critérium au jugement visuel. Le toucher, a-t-on dit, est l'éducateur des autres sens. Nous ne tarderons pas à étudier avec plus de détail le jugement localisateur. Mais, dès à présent, nous pouvons souligner l'importance du rôle de la sensation kinesthésique qui sert d'intermédiaire entre le toucher et la vue. En droit, la coïncidence constante de variations tactiles et visuelles n'eût pas suffi à assurer, entre ces deux ordres de sensations, des associations inséparables. Mais pour saisir une orange, la porter à la bouche et voir grossir en même temps la tache jaune qui semble « toucher » l'œil de l'aveugle-né opéré, il faut à celui-ci accomplir une série unique de mouvements du bras. Dès lors, les deux processus, tactile et visuel, s'associent parce qu'ils

s'unissent en une même décharge motrice. C'est ainsi que les eaux de deux rivières très éloignées communiquent entre elles par le fleuve qui reçoit leurs eaux, et qui, parfois, grossi par le débordement d'un de ses affluents, peut remonter dans la vallée du second et y porter le limon et les débris qu'il a reçus du premier.

§ 12. Nous sommes maintenant en mesure de déterminer le rôle de l'attention dans la reconnaissance et, par suite, dans le jugement. L'unité que nous avons constatée entre les processus physiologiques de la reconnaissance, de l'association et de l'attention se retrouve ici. L'attention est l'analogue mental de la sélection qui coordonne certaines décharges motrices en habitudes. Mais elle est, moins qu'aucune autre, une faculté spéciale : c'est un mode possible de tout processus. Quand l'enfant aperçoit son biberon, il accomplit, avons-nous dit, grâce à l'énergie d'excès, fortifiée bientôt et dirigée par l'habitude, certains mouvements utiles et coordonnés. Mais ces mouvements ont un retentissement direct dans les centres nerveux d'où dépend la reviviscence de l'image. Il se produit donc, du système musculaire à ces centres, un choc en retour, d'autant plus rapide et plus intense que la décharge d'excès, suscitée par le besoin ou le plaisir, est plus vigoureuse; de sorte que la vivacité de la sensation se redouble de celle de l'image. Ainsi, parmi les états qui se disputent le seuil de la conscience, l'un reçoit un renfort précieux qui lui permet d'éliminer provisoirement ses concurrents. Cette sélection d'un état conscient, provoquée par un intérêt immédiat, n'est ni plus ni moins que l'attention même; elle en offre exactement le double caractère émotif (accord proportionnel de

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l'attention et du plaisir) et représentatif (clarté et distinction de l'image). Par une sorte de métaphore renversée, on décrit fréquemment l'attention comme un « rétrécissement » de la conscience, qui se concentre autour d'une idée unique pour la mieux saisir : il serait plus exact de dire que c'est la représentation privilégiée qui se grossit de souvenirs de façon à encombrer tout le seuil de la conscience.

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La comparaison de l'attention primaire et de l'attention secondaire va nous permettre de mesurer le chemin parcouru et d'apprécier le progrès réalisé dans l'adaptation. Le brusque sursaut causé par un coup de tonnerre, ou simplement, puisqu'il s'agit de l'enfant, le clignement d'yeux provoqué par une une lumière trop vive, n'était encore qu'un effet, plus ou moins localisé, de l'énergie d'excès mise en liberté par l'intensité du stimulus. Le « monoïdéisme », qui envahit alors pour quelque temps la conscience, se résume dans la sensation elle-même et dans l'image mentale des réactions motrices consécutives. Autrement complexe, et utile, - est le phénomène d'attention quand l'enfant aperçoit et reconnaît son biberon. L'effet de la réaction motrice est, en ce cas, d'agir en retour sur les centres de conservation de l'image, et d'ajouter à la sensation tout un cortège de souvenirs qui ont une nuance émotive propre. A son tour, cet accroissement dans la vivacité de la sensation contribue à maintenir et à fortifier la série des réactions, et nous retrouvons une fois de plus ici l'application de la loi des réactions circulaires: l'intensité de la sensation accroît celle de la réaction, et l'intensité de la réaction enrichit la sensation d'éléments anciens, images ou sentiments. Grâce à l'attention, le passé rejoint le présent, le précise et le colore; par elle l'association est plus rapide et la reconnaissance plus assurée (1).

