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qu'il tient l'apparence de la vie. Quant à l'indigence du langage de certains peuples attardés, elle est sans doute l'effet, et non la cause, de leur misère intellectuelle. Car le difficile n'est pas d'inventer des symboles nouveaux, quand on s'est élevé à l'intelligence de l'utilité du signe en général, mais bien d'élargir le rayon de ses besoins intellectuels (1). Dans les milieux les plus civilisés même, le vocabulaire usuel d'un manœuvre ou d'une cuisinière se réduit à quelques centaines de mots, bien que ces mêmes personnes n'aient qu'à puiser dans le langage cultivé qu'elles entendent parfaitement à l'audition ou à la lecture, pour y trouver des modes d'expression plus nombreux et plus nuancés. En un mot, s'il est hors de doute qu'une langue bien faite est, pour l'intelligence, le meilleur instrument de progrès, encore faut-il que cette intelligence éprouve le besoin de s'en servir. Donnez un pinceau au manœuvre, un piano à la cuisinière : qu'en feront-ils, si la rudesse prosaïque de leur vie coutumière a étouffé en eux tout désir de revivre leurs joies ou leurs souffrances dans le monde fictif des couleurs et des sons?

§ 15. Qu'y a-t-il donc, dans le concept et dans le jugement, de plus que dans le mot et dans la proposition? L'embarras semble grand pour le définir. Qu'est-ce que l'idée de couleur indépendamment de l'image verbale, auditive, visuelle ou motrice du mot? Qu'est-ce que le concept de vertébré, si, avec le mot, j'élimine l'image mentale d'une succession d'anneaux osseux ou d'une caresse promenée le long de l'échine d'un chien? Y a-t-il donc une pensée de la

(1) Aussi le contact des missionnaires et des voyageurs n'a-t-il pas relevé sensiblement le niveau intellectuel des Océaniens, des Peaux-Rouges, des Lapons, etc.

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classe des objets colorés, du type vertébré en général? Pareille pensée serait, semble-t-il, un pur néant. Mon expérience personnelle est, du moins, décisive sur ce point. Je ne puis, indépendamment des images et des mots, penser couleur et vertébré comme des genres. Et si l'illusion a été possible sur ce point, c'est, sans doute, en vertu des habitudes de la Logique. Les logiciens, en effet, nous ont habitués depuis des siècles à considérer les concepts et les jugements au point de vue de l'extension. Ils font rentrer l'espèce bleu dans le genre couleur, et celui-ci dans le genre plus vaste des qualités sensibles; vertébré est subsumé dans animal. Or, en fait, ces classifications abstraites (1) sont un procédé tardif de la pensée réfléchie. Nous pensons d'abord, et le plus souvent, en nous plaçant au point de vue de la compréhension, c'est-à-dire que, dans les données immédiates ou secondes de l'expérience, notre attention discerne et retient: 1o) ou bien les qualités qui se répètent le plus fréquemment; 2o) ou bien celles qu'un intérêt spécial impose à notre choix. Or, dans l'un et l'autre cas, nous retrouvons l'analogue des lois de l'attention motrice. Dans le premier cas, en effet, la répétition du stimulus provoque la répétition de la réaction, l'adaptation à une partie du groupe excitateur. Dans le second cas, l'utilité vivement ressentie fortifie la réaction attentive et accélère la formation d'une adaptation durable.

D'où vient, par exemple, que je conçois la couleur

(1) Nous employons ce terme par opposition à la distinction opérée par l'enfant et l'animal entre certaines excitations, certaines régions de l'espace, entre les personnes et les choses. Cette dernière classification, foncièrement empirique et utilitaire, est due, nous l'avons vu, à la différenciation primitive de nos organes, et, par suite, de nos modes d'attention motrice.

les concepts, mais qu'il existe de cette faculté des types divers. Et les types « auditif» et «typographique », c'est-à-dire ceux chez qui la phrase ou le mot abstraits ne suggèrent rien au-delà du son vocal ou de l'image imprimée, ne sont même pas les plus nombreux. Le type «concret» prédomine, c'est-à-dire que le mot éveille presque toujours une image, ordinairement visuelle, parfois musculaire. « Les personnes de » ce type ne pensent que par images. Le mot n'est pour >> elles qu'une sorte de véhicule, un instrument social » pour comprendre et se faire comprendre. » On ne saurait mieux dire, à condition que, par image, on entende ici cet extrait schématique de nos souvenirs, cet «< abstrait d'abstrait», que l'attention a isolé de nos percepts. (1)

