vous font rien , vous n'avez qu'à les mépriser, motif qui remue le cœur ; & vous l'avez bien comme n'étant d'aucun poids. MICROPHILE. senti, Microphile, quand vous y avez joint l'affection naturelle. Mais cette affection même doit être fondée sur l'eftime; elle ne fauroit fubfifter avec le mépris. Une femme qui trouve son mari N'importe, ces gens-là m'offenfent, & je sau- méprisable lui donne à peine la moitié de son cœur; rai m'en venger. SOCRATE. Calmez-vous, Microphile, je vois la feinte de votre ami qui a voulu vous convaincre par vousmême que nous ne faurions être insensibles au blâme ou à l'estime d'autrui, & qu'un tel jugement nous touche toujours par quelque endroit. La sageffe divine qui nous a faits pour vivre les uns avec les autres, a voulu aussi que nous fif fions cas de nos jugemens réciproques, afin que cette forte de dépendance mutuelle fervit à nous unir plus étroitement. MICROPHILE. : des enfans qui connoiffent les travers de leur père, ne l'honorent qu'à demi; des serviteurs qui connoiffent fon foible pensent à le tromper, il est leur jouet dans le tems qu'il croit être leur maître; ses voisins, ses parens trop informés de ses défauts le regardent avec mépris. Et quoi de plus mortifiant que de trouver par-tout des vifages froids, & lire dans l'ame de tous ceux qui nous approchent qu'ils ne font aucun cas de nous ? En vérité cela est bien humiliant. EVAGORAS. Ce doit être au contraire une chose bien flatteuse que de trouver autour de nous des gens portés à nous aimer & à nous fervir par confi En fait-on l'épreuve dans toutes les condi- dération & par eftime. Si l'approbation du mointions ? SOCRATE. Or la manière plus ou moins fûre, plus ou moins honnête & agréable dont les autres agif fent avec nous dépend en grande partie du cas qu'ils font de notre perfonne. Par exemple, croyezvous qu'un homme peu estimé de sa femine, de fes enfans & de ses domestiques, sera servi, aimé & honoré dans fa maison comme il doit P'être? Aurat-on la même attention pour ses defirs & la même déférence pour ses volontés que fi on le croyoit toujours équitable? Craindra-t-on de lui déplaire? Se réjouira t-on de fa présence? S'affligera-t-on de ses malheurs? Appréhenderat-on de le perdre comme si on l'estimoit véritablement. MICROPHILE. Mais le devoir & l'affection naturelle produiroient peut-être le même effet? SOCRATE. dre de nos esclaves ne nous est pas indifférente, quel plaisir n'est-ce pas de voir que nous fom mes bien dans l'esprit de ceux avec qui nous vivons ! MICROPHILE. Cependant on voit des amitiés où l'estime n'entre pour rien. SOCRATE. Ce font des liaisons de plaifir & d'intérêt. Mais ces fortes de liaisons ne font pas durables: dès que l'interêt ou la conjoncture changent, le lien se rompt. Il en est de même des nœuds formés par la volupté. On se divertit quelquefois avec des gens vicieux: mais au fond on les méprise; & quand le tems de folie eft paflé, souvent on les déteste, au lieu qu'on revient toujours à ceux qu'on estime : c'est d'eux que l'on veut prendre conseil, c'est sur eux que l'on compte dans les affaires importantes. Comme il ny qu'une eftime réciproque qui établisffe la confiance nécessfaire à la vie domestique, il n'y a außi que l'estime qui produise les vraies amitiés. EVAGORAS. a Et par quel moyen peut-on s'acquérir l'estime dont vous parlez ? SOCRATE. Il n'y en a point d'autre que les talens & la vertu, voilà ce qui imprime un respect dout Le devoir a besoin d'étre animé par quelque les plus vicieux ne peuvent se défendre. EVAGORAS. car fans les autres elle tomberoit, au lieu que les pierres basses qui touchent la terre se soutiennent L'apparence ne feroit-elle point ici le même d'elles-mêmes. effet que