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tion, qu'il n'importe, pour penser juste, d'avoir étudié les opérations de l'âme. En revanche, « l'art de penser », les règles de la démonstration et de la réfutation devinrent nécessaires du jour où l'usage de la parole put modifier le verdict d'un tribunal ou l'opinion d'une assemblée politique; et l'on comprend que les premiers professeurs d'éloquence, les Sophistes, aient, les premiers aussi, tenté de débrouiller les règles de la pensée juste, de même qu'ils discernèrent les règles grammaticales et les ties du discours dont, avant eux, tout le monde se servait sans le savoir. Mais leur recherche, tout intéressée, s'arrêta aux procédés extérieurs qui permettent à volonté de fortifier ou d'ébranler une thèse donnée; ils négligèrent l'étude du réel pour de subtiles discussions sur le possible, et ces maîtres de « l'art de persuader » en arrivèrent à nier la possibilité de toute affirmation. Toute chose est vraie, dit Protagoras, dans la mesure où elle apparaît telle. - Rien n'est connaissable, réplique Gorgias, et le connaissable ne saurait être communiqué, puisqu'une seule et même idée ne saurait être présente en plusieurs esprits; si d'ailleurs le jugement affirme d'un sujet plusieurs attributs, ce sujet est à la fois un et plusieurs, ce qui est contradictoire. En un mot, les sophistes n'avaient isolé les concepts du langage que pour proclamer la vanité des liaisons, opérées entre eux par la parole.

§ 3. Aussi la préoccupation des grands successeurs des Sophistes fut-elle de résoudre ce problème importun de l'un et du plusieurs, de rétablir la `possibilité du jugement et, du mème coup, l'objectivité compromise de la connaissance par concepts. Que l'idée soit, comme le veut Platon, la réalité, même

des choses, ou qu'elle en exprime, selon la doctrine d'Aristote, la forme essentielle, le jugement qui unit les concepts n'est plus étranger à ce qui est ; il saisit même ce qu'il y a de plus réel dans le sujet et en exprime le degré de généralité. Aussi la théorie du jugement est-elle, pour les deux grands Socratiques, la préface indispensable de la métaphysique (1); et à cette préface ils ont donné le développement que l'on sait. Mais leur théorie est loin d'être encore dégagée du point de vue logique, et même grammatical, des Sophistes. Pour Platon, comme pour Aristote, les termes ne sont par eux-mêmes ni vrais ni faux ; c'est quand ils entrent dans le discours (dyos), qu'ils désignent la vérité ou l'erreur (2). La division aristotélicienne des catégories est même directement inspirée de la division des formes verbales de l'affirmation (3).

§4.- Après Aristote, l'ère des hardiesses dialectiques semble close. Les successeurs immédiats d'Aristote, Théophraste et Eudème, et bientôt les Epicuriens, et surtout les Stoïciens, perdent le sentiment de l'unité des sciences philosophiques ; ils font de la logique une discipline à part, purement formelle et grammaticale. Ils écrivent des manuels d'école surchargés de classifications subtiles des termes et des propositions, hérissés de formules et de règles; ils instituent toute une science de mots que l'élève peut s'assimiler par simple effort de mémoire, la « scolastique ». Et la

(1) ARIST. Métaph. iv, 3; 1005 b. 4.

(2) Sophist., p. 261, E sq. Dans Théét., p. 190 A, Socrate dit: << Juger, selon moi, c'est parler ». ("Eyoye to 60ε Aéyev xαλш καὶ τὴν δόξαν λόγον εἰρημένον, οὐ μέντοι πρὸς ἄλλον οὐδε φωνῇ, ἀλλὰ σιγῇ Após autóv). Cf. De Intepret. I, 16 a, 12.

(3) De Categ., c, 4; Metaph., v. 7, 1017 a 23.

