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composé, du détail à l'ensemble; la signification totale de l'œuvre se dessine peu à peu, pour son oreille, et il ne collabore guère à l'intelligence de celle-ci que dans la mesure où il se souvient des indications de ton, de rythme et de thèmes. Le même contraste a lieu entre l'attention de l'homme qui énonce une affirmation et celle de l'auditeur. Car la croyance est tout entière présente à notre esprit quand nous parlons; nous n'avons pas successivement l'intention de prononcer un sujet, un verbe, des compléments, mais l'intention générale d'exprimer une affirmation synthétique que le langage nous oblige d'analyser. L'auditeur, au contraire, entend les mots en un ordre analytique; il perçoit graduellement la qualité expressive des intonations et des gestes ; la synthèse est pour lui le point d'arrivée de l'attention. On pourrait, de même, en analysant de près tout effort et toute sensation, montrer que, dans le premier, l'attention est, dès l'origine, présente à la conscience comme une synthèse confuse de tendances, qui se résolvent analytiquement en mouvements d'adaptation de plus en plus précis ; tandis que la seconde qui, objectivement, est peut-être un bloc solide, est donnée à la conscience comme une diversité mouvante que l'attention coordonne, en lui opposant la simplicité relative des réactions motrices, des images génériques et des concepts. A vrai dire, ni l'effort pur, ni la sensation pure ne sont objets de conscience; aux yeux de la réflexion, tout effort s'attache à un objet senti, et toute excitation est sentie au travers de la réaction qu'elle provoque. Mais l'inégale proportion de l'effort et de la sensation suffit à établir, entre nos états de conscience, une différenciation qualitative profonde; et le bon sens, sollicité par les besoins de l'action qui réclament des divisions tranchées et des classifications simplistes,

traduit cette différence par l'opposition verbale du moi et du non-moi.

§ 12. Cette croyance, on le voit, ne surgit pas dans la conscience par une sorte de coup d'Etat, comme une nouveauté absolue. Elle est une dérivation du sentiment primitif de réalité propre à toute donnée de la conscience. A l'aube de la vie mentale, disions-nous naguère, les états psychiques envahissent la conscience tout entière. Mais, à aucun moment, ces états ne sont absolument simples. L'hypothèse de Condillac est démentie par l'analyse la plus sommaire de tout processus conscient; sa « statue » ne pouvait ètre uniquement, à son premier éveil, «toute odeur de rose », sans être, en même temps, tendance, effort, attention. A ce premier degré de la vie mentale, cette masse d'états de conscience, masse chaotique et déjà complexe comme la vie même, constitue tout le réel, un réel qui n'est point affirmé comme extérieur à la conscience, car il en est simplement le contenu. Le rôle de l'expérience sera de disloquer cet agrégat, d'après les nécessités de l'adaptation, en organisant des habitudes stables entre le moi spontané et la nécessité sentie. Il n'y a donc pas lieu d'expliquer comment le moi pose hors de lui-même un non-moi, puisque l'opposition primitive de ces deux termes, telle que la psychologie peut la définir, se ramène à une division opérée au sein même du contenu réel de la conscience. En ce sens purement psychologique, si, par pensée, «< on entend tout ce qui se fait en nous, de telle >> sorte que nous l'apercevions immédiatement par >> nous-mêmes, c'est-à-dire non seulement entendre, >> vouloir, imaginer, mais aussi sentir » (1), on peut

(1) Princip. de la philos., 1, 9.

dire, avec Descartes, que le Cogito implique l'existence, non seulement la nôtre, mais l'existence en général.