la réalité ? SOCRATE. Non, non, Evagoras. Contrefaire l'habile homme ou l'honnête homme, quand on ne l'est pas, c'est un rôle trop difficile & une peine fuperflue; on ne trompe pas long-tems le public. Le plus court est d'être réellement ce que l'on veut paroître. Pour cela il faut des qualités essentielles, coinme l'intégrité, les bonnes mœurs, Tapplication, le jugement: mais il faut aussi des qualités liantes, une douceur, une civilité générale & foutenue. Souvenez-vous, Evagoras, de notre entretien sur ce qui fait le mérite de l'homme en général & le mérite de chaque condition particulière. N'oubliez pas non plus ce que nous disions un jour de la manière d'agir avec ses supérieurs, ses égaux & ses inférieurs. Vous aurez par-là, fi je ne me trompe, à-peu-près tout ce qu'il faut pour gagner l'approbation des gens sages & pour mériter l'estime du public. EVAGORAS. L'estime publique dont vous parlez n'est-elle pas plus nécessaire aux princes qu'à tout autre, puisqu'ils font des personnes publiques? SOCRATE Vous avez raison, Evagoras, & c'est proprement-là ce qu'i's doivent rechercher, au lieu de la vaine gloire dont plusieurs d'eux s'entêtent follement. MICROPHILE. Il paroît pourtant qu'un prince est au-dessus des jugemens que l'on peut porter sur lui. SOCRATE. Il l'est moins que perfonne, il dépend encore plus des autres que les autres ne dépendent de lui. MICROPHILE. SOCRATE. Appellons-la autorité intérieure. Elle confifte dans cet afcendant naturel que nous donnent fur les autres, la capacité & le mérite. D'où d'aucun pouvoir, vint à bout de civilifer la Thrace? vient, je vous prie, qu'Orphée, fans être revêtu C'est qu'on le regardoit comme le plus fage des hommes. On étoit porté à suivre ses conseils comme des loix, & fon exemple comme un figure que font les monarques peu estimés. Comment cela, Socrate, votre discours m'é- modèle. Au contraire, il n'y a qu'à voir la pauvre tonne. SOCRATE. Vous le comprendrez par un exemple. Quelle est la pierre d'une voûte qui peut le moins se passer des autres? MICROPHILE. C'est la plus haute ou celle qu'on nomme la clef; EVAGORAS, Hélas! à chaque page : & c'est la source de ( leurs malheurs comme du malheur des peuples qui leur font foumis. En qualité d'homme, un Souverain qu'on n'estime pas est privé de l'amitié & de la confiance qui font le charme & la sûreté de la vie privée. Comme prince, son autorité en est ébranlée & avilie. Les autres souverains ne se fient point à lui ou le négligent; ses miniftres ne lui sont point affectionnés, ses courtisans s'en moquent; ses sujets le haissent ou le méprisent. Lâche-t-on quelque satyre contre lui : elle trouve aifément créance, parce qu'on le creit aifément capable de tout le mal qu'on en dit. A t-on découvert son incapacité ou ses mauvais penchans: mille gens artificieux s'empressent à en abufer. On lui obéit à regret, on le fert mal, il est entouré de gens suspects & disposés à le trahir. Tout manque à un prince décrédité, tout est en désordre autour de lui. Le vulgaire qui voit certains revers ne regarde que la cause prochaine & apparente : mais approfondissez les choses, vous trouverez que le mal vient de loin; c'est un arbre dont les racines ont été peu-à-peu defléchées & pourries, faut-il s'éton ner qu'avec si peu d'assiette un coup de vent l'ébranle & l'abatte? EVAGORAS. MICROPHILE. Peut-être trouvera t-on que les avantages que l'on tire de l'estime publique pour le soutien du trône regardent seulement les souverainetés élecrives, où un prince a besoin des fuffrages de sa nation pour parvenir à régner. SOCRATE. Si un prince héréditaire n'a pas besoin de fuffrages pour parvenir au trône, il en a toujours besoin pour y trouver de l'honneur, de