être misétable, que de se connoître miférable; mais aussi c'est être grand, que de connoître qu'on est misérable. Ainsi, toutes ses mifères prouvent fa grandeur. Ce font misères de grand seigneur, misères d'un roi dépossédé. 4. Qui se trouve malheureux de n'être pas roi, finon un roi dépossédé? Trouvoit-on Paul Emile malheureux de n'être plus conful? Au contraire, tout le monde trouvoit qu'il étoit heureux de l'avoir été, parce que sa condition n'étoit pas de l'être toujours. Mais on trouvoit Perfée si malheureux de n'être plus roi, parce que sa condition étoit de l'être toujours, qu'on trouvoit étrange qu'il pût supporter la vie. Qui se trouve malheureux de n'avoir qu'une bouche ? Et qui ne se trouve malheureux de n'avoir qu'un œil? On ne s'est peut-être jamais avisé de s'affliger de n'avoir pas trois yeux; mais on est inconfolable de n'en avoir qu'un. r 5. Nous avons une si grande idée de l'ame de l'homme, que nous ne pouvons souffrir d'en être méprisés, & de n'être pas dans l'eftime d'une ame; & toute la felicité des hommes consiste dans cette estime. Si d'un côté cette fausse gloire, que les hommes cherchent, est une grande marque de leur misère & de leur bassesse, c'en est une aussi de leur excellence. Car quelques poffessions qu'il ait sur la terre, de quelque santé & con odité effentielle qu'il jouisse, il n'est pas fatisrait, s'il n'est dans l'estime des hommes. Il estime si grande la raison de l'homme, que quelque avantage qu'il ait dans le monde, il se croit malheureux s'il n'est placé aussi avantageusement dans la raison de l'homme. C'est la plus belle place du monde: rien ne peut le détourner de ce defir; & c'est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l'homme. Jusques-là, que ceux qui méprisent le plus les hommes, & qui les égalent aux bêtes, en veulent encore être admirés, & fe contredisent à euxmêmes par leur propre sentiment; leur nature, qui est plus forte que toute leur raison, les convainquant plus fortement de la grandeur de l'homme, que la raison ne les convainc de sa bassesse. 6. L'homme n'est qu'un roseau le plus foible de la nature; mais c'est un roseau penfant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écrafer. Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraseroit, l'homme feroit encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il fait qu'il meurt; & l'avantage que l'univers a fur lui, l'univers n'en fait rien. l'espace & de la durée. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale. 7. Il est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui faire trop voir sa grandeur fans fa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un & l'autre. Mais il est très-avantageux de lui repréfenter l'un & l'autre. 8. Que l'homme donc s'estime son prix. Qu'il s'aime, car il a en lui une nature capable de bien: mais qu'il n'aime pas pour cela les bassesses qui y font. Qu'il se méprise, parce que cette ca pacité est vuide; mais qu'il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu'il se haiffe, qu'il s'aime: il a en lui la capacité de connoître la vérité & d'être heureux; mais il n'a point de vérité, ou constante, ou fatisfaisante. Je voudrois donc porter l'homme à defirer d'en trouver, à être prêt & dégagé des paffions pour la suivre où il la trouvera; & fachant combien sa connoifsance s'eft obscurcie par les passions, je voudrois qu'il haït en lui la concupifcence qui la détermine d'elle-même, afin qu'elle ne l'aveuglất point en faifant son choix, & qu'elle ne l'arrêtât point quand il aura choisi. Vanité de l'homme. 1. Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous & en notre propre être, nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire, & nous nous efforçons pour cela de paroître. Nous travaillons inceffamment à embellir & conferver cet être imaginaire, & négligeons le véritable. Et fi nous avons ou la tranquillité, ou la générofité, ou la fidéliré, nous nous empressons de le faire savoir, afin d'attacher ces vertus à cet être d'imagination: nous les détacherions plutôt de nous pour les y joindre; & nous ferions volontiers poltrons pour acquérir la réputation d'être vaillans. Grande marque du néant de notre propre être, de n'être pas fatisfait de l'un sans l'autre, & de renoncer fouvent à l'un pour l'autre ! car qui ne mourroit pour conferver son honneur, celui - là seroit infâme. 2. La douceur de la gloire est si grande, qu'à quelque chose qu'on l'attache, même à la mort, on l'aime. 3. L'orgueil contrepèse toutes ... misères car, ou il les cache, ou, s'il les découvre, il se glorifie de les connoître. Ainfi, toute notre dignité consiste dans la pen4. L'orgueil nous tient d'une poffession si nasée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de ❘ turelle au milieu de nos misères & de nos erreurs, que nous perdons même la vie avec joie, pourvu qu'on en parle. 