ce

§ 13. Ceci admis, il est aisé de démontrer que le non-moi réel se divise, à son tour, en régions, en « sous-univers », selon les besoins de l'adaptation. Le premier est, nous l'avons vu, celui auquel conviennent les adaptations motrices, et cet univers est très loin d'être la somme de nos sensations, puisque beaucoup de ces dernières ne demandent de nous aucune réponse appropriée et traversent la scène de la conscience, aussi inutiles, aussi étrangères à l'action, qu'un essaim de papillons traversant un champ de bataille. Car, nous l'avons dit déjà, dans monde, les contacts et les résistances prennent une place de premier plan, en raison de l'importance immédiate qu'elles ont pour nos adaptations musculaires; les sensations de lumière, de son, d'odeur, de saveur n'ont d'importance et de réalité, au sens le plus rigoureux du mot, qu'autant qu'elles sont susceptibles d'une réaction ou d'un contrôle musculaire. Dans ce monde des réalités pratiques, l'attention discerne encore des catégories utilitaires; dans l'existence, nous distinguons les existences, et les distinctions de genre et d'espèce, que nous introduisons entre les êtres, se ramènent à la classification fonctionnelle des réactions utiles dont nous sommes capables. Nos « semblables >>> sont d'abord, dans l'enfance, ceux des êtres que nous pouvons le plus parfaitement imiter et qui, répondant à notre imitation, encouragent de nouvelles et plus agréables imitations. Plus tard, ils se distinguent du reste des êtres par la richesse des suggestions qu'ils peuvent, grâce au langage, nous donner ou recevoir

de nous; et nous avons vu comment cet « espace social », interposé entre nous-même et l'espace sensible, se divise en « régions » entre lesquelles l'attention choisit les domaines les plus habituels de ses réactions. Les animaux sont les ètres dont les mouvements spontanés, et parfois intentionnels, nous obligent à des attitudes défensives particulièrement attentives et variées; dans une certaine mesure, d'ailleurs, ils sont imitables et imitateurs.

§ 14. - Quant à la croyance aux êtres surnaturels, elle est évidemment d'origine sociale. C'est la tradition orale, l'enseignement privé ou collectif, c'est le culte qui la suggère. Cependant, si l'enfant l'accepte si aisément, quelle qu'elle soit, ce n'est pas seulement par suite de l'habitude qu'il a de plier devant l'autorité, c'est que cette croyance n'est, au fond, que le prolongement de sa croyance aux agents naturels de ses joies et de ses douleurs. La pure transcendance échappe aux prises de l'affirmation. Si haut qu'il soit relégué au-delà des apparences sensibles, le Dieu des croyants n'en agit pas moins sur le monde concret et, de ce monde, la prière ou la fumée du sacrifice ne lui semble pas monter en vain. Fétiche du nègre ou Providence cachée du chrétien, Dieu est donc toujours l'être dont l'action, néfaste ou bienveillante, procède par des voies invisibles, arbitraires ou exceptionnelles, et réclame de nous certaines attitudes définies en face du mystère. Objet de pur amour ou de basse terreur, il ne saurait être, en tout cas, indifférent de lui rendre ou de lui refuser le culte qui concilie sa faveur ou détourne sa colère. Le culte est précisément le moyen de soulager l'attention prêtée à des concepts trop abstraits en l'adaptant à des attitudes et à des gestes concrets que la fréquence solidifie en habitudes. Cesser

d'observer une attitude à l'égard d'un être réel ou imaginaire, c'est bientôt cesser d'y penser et n'y plus penser, en bonne psychologie, c'est déjà n'y plus croire.

§ 15. Aucune existence ne saurait donc être affirmée, qui n'intéresse en quelque façon notre activité. Il en est de même de tous les « sous-univers >>, que le travail progressif de la vie mentale nous amène à distinguer, au-delà ou au sein même du premier. Nous n'accordons notre créance aux conceptions les plus abstraites de la science ou aux plus folles chimères de l'imagination, qu'autant qu'elles participent à la réalité du monde où se déploie notre activité motrice, et, par suite, à notre propre réalité. « Les » objets sensibles, écrit M. W. James (1), sont nos >> réalités ou les garants (tests) de nos réalités ». Nous dirons, plus exactement, : La possibilité de l'adaptation motrice est, en définitive, la garantie de toutes nos croyances.

(1) Ouvr. cité, t. II, p. 3or.

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