scolastique du Moyen-Age, héritière directe des derniers logiciens grecs ou latins, nourrie des manuels de Porphyre, de Marcien Capella et de Boèce, aggrava le formalisme de l'ancienne logique. Les « nominalistes » n'ont pas craint de réduire les concepts aux mots eux-mêmes; et leurs adversaires, loin de chercher un argument dans l'analyse psychologique de l'affirmation, s'en tinrent à la discussion théorique de la valeur des concepts et des termes dans la proposition. Quand je dis Socrate est homme, dit Guillaume de Champeaux, j'affirme de Socrate toute l'humanité; mais comme j'affirme également de Platon ce concept indivisible, je dois admettre que l'humanité est l'essence commune aux individus qui ne se distinguent que par la diversité des accidents (1). Abélard lui-même, qui a entrevu le rôle de l'activité mentale dans le jugement, oppose au nominalisme des arguments de pure logique ; il remarque avec justesse que le mot n'est général qu'autant qu'il est affirmé de plusieurs (prædicatum de pluribus), c'est-à-dire qu'il reçoit de l'acte du jugement sa généralité (2). Aussi bien, après des fortunes diverses, le nominalisme est-il le véritable vainqueur des batailles de la scolastique. Du quatorzième au seizième siècle, les disciples de Guillaume d'Occam ont rempli les écoles du bruit stérile de controverses verbales qui n'ont plus même l'intérêt religieux et métaphysique des spéculations d'un Saint-Anselme ou d'un Saint-Thomas, car elles abandonnent à la foi les problèmes théologiques que les grands docteurs scolastiques ne refusaient point de soumettre à la lumière de la raison. Comme les suc

(1) JANET et SÉAILLES. Hist. de la Philos., p. 503. (2) CH. RÉMusat, Abélard, II, p. 100 et suiv.

cesseurs d'Aristote, ils séparèrent la logique de l'ensemble des recherches philosophiques. A plus forte raison, dédaignèrent-ils de la vivifier au contact de la réalité et de l'associer à la science de la nature ou à la réflexion sur l'esprit pensant. A l'aube de la philosophie moderne, la théorie formelle du jugement n'avait plus à recevoir, de Port-Royal et de Hamilton, que des remaniements de moindre importance: la psychologie du jugement restait tout entière à fonder.

§ 5. Est-ce à dire cependant que toute la philosophie de l'Antiquité et du Moyen-Age ait si dédaigneusement négligé l'étude empirique du moi que le psychologue moderne ne lui soit redevable d'aucune indication sur la nature du jugement? En fait, de même que les alchimistes, en cherchant à faire de l'or, ont découvert des réactions imprévues et des corps inconnus, les métaphysiciens grecs et les scolastiques eux-mêmes ont fait plus d'une fois de bonne psychologie sans le vouloir. Seulement, leurs observations portént le plus souvent la trace des théories qu'elles sont destinées à illustrer. C'est ainsi que nous trouvons dans le Théétète une bien intéressante théorie psychologique du jugement. Platon, le premier, avec la plus grande précision, distingue de la sensation (anos) des yeux et des oreilles, l'acte de l'âme « quand elle s'occupe par elle-même » de ce qui est commun aux sensations visuelles et auditives et que, par suite, les organes sensibles ne pourraient percevoir l'être et le non-être, l'identité et la différence, l'unité et le nombre (1). Cet acte est le jugement (doάetv). Ainsi Platon aperçoit déjà dans la

(1) Ὅταν αὑτὴ καθ ̓ αὑτὴν πραγματεύηται περὶ τὰ ὄντα, p. 187 Α.

représentation la matière que l'activité de l'entendement devra saisir et analyser. Mais, si suggestif qu'il soit, cet aperçu n'est, dans le platonisme, qu'un moment de la théorie des idées, moment inférieur et négatif, puisque la seconde partie du Théétète tend à prouver que le jugement, à aucun degré, n'est identique au vrai savoir, à l'intuition intelligible.

De même, la théorie stoïcienne de l'affirmation, qui semble devancer de vingt siècles l'empirisme de Hume, est tout entière subordonnée à la fin générale du système et orientée vers la pratique. Si, en effet, la force contraignante de certaines sensations (xαταληдτixй paνtasía) entraîne irrésistiblement l'adhésion (Guyaτábeσts) de notre esprit, elle nous révèle du même coup l'énergie (tóvos) des choses et nous donne la mesure de la résistance que notre volonté peut leur opposer. Le sage ne se dérobe point à l'évidence sensible; mais il reste maître de son jugement à l'égard de ses propres passions; c'est sa raison qui donne leur prix aux choses (1).

Si enfin, jusque dans la scolastique, chez Guillaume d'Occam, nous trouvons une exacte distinction de l'acte du jugement (actus judicativus) qui s'ajoute à la perception (actus apprehensivus), c'est qu'il importe pour ce nominaliste outrancier de prouver que l'entendement ne saurait avoir la connaissance intuitive des essences et que l'existence ne peut être aperçue que dans les individus concrets (2). La psychologie des scolastiques est servante de leur métaphysique, comme leur métaphysique est servante de leur foi.

(1) V. BROCHARD, De assensione Stoïci quid senserint, Nancy 1879.

(2) UEBERWEG Grundriss der Gesch. der Philos., 7e éd., t. II, JÉRUSALEM. Die Urtheilsfunction, p. 49 et suiv.

p. 263.

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