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§ 3. Ce problème est étroitement lié à celui qu'un éminent psychologue contemporain a désigné sous le nom d'Évolution des idées générales (1). Car, de même que toute sensation provoque normalement une réaction motrice d'adaptation, qui est l'ébauche première de l'affirmation, de même le concept enveloppe et contient en germe le jugement abstrait. L'histoire du développement du concept n'est pas distincte de celle de la genèse du jugement, et nous ne diviserons point l'étude de cette commune évolution. Reconnaissons, d'ailleurs, toutes les difficultés de l'entreprise. Chez le psychologue en état de s'observer, la faculté de concevoir et de juger a, depuis longtemps, achevé son évolution; chez l'enfant, d'autre part, l'observation en est plus malaisée que celle des sensations et des premières adaptations, pour cette raison que le concept et le jugement parfait, au lieu de se traduire habituellement par des expressions motrices, correspondent au contraire à une diminution de l'activité musculaire au profit de la vie intérieure. Quant aux mots, il est visible qu'ils n'ont pas pour l'enfant la même valeur que pour nous; mais il est impossible de suivre exactement dans sa conscience les variations du sens qu'il leur prête, jusqu'au jour où il leur attribue le même contenu que l'adulte.

§4.-M. Ribot, dans le beau travail qu'il a consacré à ce sujet, distingue trois stades successifs de la généralisation. Le premier, celui des images génériques, est caractérisé par l'absence du mot. Le second, celui des abstraits moyens, suppose le concours plus ou moins indispensable du mot; le troisième stade, celui des concepts supérieurs, a pour marque propre de n'être plus représentable; tout semble s'y réduire au

(1) RIBOT, Evol. des idées générales, Paris, 1897, in-8.

mot seul. Il est évident, et l'auteur ne s'en cache pas, - que cette division n'a rien d'absolu; du plus bas échelon au plus élevé, le développement est continu. Cette distinction n'a d'autre avantage que d'être claire et nous pouvons l'adopter à titre de méthode.

Comment s'opère donc, de degré en degré, le passage de la perception aux concepts les plus généraux ?

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II. IMAGES GÉNÉRIQUES

§ 5. M. Ribot rappelle, tout d'abord, avec raison, que la perception est déjà « une ébauche grossière de ce qui sera plus tard l'abstraction » (1); car toute perception suppose une sélection plus ou moins consciente de quelques caractères qui, pour l'esprit, constituent durant un moment toute la réalité de l'objet. La plupart des psychologues contemporains. MM. W. James, Hoffding, Wundt, sont d'accord sur ce point, et nous-même avons indiqué naguère (2) dans quelle mesure les sens pouvaient être considérés comme des instruments d'abstraction. L'image, à son tour, accentue cette simplification de l'objet et le réduit à des caractères pratiquement, sinon logiquement, essentiels. D'un cheval, le palefrenier, le peintre et le vétérinaire retiendront des images toutes plus pauvres que la perception, mais sensiblement différentes, et appropriées à leurs préoccupations habituelles. En d'autres termes, la généralisation est préparée par une dissociation opérée dans les données brutes de l'expérience, et dont les causes, dit M. Ribot,

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« se réduisent finalement à l'attention » (1). Comme l'auteur a amplement démontré ailleurs (2) la parenté de l'attention avec les phénomènes d'ordre musculaire, notre thèse s'accorde jusqu'à ce point avec la sienne.

Mais il y a plus, et M. Ribot nous semble n'avoir pas été aussi loin qu'il l'aurait pu dans l'application de ce principe fécond et n'en avoir pas dégagé cette conséquence, que la généralisation commence, elle aussi, par des distinctions opérées dans les données de l'expérience au moyen de l'appareil musculaire. Il définit la généralisation, à ce premier stade, « une condensation,... un résidu de ressemblances communes » (3), et les exemples d'images génériques qu'il étudie chez l'enfant semblent bien répondre à cette définition (4). Ce sont les cas bien connus, rapportés par Taine, Preyer et Romanes. L'enfant de Preyer, àgé de trente et une semaines, s'intéresse exclusivement aux bouteilles, carafes et autres vases transparents dont le contenu est blanc, couleur caractéristique du lait dont il est nourri: image générique visuelle. Un autre enfant, après avoir écouté attentivement le tic-tac d'une montre placée contre son oreille, tend joyeusement le bras vers la pendule placée sur la cheminée : image générique auditive. Dans tous ces cas il se produit, dit M. Ribot, une «< condensation de ressemblances », une « fusion >>> des percepts en une image qui ne garde de chacun que les caractères communs à tous.

