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nes simples qui sont pour elle significatives de tout le reste, comme l'habitude enferme virtuellement le geste, et le genre l'espèce. La reconnaissance n'est autre chose que l'adaptation facile d'une habitude mentale, non pas à tous les éléments du percept, mais à ceux que l'attention coutumière se dispose, dès l'abord, à en extraire.

B. § 25. Considérons maintenant les jugements qui impliquent l'emploi de « concepts supérieurs ». Ce sont ceux que la psychologie classique a étudiés de préférence, parce qu'ils sont la fonction par excellence de la conscience réfléchie. Et pourtant, si le concept n'est, comme l'image, qu'une habitude de de l'attention élective, le jugement par concepts ne sera sans doute, sous une forme moins concrète, qu'une adaptation.

a. § 26. Une fois de plus, nous aurons à distinguer ici le psittacisme et l'invention, les affirmations mécaniques et les jugements originaux; ou plutôt la distinction est ici d'une bien autre importance. A mesure, en effet, que l'affirmation s'étend à des concepts plus abstraits, à mesure aussi le langage lui prète un secours plus indispensable. Le risque, dès lors, devient presque inévitable de prendre « la paille des mots pour le grain des idées », de substituer à l'effort de la découverte l'emploi de formules orales toutes faites, consacrées par l'usage social et la tradition. Si je dis : « 6 fois 9 font 54, - Le tout est plus grand que la partie, — L'union fait la force, - Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, - Pas d'effet sans cause, etc. », ces énonciations ne supposent guère, dans la banalité de la conversation courante, d'autre effort d'attention que celui qui nous fait aller

jusqu'au bout d'une phrase musicale familière; nous sommes bien loin de nous représenter tout le contenu de ces termes et de ces phrases; les mots s'insèrent mécaniquement, en séries verbales, dans un courant de pensée faible dont l'attention fixe seulement la direction générale, et les associations sonores suffisent à entrainer et à gouverner les associations d'images et de concepts. C'est ainsi que nous chantons un air d'opéra célèbre en prêtant moins d'attention aux idées qu'aux notes (1). Trop souvent aussi, nous parlons comme les enfants, qui récitent, tous les éducateurs ont pu s'en convaincre, imperturbable des textes qu'ils comprennent peu ou point (2).

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avec une assurance

b. § 27. Mais, sous cette armure rigide, dont les articulations sont appropriées à la répétition de gestes uniformes, un organisme demeure vivant et susceptible d'adaptations nouvelles. Nos habitudes mentales ne nous suffisent que dans la mesure où nos représentations sont uniformes; or, nous l'avons vu, cette uniformité n'est que relative. Nous sommes fréquemment sollicités d'adopter, en présence des variations de l'expérience, des attitudes nouvelles; toute contradiction à nos habitudes est un problème pratique qu'il faut résoudre. Il nous faut prendre alors la responsabilité de nouvelles généralisations, courir le risque de verdicts nouveaux sur des cas nouveaux.

(1) C'est pour cela que les plus beaux vers perdent le plus souvent à être mis en musique.

(2) Jusque dans les classes de philosophie, j'ai fréquemment constaté que beaucoup d'élèves récitent convenablement leurs leçons sans se rendre compte eux-mêmes qu'ils ne les ont pas comprises. Ce n'est pas toujours, comme j'ai pu m'en convaincre, par honte d'un aveu pénible; c'est souvent de bonne foi qu'ils s'imaginent comprendre certaines définitions ou formules, du moment où ils sont en état de les réciter sans effort.

