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re la physiologie de l'esprit; il avait trouvé et admiré chez Hume le « géographe de la raison humaine » (1), et la tentative du philosophe écossais avait singulièrement troublé sa quiétude dogmatique. Hume, en effet, avait dépassé d'un seul coup, par son explication du jugement, toutes les théories de ses devanciers anglais, non seulement le médiocre nominalisme de Hobbes, mais l'empirisme de Locke et l'idéalisme de Berkeley. Locke s'en tient à la définition traditionnelle du jugement: la perception de la convenance ou de la discordance des idées (2). Si nos idées nous viennent de l'expérience, Locke ne doute pas que le pouvoir de les unir ou de les séparer ne nous ait été donné de toutes pièces par Dieu (3); et il a si peu songé à expliquer par l'association la formation normale de nos croyances, qu'il ne craint pas de la dénoncer comme une sorte de« folie » et de lui

imputer de <«< bizarres assortiments d'idées» (4). Quant à Berkeley, il ne repousse le sensualisme que pour chercher en Dieu l'origine des idées et de l'ordre que nous apercevons entre elles. Hume, au contraire, ne contestera pas seulement l'origine rationnelle des idées les plus abstraites que nous avons des choses, mais celle de l'idée du moi luimême; car le moi, avec toutes les facultés que lui prête la psychologie rationnelle, ne nous est connu qu'à titre de phénomène intérieur. Dès lors, nous pouvons bien parler des relations constantes que l'observation discerne entre nos idées, mais non d'un pouvoir inné qui confèrerait à ces relations la vérité ou l'erreur. Hume ira jusqu'à rejeter expressé

(1) Raison pure, Méthodol., t. II,
P. 327

(2) Essais, IV, xvi, 14-17.

(3) Ibid., xvIII, 8.

(4) II, 33, § 1-4

ment la division traditionnelle des actes de l'entendement en conception, jugement et raisonnement. « Ces trois actes de l'entendement, à les voir sous leur vrai jour, rentrent tous dans le premier et ne sont rien de plus que des manières particulières de concevoir nos objets. Que nous en considérions un ou plusieurs...... l'acte de l'esprit ne va point au delà d'une simple conception » (i). Toutes nos opérations mentales se réduisent ainsi à des relations d'impressions ou d'idées. Le jugement, entre autres, ne consiste pas à lier ou à séparer des idées. Dans l'affirmation de l'existence de Dieu, le concept d'existence n'ajoute rien à l'idée que j'ai de Dieu. Entre l'idée et le jugement, il n'y a donc pas différence de nature, mais de degré seulement, et c'est cette différence de degré, cette << vivacité » de l'idée ou de l'impression qui constitue la croyance; et si nous demandons comment certaines relations acquièrent ce degré particulier de vivacité et de force, Hume nous renvoie au principe d'explication unique qui domine sa psychologie, à l'association inséparable, à l'habitude.

Nous aurons, dans le cours de ce travail, à apprécier la valeur d'une explication qui fait aussi bon marché de la spontanéité du sujet pensant. Ce qu'on ne peut nier, c'est le retentissement profond et durable qu'a eu sur la psychologie moderne cette forme si ingénieuse de l'empirisme. Tandis que Kant n'échappait aux séductions de la méthode suivie par Hume qu'en se rejetant violemment dans la voie tout opposée de la méthode transcendantale, Hume trouvait en Ecosse, en Angleterre, et plus tard en France et en Allemagne, des continuateurs plus avi

(1) Traité de la Nature humaine, III, 7, trad. Pillon, p. 132, note. (2) Ibid., p. 128.

sés qui en appelèrent de la psychologie un peu sommaire du Traité de la Nature humaine à une observation plus rigoureuse de la conscience individuelle, des croyances sociales, du langage, ou mème des réactions organiques. Mais c'est à lui cependant que revient le mérite d'avoir entraîné disciples et adversaires sur le terrain solide de l'expérience; mieux que le « géographe », il a été le premier physiologiste de l'esprit humain.