5. La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un goujat, un marmiton, un crocheteur se vante, & veut avoir ses admirateurs; & les philosophes même en veulent. Ceux qui écrivent contre la gloire veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit; & ceux qui le lisent, veulent avoir la gloire de l'avoir lu; & moi qui écris ceci, je l'ai peut-être cette envie; & peut-être que ceux qui le liront, l'auront aussi. 6. Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent & qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous éleve. 7. Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, & même des gens qui viendront quand nous ne ferons plus; & nous sommes si vains, que l'estime de cinq ou fix personnes qui nous environnent, nous amufe & nous contente. 8. La chose la plus importante à la vie, c'est le choix d'un métier. Le hazard en dispose. La coutume fait les maçons, les foldats, les couvreurs. C'est un excellent couvreur, dit-on; & en parlant des soldats, ils font bien foux, dit-on. Et les autres au contraire; il n'y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. A force d'ouir louer en l'enfance ces métiers, & mépriser tous les autres, on choisit; car naturellement on aime la vertu, & l'on hait l'imprudence. Ces mots nous émeuvent: on ne pèche que dans l'application; & la force de la coutume est si grande, que des pays entiers font tous de maçons, d'autres tous de foldats. Sans doute que la nature n'est pas fi uniforme. C'est done la coutume qui fait cela, & qui entraîne la nature. Mais quelquefois aussi la nature la furmonte, & retient l'homme dans son instinct, malgré toute la coutume, bonne ou mauvaise. 9. La curiofité n'est que vanité. Le plus souvent on ne veut favoir que pour en parler. On ne voyageroit pas fur la mer pour ne jamais en rien dire, & pour le seul plaifir de voir, fans espérance de s'en entretenir jamais avec personne. 10. On ne se soucie pas d'être estimé dans les villes ou l'on ne fait que paffer; mais quand on y doit demeurer un peu de teins, on s'en foucie. Combien de tems faut il? Un tems proportionné à notre durée vaine & chétive. 11. Peu de chose nous console, parce que peu de chose nous afflige. 12. Nous ne nous tenons jamais au présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent, & comme pour le hâter; ou nous rappellons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt; fi imprudens, que nous errons dans les tems qui ne font pas à nous, & ne pensons point au seul qui nous appartient; & fi vains, que nous fongeons à ceux qui ne font point, & laiffons échapper fans réflexions le seul qui subsiste. C'est que le présent d'ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige; & s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le foutenir pour l'avenir, & pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un tems où nous n'avons aucune afsurance d'arriver. Que chacun examine sa pensée. Il la trouvera toujours occupée au paffé & à l'avenir. Nous ne penfons presque point au présent; & fi nous y penfons, ce n'est que pour en prendre des lumières pour disposer l'avenir. Le présent n'est jamais notre but; le paffé & le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre objet. Ainfi nous ne vivons jamais; mais nous espérons de. vivre; & nous disposant toujours à être heureux, il est indubitable que nous ne le ferons jamais, fi nous n'aspirons à une autre béatitude qu'à celle dont on peut jouir en cette vie. 13. Notre imagination nous groffit fi fort le tems présent à force d'y faire des réflexions continuelles, & amoindrit tellement l'éternité, manque d'y faire réflexion, que nous faisons de l'éternité un néant, & du néant une éternité; & tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne nous en peut défendre. 14. Cromwel alloit ravager toute la chrétienté: la famille royale étoit perdue, & la fienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son urètre. Rome même alloit trembler sous lui; mais ce petit gravier, qui n'étoit rien ailleurs, mis en cet endroit, le voilà mort, sa famille abaiffée, & le roi rétabli. Foibleffe de l'homme. 1. Ce qui m'étonne le plus eft de voir que tout le monde n'est pas étonné de sa foibleffe. On agit férieusement, & chacun fuit sa condition, non pas parce qu'il est bon en effet de la suivre, puifque la mode en eft; mais comme si chacun favoit certainement où est la raison & la justice. On se trouve déçu à toute heure; & par une plaisante humilité on croit que c'est sa faute, & non pas celle de l'art qu'on se flatte toujours d'avoir. II eft bon qu'il y ait beaucoup de ces gens là au monde; afin de montrer que l'homme est bien capable des plus extravagantes opinions, puifqu'il est capable de croire qu'il n'est pas dans cette foiblesse naturelle & inévitable, & qu'il est au contraire dans la sagesse naturelle. 