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Qu'on choisisse telle condition qu'on voudra, & qu'on y affemble tous les biens & toutes les fatisfactions qui semblent pouvoir contenter un homme. Si celui qu'on aura mis en cet état est fans occupation & fans divertissement, & qu'on

De là vient que tant de personnes se plaisent au jeu, à la chasse, & aux autres divertissemens qui occupent toute leur ame. Ce n'est pas qu'il y ait en effet du bonheur dans ce que l'on peut acquérir par le moyen de ces jeux, ni qu'on s'i

le laisse faire réflexion sur ce qu'il est, cette fé-magine que la vraie béatitude soit dans l'argent qui reste de la grandeur de leur première nature, | fur lui de le faire entrer en quelque divertissement, qui leur fait connoître que le bonheur n'est en effet que dans le repos. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur ame, qui les porte à tendre au repos par l'agitation, & à se figurer toujours que la fatisfaction qu'ils n'ont point, leur arrivera, si, en furmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par-là la porte au repos.

licité languissante ne le soutiendra pas. Il tombera par nécessité dans les vues affligeantes de l'avenir: & fi on ne l'occupehors de lui, le voilà nécessairement malheureux.

La dignité royale n'est-elle pas affez grande d'elle-même pour our rendre celui qui la poffède heureux par la seule vue de ce qu'il est? Faudra-t-il encore le divertir de cette pensée, comme les gens du commun ? Je vois bien que c'est rendre un homme heureux que de le détourner de la vue de ses misères pour remplir toute fa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d'un roi? & fera-t-il plus heureux en s'attachant à ses vains amusemens qu'à la vue de

,

sa grandeur? Quel objet plus fatisfaisant pourroit on donner à fon esprit? Ne feroit-ce pas faire tort à sa joie, d'occuper son ame à penser à ajuster ses pas à la cadence d'un air, ou à placer adroitement une balle, au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l'environne? Qu'on en faffe l'épreuve, qu'on laisse un roi tout seul fans aucune fatisfaction des sens, fans aucun soin dans l'esprit fans compagnie, penser à soi tout à loisir, & l'on verra qu'un roi qui se voit est un homme plein de misères, & qui les ressent comme un autre. Ausi on évite cela soigneusement, & il ne manque jamais d'y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire fuccéder le divertissement aux affaires, & qui obfervent tout le tems de leur loisir, pour leur fournir des plaisirs & des jeux, en forte qu'il n'y ait point de vuide; c'est-à-dire, qu'ils font environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit feul & en état de penser à soi, sachant qu'il sera malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense.

Auflila principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges, d'ailleurs si pénibles, c'est qu'ils sont sans cesse détournés de penser à

eux.

Prenez-y garde. Qu'est-ce autre chose d'être Surintendant, chancelier, premier président, que d'avoir un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes? & quand ils font dans la disgrace, & qu'on les envoie à leurs maisons de campagne, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les affifter en leurs besoins, ils ne laiffent pas d'être miférables, parce que personne ne les empêche plus de songer à eux.

qu'on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre que l'on court. On n'en voudroit pas s'il étoit offert. Cen'est pas cet usage mou & paisible, & qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu'on recherche, mais le tracas qui nous détourne d'y penfer.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit & le tumulte du monde, que la prison eft un fupplice fi horrible, & qu'il y a si peu de personnes qui soient capables de souffrir la solitude.

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui s'amusent fimplement à montrer la vanité & la basseise des divertissemens des hommes, connoiffent bien à la vérité une partie de leurs misères; car c'en ett une bien grande que de pouvoir prendre plaifir à des choses si baffes & fi méprisables: mais ils n'en connoiffent pas le fond, qui leur rend ces misères mêmes nécessaires, tant qu'ils ne font pas guéris de cette misère intérieure & naturelle, qui consiste à ne pouvoir fouffrir la vue de soimême. Ce lièvre, qu'ils auroient acheté, ne les garantiroit pas de cette vue, mais la chasse les en garantit. Ainsi, quand on leur reproche que ce qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ne fauroit les fatisfaire, qu'il n'y a rien de plus bas & de plus vain, s'ils répondoient comme ils devroient le faire, s'ils y pensoient bien, ils en demeureroient d'accord; mais ils diroient en même tems qu'ils ne cherchent en cela qu'une occupation violente & impétueuse, qui les détourne de la vue d'eux-mêmes, & que c'est pour cela qu'ils se proposent un objet attirant qui les charme & qui lesoccupe tout entiers. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu'ils ne se connoiffent pas euxmêmes. Un gentilhomme croit fincèrement qu'il y a quelque chose de grand & de noble à la chaffe: il dira que c'est un plaisir royal. Il en eft de même des autres chofes, dont la plupart des hommes s'occupent. On s'imagine qu'il y a quelque chose de réel & de solide dans les objets même. On se perfuade que fi on avoit obtenu cette charge, on se reposeroit ensuite avec plaisir, & l'on ne fent pas la nature infatiable de sa cupidité. On croit chercher sincèrement le repos, & l'on ne cherche en effet que l'agitation.