§ 18. -Comment se forment ces concepts supérieurs en même temps que les images qui en demeurent le dessous subconscient? Est-il besoin de faire intervenir ici des «idées premières et innées » de la raison, des «< catégories à priori » de l'entendement? Ne suffit-il pas que l'adaptation et l'habitude achèvent leur œuvre d'analyse et de sélection? Les variations de l'expérience, les contradictions partielles, sans cesse répétées, du percept et des souvenirs, ou des souvenirs entre eux, continuent à multiplier et à préciser nos réactions attentives et nos modes d'adaptation. A ce

(1) Il faut d'ailleurs tenir compte ici du trouble apporté par une expérience artificielle dans l'ordre habituel des phénomènes mentaux. En fait, nous ne pensons jamais isolément les idées cause, rapport, temps, infini, etc.; nos affirmations même ne sont jamais un bloc à part dans la conscience; elles ne sont qu'une vague du courant continu de la vie mentale. Aussi nos concepts supérieurs ne traînent-ils d'ordinaire avec eux, quand on les considère isolément, qu'un cortège d'images singulièrement pâles et étriquées.

frottement de tous les instants, nos états de conscience s'usent; les éléments variables et secondaires, qui ont pu, à l'origine, frapper l'entant et caractériser pour lui les choses, cessent de solliciter notre attention, qui ne s'accommode qu'au stable et à l'utile. Pour l'enfant et le primitif, compter, c'est porter successivement les doigts sur des objets semblables. Pour l'adulte, le nombre devient simplement l'idée d'une série d'actes d'attention identiques. La loi, pour le «type concret », c'est la robe rouge du magistrat, le tricorne du gendarme, la balance de la Justice; pour le philosophe, c'est un rapport constant, c'est-à-dire la propriété de certaines relations de comporter une attention identique. Le concept supérieur est donc toujours, comme l'image générique, comme l'abstrait moyen, une adaptation habituelle de l'attention, mais d'une attention portée sur des états déjà extraits du percept, déjà simplifiés et choisis par des actes d'attention préalables. Il résume toutes les adaptations utiles du passé.

§ 19. - Mais il est, en même temps, une prévision de l'avenir, une attente. Avoir l'idée de la pesanteur, par exemple, c'est être disposé à réagir par un effort musculaire contre la résistance habituelle des corps qu'on soulève. Celles de cause et d'effet supposent en nous une disposition habituelle à prêter une attention particulière aux antécédents et aux conséquents des phénomènes qui nous intéressent. L'idée de loi est la présomption, propre aux esprits réfléchis, que tout cas à venir, quel qu'il soit, sera réductible à des cas déjà connus, pour peu que l'on prête attention aux «rapports lointains et cachés des choses ». L'idée de substance est la présomption que toute qualité est significative d'un groupe cohérent d'au

tres qualités perçues ou perceptibles. En un mot, le concept résume un nombre défini d'adaptations antérieures, et enveloppe la possibilité d'un nombre illimité d'adaptations à venir.

§ 20.

Nous apercevons clairement ici, pour en parler une dernière fois, la raison qui fait du langage un soutien incomparable de la pensée abstraite. Parfaitement défini dans sa forme sonore, visuelle ou motrice, il échappe aux déformations qu'impose aux usages internes la variété de l'expérience. Ecrit ou parlé, le mot vertébré, précisément parce qu'il n'a en lui-même aucune valeur expressive et métaphorique, se plie à tous les usages, soit que je connaisse simplement le squelette de quelques mammifères domestiques, soit que je sois amené à examiner les reptiles les plus rares ou les batraciens les plus bizarres. Il est ainsi, malgré la rigidité de ses contours, un excellent symbole du genre; il en exprime à la fois l'élasticité et la précision.

A peine est-il besoin d'ajouter que l'emploi du mot devient, à son tour, une habitude et que notre attention se porte mécaniquement sur les mots comme un mathématicien se sert des chiffres des logarithmes sans en vérifier l'exactitude. Le psittacisme n'est pas autre chose que cette habitude. Nous prenons volontiers <«< la paille des mots pour le grain des idées », toutes les fois qu'il nous en coûte de vaincre une habitude pour regarder à la loupe si le grain est sain et de bonne provenance.

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