Images de page
PDF
ePub

En fait, le pyrrhonisme pur, celui qui « s'emporte en lui-même », comme « la rhubarbe qui poulse hors >> les mauvaises humeurs et s'emporte hors quand et » quand elle-même » (1), ne saurait être qu'une fantaisie psychologique ou une maladie. Le doute est une crise transitoire entre deux attitudes et, comme toute crise, il appelle les solutions les plus promptes et les plus radicales.

Comment se résoud cette crise? Nous n'aurons guère pour le montrer qu'à recueillir, dans les deux chapitres suivants, les résultats de notre analyse de l'adaptation à ses divers degrés.

(1) Montaigne, Apologie de Raymond de Sebonde.

CHAPITRE IX

§ I.

LA CROYANCE CONCRÈTE

I. CROYANCE AU MONDE EXTÉRIEUR

L'adaptation motrice institue tout d'abord la croyance vulgaire à l'existence du monde extérieur. Cette existence ne tarde pas à devenir chez l'enfant autre chose que le vague sentiment de réalité propre aux sensations non contrariées. Toutefois, elle demeure bien différente de la croyance conceptuelle que le philosophe peut avoir en l'existence objective de forces ou de substances. Sans doute, si je demande à un homme d'intelligence moyenne, mais sans éducation philosophique, pourquoi il croit qu'en son absence sa maison reste réellement telle qu'il la voit en imagination, verticale, rigide, blanche, percée de fenêtres, divisée en chambres, il cherchera, pour peu qu'il comprenne le sens de la question, des arguments de raison pour justifier sa croyance. Il invoquera, sous une forme plus ou moins embarrassée, la véracité des sens, la constance de leurs données. Mais, en fait, cette dialectique inventée après coup n'entre pour rien dans sa croyance proprement dite. A tel

point que, si la question est posée à un esprit sans culture ou à un enfant, mème intelligent, elle lui semble absurdité pure. La raison abstraite ne discute pas les croyances qu'elle-même n'a point établies.

§ 2. Et cependant, la croyance au monde extérieur suppose un doute préalable, mais un doute dénué de tout caractère rationnel, ce doute primaire, si l'on peut dire, que nous avons défini par l'oscillation de l'attention. A l'origine, disions-nous, la réalité se confond pour l'enfant avec ses propres impressions. Mais, en face de ces impressions variables, le besoin se révèle, préformé par l'hérédité ou l'habitude, et permanent. Que le stimulus propre à satisfaire le besoin soit absent,- que le biberon, spit vide, par exemple, - voilà la lutte engagée, entre les sensations auxquelles l'attention réussit à s'adapter et les efforts de l'attention qui se débat dans le vide. Or d'une part, le retard de la satisfaction ne peut qu'exaspérer le besoin. Mais si, d'autre part, le stimulus utile s'offre enfin, il distrait aussitôt l'attention des représentations indifférentes et corrobore la nouvelle adaptation de toute la force du plaisir ressenti. Dès lors, ces excitations, toutes les fois qu'elles se produiront, — elles-mêmes ou leurs analogues, - prendront un relief et un coloris plus saisissant; à leur égard, l'enfant ne tardera pas à éprouver un sentiment tout spécial de « réalité », c'est-à-dire, encore une fois, une aisance toute particulière de l'attention à s'y adapter. Qu'on observe un enfant ou un jeune chien en présence d'une glace ; ce redoublement des images divise d'abord leur attention d'une façon parfaite et ils tendent à se comporter vis-à-vis de l'image réfléchie de la même façon qu'à l'égard du modèle. De là, l'amusante indécision de leur attitude. Mais, de ce reflet insaisissable, ils

s'habituent vite à ne rien craindre et à ne rien espérer; ils cessent proprement d'y croire, car leur attention motrice n'a pu s'adapter à ces vains simulacres. En d'autres termes,—et l'on pouvait prévoir cette formule, -nous croyons au monde extérieur dans la mesure où peuvent s'y adapter les habitudes héréditaires ou acquises qui assurent la satisfaction de nos besoins, naturels ou artificiels. Cette croyance est d'autant plus solide que ces réactions requièrent, pour réussir, moins d'attention consciente, et l'on peut dire sans paradoxe que nous croyons d'autant plus aux choses extérieures que nous y pensons moins, et que nous nous en servons davantage.

§ 3. On comprend, dès lors, que la solidité de la croyance au monde extérieur ne soit pas nécessairement proportionnelle à l'intensité de la sensation. L'attention néglige volontiers les états forts inutiles pour s'attacher à des états faibles auxquels le sentiment ou l'intérêt prêtent un relief saillant. Telle jeune femme, que l'orage n'éveille pas, se lève au moindre appel de son bébé. Dans une société nombreuse, l'amoureux perçoit mieux un pli de la bouche de la personne aimée que les gesticulations d'un indifférent. Ainsi les lois de l'attention deviennent celles de la croyance même. C'est ainsi que nous ne croyons pas avec la même force aux objets proches et aux objets lointains. Le nuage qui passe, le firmament étoilé, n'ont, pour la connaissance sensible, qu'une réalité flottante et en quelque sorte dérivée, tant l'attention répugne à s'égarer hors du cadre qui entoure les objets utiles. Parmi les objets proches, mème, je m'attends toujours à rencontrer une résistance derrière toute surface colorée; mais combien cette attente est plus précise et plus sûre quand je m'apprête à saisir mon porte-plume,

à couper un livre! A quel point la croyance en la réalité de notre vètement n'est-elle pas intégrée dans le sentiment que nous avons de notre propre personne physique! N'est-il pas devenu l'indispensable compagnon de toutes nos attitudes, n'a-t-il pas pris le pli même de nos habitudes?

§ 4. Si la croyance vulgaire au monde extérieur se réduit à l'adaptation des habitudes motrices à des percepts nouveaux, on s'explique que cette croyance se perde le plus souvent dans l'inconscient. L'habitude a précisément ce caractère propre de fixer dans l'organisme, sous forme de dispositions mécaniques, le résidu utile des essais d'adaptation dont la conscience a autrefois fait la sélection. Elle est vraiment une seconde nature, mieux appropriée que la première aux variations du milieu. Ou plutôt toute nature est déjà une habitude, mais une habitude progressive, capable de s'organiser en processus de réaction plus riches et plus sûrs. Sans doute, la conscience du plaisir et de la douleur préside à la fonction de ces processus, mais, une fois son œuvre faite, elle ne tarde pas à réserver pour d'autres expériences son pouvoir de sélection et d'adaptation. Au reste, la croyance vulgaire à l'existence du monde sensible peut devenir, après réflexion, une croyance conceptuelle; mais, normalement, elle est une croyance active. Croire à l'existence d'un fruit, juger de sa distance, de son volume, de son poids, c'est, dans les conditions psychiques ordinaires, fixer son attention sur l'effort nécessaire pour saisir ce fruit, le porter à sa bouche et le déguster. Cet ancien, qui prétendait prouver le mouvement en marchant, se moquait de la logique; mais il traduisait fidèlement le préjugé du bon sens vulgaire qui n'est pas logicien.

« PrécédentContinuer »