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§ 10. Après Hume, et grâce à son exemple, la philosophie moderne a accordé à la psychologie de la croyance une place considérable, si considérable que nous ne saurions tenter d'en retracer l'histoire et de faire l'examen des nombreuses théories qui se proposent aujourd'hui même au choix du critique. Précisément parce que le caractère systématique et à priori en est beaucoup moins accusé que chez un Descartes, un Spinoza ou un Kant, ces théories ne se prêtent que difficilement à des groupements définis. D'ailleurs, dans la mesure où elle est devenue une science expérimentale, la psychologie de la croyance s'est enrichie, depuis un siècle, d'observations sans nombre qui sont devenues, comme tous les faits scientifiques, la matière commune et anonyme de tous les chercheurs de formules générales. Aussi nous contenterons-nous d'indiquer les principales directions vers lesquelles semble s'être porté, depuis un siècle environ, l'effort des psychologues de la croyance.

§ II. Quelques-uns ont cherché à passer directement de la logique à la psychologie, et définissent le jugement comme une analyse ou une synthèse de représentations. D'après l'un des plus éminents logiciens de ce temps, M. Chr. Sigwart, ce n'est pas seule

ment le jugement logique, traduit par la proposition, qui comprend deux termes, c'est aussi le « jugement vivant » qui unit deux éléments conscients, la « représentation-sujet » et la « représentation attribut » ; et pour se prêter à cette synthèse, les représentations ne doivent pas être des données absolument nouvelles; elles doivent constituer un contenu familier de la conscience (1). Mais M. Sigwart estime n'avoir pas à rechercher l'origine de ce contenu, et c'est par l'unité fondamentale de la pensée qu'il explique l'unification (In-Einssetzung) du représenté. Il est impossible, estime-t-il, à l'entendement, de ne pas tenir le semblable pour semblable et de tenir le dissemblable pour semblable. L'impossibilité de séparer par la pensée ce qui s'accorde dans la représentation donne à l'affirmation le sentiment d'objectivité qui la distingue des liaisons imaginaires (2).

§ 12. - D'après M. Wundt, au contraire, l'acte du jugement est, par excellence, un processus analytique. La représentation qui précède toujours l'affirmation, est donnée comme un complexe que l'« aperception » dissout en ses éléments. En face du moi permanent doué d'aperception, le donné s'émiette en fragments inégalement durables, et cette différenciation dans le donné est le fondement de la distinction logique des sujets stables et des attributs passagers. Le jugement est donc toujours une décomposition du contenu de l'expérience, et c'est pourquoi il nous apparaît toujours comme un « acte de pensée fermé » (ein geschlossener Denkact), limité par la matière qui lui

(1) Logik, 2' éd. Fribourg en Br., 1889, in. 8, I§ 5. p. 25-29. (2) Ibid., I § 14, p. 98-102.

est offerte, et non comme une synthèse créatrice qui pourrait se développer et s'élargir à l'infini. (1)

§13.- Si différentes qu'elles soient, ces théories sont peut-être moins opposées l'une à l'autre qu'on ne pourrait croire. Un psychologue français contemporain a montré avec finesse que tout jugement peut toujours être envisagé au double point de vue de la synthèse et de l'analyse. « Extraire un individu d'un groupe, écrit « M. V. Egger (2), c'est abstraire ou, plus exacte« ment, diviser ; le rattacher à un groupe, c'est faire «< une synthèse; or le rattacher au groupe c'est pro<< prement juger. Le jugement est donc toujours une << synthèse, mais...... comme il maintient toujours sé<< parés les termes qu'il unit, il est, si on le compare <«< au genre, une analyse ». Il ressort d'ailleurs de ce texte que M. Egger, comme M. Sigwart, aperçoit dans l'acte synthétique le moment essentiel du jugement. Mais cette synthèse lui semble de mème nature que celle qui est établie par l'association de ressemblance. Dans le jugement comme dans l'association, « deux semblables sont unis dans la conscience par leur seule ressemblance » (3). Toutefois le jugement représente un progrès par rapport à l'association. « Le jugement est l'association de ressem<«<< blance connue comme telle..... dans sa raison, dans << son essence » (4). Et plus loin : « L'association est une synthèse qui s'ignore, tandis que la même synthèse consciente d'elle-même est le jugement » (5). Cependant, M. Egger ne nous semble pas s'être

(1) WUNDT, Logik, 2 éd., Stuttgart, 1893, in-8, p. 154 et suiv. Cf Psychol. Physiologie.

(2) Jugement et ressemblance, dans Revue philos., 1893, t. II, p. 17. (3) p. 12.

(4) Ibid.
(5)¡p. 15.

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