2. La foiblesse de la raison de l'homme paroît bien davantage en ceux qui ne la connoiffent pas, qu'en ceux qui la connoiffent. 3. Si on est trop jeune, on ne juge pas bien, Si on est trop vieux, de même. Si on n'y songe pas affez, fi on y fonge trop, on s'entête, & l'on ne peut trouver la vérité. Si l'on confidère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu. Si trop long-tems après, on n'y entre plus. Il n'y a qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu de voir les tableaux. Les autres font trop près, trop loin, trop haut, trop bas. La perspective l'affigne dans l'art de la peinture. Mais dans la vérité & dans la morale, qui l'affignera? 4. Cette maîtreffe d'erreur, que l'on appelle fantaifie & opinion, est d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours; car elle feroit règle infaillible de vérité, si elle l'étoit infaillible du menfonge. Mais étant le plus souvent fauffe, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai & le faux. Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler & à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes chofes, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux & ses malheureux; ses sains, ses malades; ses riches, ses pauvres; ses foux & ses sages: & rien ne nous dépite davantage, que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une fatisfaction beaucoup plus pleine & entière que la raifon: les habiles par imagination fe plaisant tout autrement en eux-mêmes, que les prudens ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire; ils disputent avec hardieffe & confiance; les autres avec crainte & défiance : & cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des courtisans; tant les sages imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous; mais elle les rend contens, à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que miférables. L'une les comble de gloire, l'autre les couvre de honte. toutes les richesses de la terre font-elles infuffisantes fans fon confentement ? L'opinion dispose de tout. Elle fait la beauté, la justice & le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrois de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connois que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, della opinione regina del mundo. J'y souscris fans le connoître, sauf le mal s'il y en a. 5. On ne voit presque rien de juste ou d'injuste, qui ne change de qualité en changearit de climat. Trois degrés d'élévation du Pole renversent toute la Jurisprudence. Un méridien décide de la verité, ou peu d'années de poffeffion. Les loix fondamentales changent. Le droit a ses époques. Plaisante justice qu'une rivière ou une montagne borne! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. 6. L'art de bouleverser les états est d'ébranler les coutumes établies, en sondant jusques dans leur fource pour y faire remarquer le défaut d'autorité & de justice. Il faut, dit-on, recourir aux loix fondamentales & primitives de l'état, qu'une coutume injufte a abolies. C'est un jeu sûr pour tout perdre. Rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête l'oreille à ces discours; il secoue le joug dès qu'il le reconnoît, & les grands en profitent à sa ruine, & à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. Mais par un défaut contraire, les hommes croient pouvoir fa faire avec justice tout ce qui n'est pas fans exemple. 7. Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut pour marcher à fon ordinaire, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, fon imagination prévaudra. Plusieurs n'en fauroient foutenir la pensée fans pâlir & fuer. Je ne veux pas en rapporter tous les effets. Qui ne fait qu'il y en a à qui la vue des chats, des rats, l'écrasement d'un charbon, emportent la raison hors des gonds? 8. Ne diriez-vous pas que ce magiftrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure & fublime, & qu'il juge des choses par leur nature, fans s'arrêter aux vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des foibles ? Voyez-le entrer dans la place où il doit rendre la justice. Le voilà prêt à écouter avec une gravité exemplaire. Si l'avocat vient à paroître, & que la nature lui ait donné une voix enrouée, & un tour de visage bizare, que son barbier l'ait mal rafé, & fi le hazard l'a encore barbouillé, Qui dispense la réputation ? Qui donne le respect & la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux grands, fi-non l'opinion? Combien | je parie la perte de la gravité du magiftrat. 9. 