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§ 6. Présentée en ces termes, l'explication ne semble plus suffisante. Les termes mêmes de condensation,

(1) P. 13.

(2) RIBOT, Psychol. de l'Attention, Paris, 1888, p. 32 et suiv. (3) P. 13.

(4) P. 38 et suiv.

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de fusion et de synthèse, que M. Ribot emploie tour à tour, ne sont rien moins que clairs. Ils ont le grave inconvénient de conférer une sorte de réalité à une véritable chimie mentale qui réduirait la vie mentale à n'être qu'une composition mécanique, pour nous inintelligible, d'éléments psychiques simples et conduisent à méconnaître l'origine active de l'idée générale. Aussi bien M. Ribot estime-t-il lui-même que cette première ébauche du concept est une «< assimilation passive » (1). L'esprit n'est plus, en ce cas, l'expression est encore de M. Ribot, - qu'un «< creuset», au fond duquel une énergie mystérieuse amalgame les données, préalablement épurées, de l'expérience. De quelle nature est cette énergie? Comment agit-elle sur les images de façon à les fondre en un schéma composite? Autant de questions laissées sans réponses.

§7. L'avantage de la théorie que nous proposons est précisément, croyons-nous, de rendre inutile l'hypothèse d'une fusion des images en une seule. Nous apercevons la source première de la généralisation dans l'inégale différenciation de notre réceptivité sensible et de notre activité motrice. Comme nous avons cherché à l'établir plus haut, nos façons d'agir sont infiniment moins diverses que nos façons de sentir. L'enfant ne crie ni ne gesticule de façons diverses quand il s'est piqué, quand il a faim ou quand on lui enlève un objet qui l'amuse. Toutes ces excitations rentrent pour lui dans la classe des objets qui font pleurer. D'autre part, la différenciation spécifique de ses sens distingue pour lui, dans le sensible, des qualités auxquelles devra s'adapter un

(1) P. 101.

mode d'attention divers: attention visuelle, auditive, olfactive. Enfin, dans chacune de ces divisions qualitatives, il ne peut encore opposer que des réactions relativement simples à la complexité des excitations. La nécessité pratique de vivre, c'est-à-dire de s'adapter aux conditions les plus stables et les plus communes du milieu, l'oblige à acquérir et à conserver à titre d'habitudes les réactions les plus appropriées à sa défense. C'est ainsi qu'il n'y a qu'un petit nombre de façons utiles d'écouter, de regarder, de saisir, encore que la qualité des sons, des couleurs et des modes de résistance puisse varier à l'infini. Il se constitue aussi, avons-nous dit, pour l'enfant, une classe d'objets sonores, une autre de formes visibles, une autre des résistances proches ou des objets lointains, une autre des personnes, une autre d'états qu'il appelle siens, une autre des signes expressifs, etc. Le premier «< acte synthétique de fusion » (1) qui groupe les excitations diverses en vertu des ressemblances partielles n'a donc rien d'analogue à l'affinité chimique qui précipite au fond de la cornue tous les cristaux d'un même sel: elle est une sélection opérée par le vivant au mieux de ses intérêts, grâce à la simplicité organique et motrice qu'il oppose, dès l'origine, à la diversité des excitations.

§ 8. - Or il est manifeste que cette analyse du concept, sous sa forme la plus humble d'image générique, est celle même du jugement au premier terme de son développement, tel qu'on peut l'observer chez l'animal et chez l'enfant. Le bébé qui tend également les bras vers la montre et la pendule, qui porte la main vers tous les liquides blancs, affirme, à sa manière,

(1) RIBOT, Idées générales, p. 13.

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