l'agrément, de la sûreté. C'est du concours des autres volontés avec la sienne que naissent tous ces avantages: d'ailleurs il ne faut jamais perdre de vue l'institution primitive de la royauté. EVAGORAS. Que voulez-vous dire, Socrate ? SOCRATE. Les premiers royaumes étoient électifs, & c'étoit bien la meilleure forme de gouvernement, tant qu'il y avoit de la modération entre les hommes, parce que le choix ne pouvoit que On pourroit faire un portrait bien oppofé à tomber sur une personne d'expérience & de cacelui-là. SOCRATE. Je vous en laisse le soin, Evagoras, faites-le vous-même: il séra bien dans votre bouche. EVAGORAS. Je vais l'essayer puisque vous le voulez. Si un fouverain fait joindre à la dignité de son rang cette sagesse, cette droiture & cette bonté, qui naturellement gagnent les cœurs, il sera honoré & chéri de tout fon peuple comme un bon père l'est dans sa famille; on lui obéira sans peine, perfuadé qu'il ne commande rien que de juste, & que fes ministres font bien choisis. On paiera les tributs fans répugnance, parce que l'on ne croira pas qu'ils foient impofés mal-à-propos, ni qu'ils foient mal employés. Chacun demandera au ciel la prolongation de ses jours, les autres princes craindront de se déshonorer en l'offenfant, & fi quelqu'un l'attaque, les autres pren dront fa défense. Un prince, personnellement eftimé, est toujours plus fort qu'un autre, parce qu'il a plus d'amis & moins d'ennemis. SOCRATE. pacité. Mais l'ambition ayant caufé à ce sujet des cabales & des guerres civiles, la plupart des peuples aimèrent mieux courir le risque d'avoir un rei par droit de naissance, que d'acheter fi cher un roi de leur choix ; cependant les sages tâchèrent en même tems de remédier à cet inconvénient. MICROPHILE, Comment cela ? SOCRATE. En prenant soin de bien élever les enfans des rois & d'écarter d'eux tout ce qui cût pu les corrompre. Par-là on s'affûroit, autant qu'il étoit poffible, d'avoir en eux des princes auffi capables de bien gouverner, que si on les avoit choifis exprès. Ce moyen, quand il réuffit, concilie heureusement les avantages des deux formes de gouvernemens. On a un bon souverain, & on l'a fans difcorde & fans trouble. EVAGORAS. Sur ce pied-là je connois combien il seroit indigne d'un prince de se prévaloir de fa naiffance, pour valoir moins que s'il devoit être élu. Celui par fon mérite, & l'on a compté que ses defcendans le remplaceroient à tous égards. Qui occupe fon rang doit aufli avoir ses vertus; & le moins que doive un prince à une nation qui a rendu le sceptre héréditaire dans sa famille, c'est de faire enforte qu'elle n'ait pas lieu de s'en repentir. Il est beau de faire dire à tout un peuple: quand nous aurions choisi un souverain, nous n'en aurions pas choisi d'autre que celui que l'ordre de la fuccession nous donne. J'aurois eu tort de ne vous pas laisser faire de ses ancêtres qui l'a été, l'a été fans doute ce portrait, vous y avez très-bien réuffi. SOCRATE. C'est être véritablement prince que de l'être de cette manière. Je ne vous quitterai point, sans vous embrasser, mon cher Evagoras, tant j'ai de joie à voir en vous tous ses sentimens. (Dialogues de Platon.) L'estime est un aveu intérieur du mérite de quelque chose; le respect est le sentiment de la supériorité d'autrui. Il n'y a pas d'amour sans eftime. L'amour étant une complaifance dans l'objet aimé, & les hom mes ne pouvant se défendre de trouver un prix aux choses qui leur plaisent, peu s'en faut qu'ils ne règlent leur eftime sur le degré d'agrément que les objets ont pour eux. Et s'il est vrai que chacun s'estime personnellement plus que tout autre, c'est ainsi qu'on l'a déjà dit, parce qu'il n'y a rien qui nous plaise