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C. § 28. Et cependant, ces adaptations aux données nouvelles de l'expérience sont, comme les adaptations motrices, subordonnées au principe immuable de l'habitude. La tendance irrésistible de l'esprit, ainsi que l'a bien noté M. Baldwin (1), est d'agir de la même manière dans ses diverses expériences, en d'autres termes, de rechercher indéfiniment l'un sous le divers. Mais il s'agit ici, non pas d'une unité substantielle à découvrir dans les choses, mais de l'unité fonctionnelle propre à l'esprit, qui l'oblige à réagir avec la plus grande uniformité possible à des choses peut-être absolument hétérogènes dans leur fond. Le principe d'identité des logiciens n'est autre chose que l'expression formelle de la loi de l'habitude ou de la répétition, ou encore de l'imitation, et le psychologue évolutionniste n'est pas moins fondé que le logicien à dire que ce principe domine toute affirmation, les plus humbles propos de l'enfant comme les spéculations du métaphysicien, en ce sens que l'esprit oppose toujours à la diversité du donné l'effort unifiant de l'attention. Par exemple, dire, non plus comme une leçon, mais comme une vérité réfléchie, que 6 fois 9 font 54, c'est exprimer que l'effort est identique de compter une série unilinéaire de 54 objets comportant un même mode d'attention, ou de compter 6 séries de 9 de ces objets, et que, par suite, il est pratiquement possible de substituer au procédé additif le procédé plus rapide de la multiplication et la formule numérique qui la résume. Penser que le tout est égal à la somme des parties, c'est avoir conscience que l'attention ne varie pas quand on substitue au concept de totalité celui de somme des parties. Affirmer que tout A est A, c'est dire qu'en retrouvant, sans différences

(1) Ouvr. cité, p. 395.

appréciables, un objet connu, l'esprit se dispose invariablement à répéter, à l'égard de cet objet, les modes d'attention et de réaction qui lui ont suffi déjà à le connaître et à exercer sur lui son action.

On pourrait tenter, de mème, d'expliquer par les conditions psychologiques de l'habitude et de l'adaptation les « principes synthétiques » de la raison. Le principe de substance n'est autre que le développement du concept de substance tel que nous l'avons défini plus haut c'est l'attente de l'esprit habitué à trouver en toute qualité sensible le signe d'autres qualités simultanées, c'est-à-dire un appel à une attention complexe. Dire : « La neige est blanche », c'est dire que tout indice non visuel de la présence de la neige m'invite à un certain mode d'attention oculaire. Le principe de causalité, à son tour, est l'expression très généralisée de l'attitude d'attente habituelle à l'esprit à l'égard des phénomènes perçus dans leur succession. Légitimes ou non, les autres principes, les axiomes de la géométrie, les préceptes généraux de la morale, de la coutume, se ramèneraient de même à des attitudes habituelles de l'esprit vis-à-vis de ses propres représentations. Les concepts exprimaient, disions-nous, des possibilités de réactions constantes les jugements, dirons-nous maintenant, ne sont que le passage à l'acte de ces virtualités en réponse aux appels de l'expérience : ils réalisent l'adaptation de nos habitudes mentales les plus anciennes et les plus profondes à nos perceptions et à nos images. Et comme l'image, en tant que représentée, est, à l'égal de la perception, une donnée présente de la vie mentale, on peut conclure, en définitive, que le jugement est l'adaptation du contenu virtuel au contenu actuel de la conscience. Le concept et le jugement ne diffèrent donc, au point de vue psychologique, que comme la puissance et l'acte,

l'habitude et le geste. Le jugement ne consiste pas à « unir des concepts », mais à revivre une habitude mentale appropriée à une représentation actuelle.

§ 29. Ces adaptations obéissent, comme celles qui assurent la vie organique, à la grande loi du plaisir et de la douleur. Plus nos réactions deviennent habituelles, moins aussi demeurent-elles pénibles. L'inédit, au contraire, la nouveauté, qui exige de notre attention une nouvelle accommodation, déconcertent nos habitudes et en contrarient le retour. Sans doute, il serait tout à fait inexact de dire que nous jugeons des choses d'après le plaisir qu'elles nous causent ; mais l'aisance et la rapidité de l'accord qui s'établit entre nos croyances antérieures et les données nouvelles de l'expérience sont pour nous le critérium ordinaire de la réalité de celle-ci. C'est ce qui, d'ailleurs, va ressortir plus clairement de l'étude de la croyance.

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