9. L'esprit du plus grand homme du monde, ou de suivre les fausses impressions de leur en n'est pas fi indépendant, qu'il ne soit sujet à être troublé par le moindre tintamarre qui fe fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d'un canon pour empêcher fes pensées; il ne faut que le bruit d'une girouette, ou d'une poulie. Ne vous étonnez pas s'il ne raisonne pas bien à présent; une mouche bourdonne à ses oreilles: c'en eft affez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu'il puiffe trouver la vérité, chaffez cet animal qui tient sa raison en échec, & trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes & les royauines. fance, ou de courir témérairement après les nouvelles. Qui tient le juste milieu ? Qu'il paroiffe, & qu'il le prouve. Il n'y a principe, quelque naturel qu'il puiffe être, même depuis l'enfance, qu'on ne faffe paffer pour une fauffe impreffion, foit de l'instruction, foit de fens. Parce que, dit-on, vous avez cru dès l'enfance qu'un coffre étoit vuide lorsque vous n'y voyiez rien, vous avez cru le vuide poffible: c'est une illufion forte de vos fens, fortifiée par la coutume, qu'il faut que la science corrige. Et les autres disent au con 10. La volonté est un des principaux organes | traire: parce qu'on vous a dit dans l'école, qu'il de la créance: non qu'elle forme la créance: mais parce que les choses paroiffent vraies ou fausses, felon la face par où on les regarde. La volonté, qui se plaît à l'un plus qu'à l'autre, détourne l'esprit de considérer les qualités de celle qu'elle n'aime pas: & ainsi l'esprit, marchant d'une pièce avec la volonté, s'arrête à regarder la face qu'elle aime; & en jugeant par ce qu'il y voit, il règle insensiblement fa créance suivant l'inclination de la volonté. II. Nous avons un autre principe d'erreur, savoir les maladies. Elles nous gåtent le jugement & le sens. Et fi les grandes l'altèrent sensiblement, je ne doute point que les petites n'y faffent impression à proportion. Notre propre intérêt est encore un merveilleux inftrument pour nous crever agréablement les yeux. L'affection ou la haine changent la justice. En effet, combien un avocat bien payé par avance, trouve-t-il plus juste la cause qu'il plaide? Mais par une autre bizarrerie de l'esprit humain, j'en fais, qui, pour ne pas tomber dans cet amour-propre, ont été les plus injustes du monde à contre-biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste étoit de la leur faire recommander par leurs proches parens. 12. L'imagination grossit souvent les plus petits objets par une estimation fantastique, jusqu'à en remplir notre ame; & par une infolence téméraire elle amoindrit les plus grands jusqu'à notre mesure. 13. La justice & la vérité font deux pointes fi fubtiles, que nos instrumens sont trop émoufsés pour y toucher exactement. S'ils y arrivent, ils en écachent la pointe, & appuient tout autour, plus fur le faux que sur le vrai. 14. Les impreffions anciennes ne sont pas seules capables de nous amufer. Les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là viennent toutes les disputes des hommes, qui se reprochent, n'y a point de vuide, on a corrompu votre fens commun, qui le comprenoit si nettement avant cette mauvaise impreffion, qu'il faut corriger en recourant à votre première nature. Qui a donc trompé, les sens, ou l'instruction? 15. Toutes les occupations des hommes font à avoir du bien; & le titre par lequel ils le poffèdent, n'eft dans fon origine que la fantaifie de ceux qui ont fait les loix. Ils n'ont auffi aucune force pour le pofféder sûrement: mille accidens le leur raviffent. Il en est de même de la science: la maladie nous l'ôte. 16. L'homme n'est donc qu'un sujet plein d'erreurs, ineffaçables sans la grace. Rien ne lui montre la vérité: tout l'abuse. Les deux principes de vérité, la raison & les sens, outre qu'ils manquent fouvent de sincérité, s'abusent réciproquement l'un l'autre. Les sens abusent la raifon par de fauffes illusion qu'ils lui font, ils la reçoivent d'elle à leur tour: elle s'en revanche. Les paffions de l'ame troublent les sens, & leur font des imprefsions fâcheuses. Ils mentent, & se trompent à l'envi. apparences; & cette même 17. Qu'est-ce que nos principes naturels, finon nos principes accoutumés? Dans les enfans, ceux qu'ils ont reçus de la coutume de leurs pères, comme la chaffe dans les animaux. Une différente coutume donnera d'autres principes naturels. Cela se voit par expérience. Et s'il y en a d'ineffaçables à la coutume, il y en a aussi de la coutume ineffaçables à la nature. Cela dépend de la difpofition. Les pères craignent que l'amour naturel des enfans ne s'efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée? La coutume est une seconde rature, qui détruit la première. Pourquoi la coutume n'est elle pas naturelle? J'ai bien peur que cette nature ne soit elle même qu'une première coutume comme la coutume est une seconde nature. د Encyclopédie. Logique, Métaphysique & Morale. Tome III. •Xx Misère de l'homme. 