Les hommes ont un inftinct secret qui les porte à chercher le divertissement & l'occupation audehors, qui vient du ressentiment de deur misère continuelle. Et ils ont un autre instinct secret,

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C'est pourquoi lorsque Cinéas disoit à Pyrrhus, qui se proposoit de jouir du repos avec ses amis, après avoir conquis une grande partie du monde qu'il feroit mieux d'avancer lui-même son bonheur, en jouiffant dès lors de ce repos, sans l'aller chercher par tant de fatigues; il lui donnoit un confeil, qui recevoit de grandes difficultés, & qui n'étoit guère plus raisonnable que le dessein de ce jeune ambitieux. L'un & l'autre supposoient que l'homme peut se contenter de foi-même & de ses biens préfens, fans remplir le vuide de fon cœur d'espérances imaginaires, ce qui eft faux. Pyrrhus ne pouvoit être heureux, ni avant, ni après avoir conquis le monde; & peut-être que la vie molle, que lui conseilloit fon ministre, étoit encore moins capable de le fatisfaire, que l'agitation de tant de guerres & de tant de voyages qu'il méditoit.

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On doit donc reconnoître que l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuieroit même sans aucune cause d'ennui, par le propre état de sa condition naturelle: & il eft avec cela fi vain & fi léger, qu'étant plein de mille causes essentielles d'ennui, la moindre bagatelle fuffit pour le divertir. De forte qu'à le confidérer sérieusement, il est encore plus à plaindre de ce qu'il peut se divertir à des chofes fi frivoles & fi baffes, que de ce qu'il s'afflige de fes misères effectives, & fes divertissemens font infiniment moins raisonnables que son ennui.

2. D'où vient que cet homme qui a perdu depuis peu fon fils unique, & qui accablé de procès & de querelles étoit ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant? Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera un cerf que ses chiens poursuivent avec ardeur depuis fix heures. Il n'en faut pas davantage pour l'homme, quel que plein de trifteffe qu'il foit. Si l'on peut gagner

le voilà heureux pendant ce temps-là, mais d'un bonheur faux & imaginaire, qui ne vient pas de la poffeffion de quelque bien réel & folide, mais d'une légèreté d'esprit qui lui fait perdre le fouvenir de ses véritables misères, pour s'attacher à des objets bas & ridicules, indignes de fon application, & encore plus de fon amour. C'est une joie de malade & de frénétique, qui ne vient pas de la santé de fon ame, mais de son déréglement; c'est

un

ris de folie & d'illusion. Car c'eft une chose étrange que de confidérer ce qui plaît aux hommes dans les jeux & les divertissemens. Il est vrai qu'occupant l'esprit, ils le détournent du sentiment de ses maux; ce qui est réel. Mais ils ne l'occupent que parce que l'esprit s'y forme un objet imaginaire de paffion auquel il s'attache.

Quel pensez-vous que foit l'objet de ces gens qui jouent à la paume avec tant d'application d'esprit & d'agitation du corps ? Celui de se vanter le lendemain avec leurs amis qu'ils ont mieux joué qu'un autre. Voilà la fource de leur attachement. Ainfi, les autres suent dans leurs cabinets, pour montrer aux favans qu'ils ont résolu une question d'algèbre, qui ne l'avoit pu être jusqu'ici. Et tant d'autres s'exposent aux plus grands périls, pour se vanter ensuite d'une place qu'ils auroient prise aussi sottement à mon gre. Et enfin les autres le tuent pour remarquer toutes ces chofes, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu'ils en connoiffent la vanité: & ceux-là font les plus fots de la bande, puisqu'ils le font avec connoiffance, au-lieu qu'on peut penfer des autres qu'ils ne le seroient pas, s'ils avoient cette connoiffance.