ordinairement tant que nousmêmes. Ainfi, non-seulement on s'estime avant tout, mais on eftime encore toutes les choses que l'on aime; comme la chasse, la musique, les che vaux, &c. & ceux qui méprisent leur propres paffions, ne le font que par réflexion & par un effort de raison, car l'instinct les porte au contraire. Par une suite naturelle du même principe, la haine rabaiffe ceux qui en font l'objet, avec le même soin que l'amour les relève. Il eft impoffi ble aux hommes de se perfuader que ce qui les blesse n'ait pas quelque grand défaut; c'est un jugement confus que l'esprit porte en lui-même, comme il en use au contraire en aimant. 1. Et fi la réflexion contrarié cet iuftinct, car il y a des quailtés qu'on eft convenu d'eftimer & d'autres de mépriser; alors cette contradiction ne fait qu'irriter la paffion, & plutôt que de céder aux traits de la vérité, elle en détourne les yeux. Ainfi elle dépouille son objet de ses qualités naturelles pour lui en donner de conformes à fon intérêt dominant. Ensuite elle se livre témérairement & fans scrupules à ses préventions insensées. Il n'y a presque point d'homme dont le juge ment soit supérieur à ses passions. Il faut donc bien prendre garde, lorsqu'on veut se faire efti mer à ne pas se faire hair, mais tâcher au contraire de se présenter par des endroits agréables, parce que les hommes penchent à juger du prix des chofes par le plaifir qu'elles leur font. Il y en a, à la vérité, qu'on peut furprendre par une conduite oppofée, en paroiffant au-dehors plus pénétré de foi-même qu'on n'est au-dedans; cette confiance extérieure les perfuade & les maîtrife. Mais il est un moyen plus noble de gagner l'estime des hommes. C'est de leur faire souhaiter la nôtre par un vrai mérite, & ensuite d'être modefte & de s'accommoder à eux; quand on a véritablement les qualités qui emportent l'estime du monde, il n'y a plus qu'à les rendre populaires pour leur concilier l'amour; & lorsque l'amour les adopte, il en fait relever le prix. Mais pour les petites finesses qu'on emploie, en vue de surprendre ou de conferver les fuffrages; attendre les autres, se faire valoir, réveiller par des froideurs étudiées ou des amitiés ménagées le goût inconftant du public; c'est la reffource des hommes superficiels qui craignent d'être approfondis; il faut leur laisser ces mifères dont ils ont besoin avec leur mérite spécieux. (Connoiffance de l'esprit kumain.) ETAT, f. m. De l'état de vie que l'on choisit. Tout le monde fait que le bonheur, ou le malheur des hommes depend absolument de l'état de vie dans lequel ils s'engagent: néanmoins ce qu'ils font presque toujours avec le înoins de réflexion, c'est le choix de celui auquel ils peuvent être propres. Il faut certaines dispositions, certain esprit, certains talens pour chaque métier, ou pour chaque profeffion. Il faut même un goût, un penchant naturel. Tout le succès qu'on en doit attendre dépend moins des événemens que de l'homme. Comment donc se peut-il que des parens règlent le fort de leur famille, précisément sur le nombre de leurs enfans, fur le plus ou le moins de bien qu'ils ont, & presque toujours fur la vanité de les élever au-dessus de leur état ; fouvent fans que les enfans y entrent, pour autre chose que d'être les victimes malheureuses qu'on facrifie à la bizarrerie d'une injuste prédilection? On ie plaint néanmoins que les familles tombent; & fi les biens passent à des maisons étrangères, on s'en prend aux révolutions de la fortune; dernière reffource du désespoir. Mais qui agit mieux dans les règles, ou la fortune qui venge la société des mauvaises mains où ces richesses se trouvoient, ou la folie de ces pères, qui en ont été des économes fi peu fenfés? |