1. Rien n'est plus capable de nous faire entrer dans la connoiffance de la misère des hommes, que de considérer la cause véritable de l'agitation perpétuelle dans laquelle ils passent toute leur vie. L'ame est jettée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elie fait que ce n'est qu'un paffage à un voyage éternel, & qu'elle n'a que le peu de tems que dure la vie pour s'y préparer. Les nécessités de la nature lui en raviffent une très-grande partie. Il ne lui en reste que très-peu, dont elle puisse disposer. Mais ce peu qui lui reste l'incommode fi fort, & l'embarrasse si étrangement, qu'elle ne fonge qu'à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d'être obligée de vivre avec soi, & de penser à foi. Ainfi tout son soin est de s'oublier foi-même, & de laiffer couler ce tems si cher & fi précieux fans réflexion, en s'occupant des choses qui l'empêchent d'y penser. C'est l'origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, & de tout ce qu'on appelle divertissement, ou paffe-tems, dans lesquels on n'a en effet pour but que d'y laisser passer le tems, fans le sentir, ou plutôt sans se sentir soi-même, & d'éviter, en perdant cette partie de la vie, l'amertume & le dégoût intérieur qui accompagneroit nécessairement l'attention que l'on feroit fur foi même durant ce tems-là. L'ame ne trouve rien en elle qui la contente ; elle n'y voit rien qui ne l'afflige, quand elle y pense. C'est ce qui la contraint de se répandre au dehors, & de chercher, dans l'application des choses extérieures, à perdre le souvenir de son état véritable. Sa joie consiste dans cet oubli; & il suffit pour la rendre miférable, de l'obliger de se voir, & d'être avec foi. On charge les hommes, dès l'enfance, du soin de leur honneur, de leurs biens, & même du bien & de l'honneur de leurs parens & de leurs amis. On les accable de l'étude des langues, des sciences, des exercices & des arts. On les charge d'affaires: on leur fait entendre qu'ils ne fauroient être heureux, s'ils ne font en forte, par leur industrie & par leur foin, que leur fortune & leur honneur, & même la fortune & l'honneur de leurs amis foient en bon état, & qu'une feule de ces chofes qui manque les rend malheureux. Ainsi on leur donne des charges & des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux. Que pourroit on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Demandez-vous ce qu'on pourroit faire ? Il ne faudroit que leur ôter tous ces foins: car alors ils se verroient, & ils pen feroient à eux-mêmes ; & c'est ce qui leur eft insupportable. Aufsi, après s'être chargés de tant d'affaires, s'ils ont quelque tems de relâche, ils tâchent encore de le perdre à quelque divertissement qui les occupe tout entiers & les dérobe à eux-mêmes. C'est pourquoi, quand je me suis mis à considérer les diverses agitations des hommes, les périls & les peines où ils s'exposent, à la cour, à la guerre, dans la poursuite de leurs prétentions ambitieuses; d'où naiffent tant de querelles, de paffions & d'entreprises périlleuses & funestes; j'ai souvent dit que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir en repos dans une chambre. Un homme qui a affez de bien pour vivre, s'il favoit demeurer chez foi, n'en fortiroit pas pour aller fur la mer, ou au siège d'une place; & fi on ne cherchoit simplement qu'à vivre, on auroit peu de besoin de ces occupations fi dangereufes. Mais quand j'y ai regardé de plus près, j'ai trouvé que cet éloignement que les hommes ont du repos, & de demeurer avec eux-mêmes, vient d'une cause bien effective; c'est-à-dire, du malheur naturel de notre condition foible & mortelle, & fi miférable, que rien ne nous peut confoler lorsque rien ne nous empêche d'y penser, & que nous ne voyons que nous. Je ne parle que de ceux qui se regardent fans aucune vue de religion. Car il est vrai que c'est une des merveilles de la religion chrétienne, de réconcilier l'homme avec soi-même, en le réconciliant avec Dieu; de lui rendre la vue de foi-même supportable, & de faire que la folitude & le repos foient plus agréables à plusieurs, que l'agitation & le commerce des hommes. Aufli n'est-ce pas en arrêtant l'homme dans lui-même qu'elle produit tous ces effets merveilleux. Се n'est qu'en le portant jusqu'à Dieu, & en le foutenant dans le sentiment de ses misères, par l'espérance d'une autre vie, qui l'en doit entiérement délivrer. Mais pour ceux qui n'agissent que par les mouvemens qu'ils trouvent en eux & dans leur nature, il est impossible qu'ils subsistent dans ce repos qui leur donne lieu de se considérer & de voir, sans être incontinent attaqués de chagrin & de tristesse. L'homme qui n'aime que foi ne hait rien tant que d'être seul avec foi. Il ne recherche rien que pour foi, & ne fuit rien tant que foi, parce que quand il se voit, il ne se voit pas tel qu'il se defire, & qu'il trouve en foimême un amas de misères inévitables, & un vuide de biens réels & folides qu'il est incapable de remplir. 1 |