§ 13. Une fois de plus, aussi, nous avons lieu d'ètre frappés du caractère utilitaire de ce processus mental. A l'origine, l'organisme ne peut répondre aux appels du dehors que par des réactions incertaines. Il est vrai que, pour l'animal surtout, l'hérédité, sous forme d'instinct, se charge d'abréger, au point de la supprimer presque, la période d'acquisition des grandes adaptations utiles. Et pourtant, chez le poussin qui picore, chez le moineau qui apprend à voler, chez le petit chien qui se noie alors que son aîné sait nager, il y a certainement, à l'aube de la vie, une période plus ou moins courte de tâtonnement, d'adaptation graduelle. Chez l'enfant, cette phase est beaucoup plus longue, et l'éducation a précisément pour première fonction d'achever l'œuvre de l'hérédité, de hâter et de guider l'éducation des sens et des muscles. Or l'attention secondaire et la reconnaissance sont la condition mème de toute éducation. S'il n'était doué que d'attention primaire, c'est-à-dire s'il ne réagissait qu'à coup de réflexes aux sollicitations du dehors, l'enfant échapperait aux prises de la pédagogie la plus prévoyante. L'organisme se chargerait de réaliser lui-même, sous peine de mort, les grandes adaptations nécessaires à son entretien. Mais la présence d'hémisphères largement développés, réservoirs d'innombrables connexions nerveuses, et le pouvoir propre à la conscience de réévoquer certaines images passées, rendent merveilleusement plus prévoyantes et plus efficaces, non seulement la défense de l'individu

(1) W. JAMES (ouv. cité, I, p. 438 et suiv.) appelle «ideational preparation» le duplicata imaginaire qui, dans l'attention, va au devant de la sensation et la complète. C'est à peu près dans le même sens que M. Bergson a pu parler du « schéma dynamique », qui est comme l'esquisse préalable de l'image cherchée dans l'attention. (L'Effort intellect., dans Rev. philos., Janv. 1902).

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contre son milieu, mais encore l'exploitation utile de ce milieu. La mémoire rend possible la constitution d'un monde intérieur de représentations moins éclatantes, mais beaucoup plus stables que celles du dehors, parce qu'elles sont associées à des habitudes motrices sans cesse fortifiées par l'expérience. Peu à peu, les images internes, par leur connexion avec ses habitudes motrices, deviennent l'objet principal de l'attention de l'enfant, c'est-à-dire, qu'à propos des sensations actuelles, ce sont les sensations remémorées qui dirigent ses mains, ses bras, ses regards. On peut dire que le monde sensible devient simplement pour lui, comme il le restera pour l'adulte, le prétexte de vivre au milieu et par le moyen de ses souvenirs.

§ 14. Ainsi, la toute première phase de la vie physico-mentale est une adaptation de l'organisme au milieu qui l'entoure. Mais, durant la seconde, l'organisme, doublé de conscience, se constitue un nouveau milieu, succédané du premier, qui représente la somme de ses adaptations motrices antérieures et de ses habitudes utiles. Désormais, l'esprit tendra, tout en se pliant parfois à des adaptations nouvelles, à conserver surtout les anciennes et à y chercher le criterium de l'opportunité des nouvelles.

On peut dire que l'attention est précisément cet effort de l'esprit pour assimiler le présent au passé en rejetant du premier, autant que faire se peut, ce qu'il présente d'insolite. Elle ressemble, si l'on peut risquer cette image, à l'attitude d'un homme des anciens âges qui, voyant venir à lui un hôte inconnu, se retournerait vers ses aînés pour leur demander si le nouveau venu est bien de leur race, et s'il peut lui adresser un geste hospitalier.

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