3. Tel homme passe sa vie fans ennui, en jouant tous les jours peu de chose, qu'on rendroit malheureux en lui donnant tous les matins l'argent qu'il peut gagner chaque jour, à condition de ne point jouer. On dira peut-être que c'est l'amusement du jeu qu'il cherche, & non pas le gain. Mais qu'on le faffe jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas, & s'y ennuiera. Ce n'est donc pas l'amu fement feul qu'il cherche un amusement languissant & fans paffion l'ennuira. Il faut qu'il s'y échauffe, & qu'il se pique lui-même en s'imaginant qu'il feroit heureux de gagner ce qu'il ne voudroit pas qu'on lui donnât à condition de ne point jouer, & qu'il se forme un objet de paffion qui excite fon defir, sa colère, sa crainte, fon efpérance.

Ainfi les divertissemens qui font le bonheur des hommes, ne font pas seulement bas; ils font encore faux & trompeurs; c'est-à-dire, qu'ils ont pour objet des fantômes & des illufions, qui seroient incapables d'occuper l'esprit de l'homme, s'il n'avoit perdu le fentiment & le goût du vrai bien, & s'il n'étoit rempli de bassesse, de vanité, | jusqu'à Thammas qui égorge des milliers de fes

de légéreté, d'orgueil & d'une infinité d'autres vices: & ils ne nous foulagent dans nos misères cu'en nous caufant une misère plus réelle & plus effective. Car c'est ce qui nous empêche principalement de fonger à nous, & qui nous fait perdre insensiblement le tems. Sans cela nous fe rions dans l'ennui; & cet ennui nous porteroit à chercher quelque moyen plus solide d'en fortir. Mais le divertissement nous trompe, nous amuse, & nous fait arriver insensiblement à la mort.

4. Les hommes, n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, se font avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser: c'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c'est une confolation bien miférable, puifqu'elle va, non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de tems, & qu'en le cachant, elle fait qu'on ne pense pas à le guérir

semblables, pour ne voir perfonne au-deffus de lui, on voit des variétés fans nombre. Nous croyons appercevoir dans les bêtes des traits de caractère plus marqués. Il est vrai que nous

ne

connoiffons que les apparences grossières de leur instinct. L'habitude de voir, qui seule apprend à diftinguer, nous manque par rapport à leurs opérations. En obfervant les bêtes de près, on les juge plus capables de progrès qu'on ne le croit ordinairement. Mais toutes leurs actions rassemblées laiffent encore entr'elles & l'homme une distance infinie. Que l'empire qu'il a fur elles foit ufurpé fi lon veut, il n'en est pas moins une preuve de la supériorité de ses moyens, & par conféquent de fa nature. On ne peut qu'être frappé de cet avantage lorsqu'on regarde les travaux immenfes de l'homme, qu'on examine le détail de ses arts & le progrès de ses sciences; qu'on

véritablement. Ainfi, par un étrange renversement | le voit franchir les mers, mesurer les cieux,

de la nature de l'homme, il se trouve que l'ennui, qui est son mal le plus sensible, est en quelque forte fon plus grand bien, parce qu'il peut contribuer plus que toutes choses à lui faire chercher sa véritable guérison; & que le divertissement, qu'il regarde comme son plus grand bien, est en effet fon plus grand mal, parce qu'il l'éloigne plus que toutes chofes, de chercher le remède à ses maux ; & l'un & l'autre sont une preuve admirable de la misère & de la corruption de l'homme, & en même tems de sa grandeur; puisque l'homme ne s'ennuie de tout, & ne cher che cette multitude d'occupations, que parce qu'il a l'idée du bonheur qu'il a perdu, lequel ne trouvant point en foi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, fans pouvoir jamais se contenter, parce qu'il n'est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu feul. (Penfées de PASCAL.)

Le mot d'homme n'a de fignification précise, qu'autant qu'il nous rappelle tout ce que nous sommes; mais ce que nous fommes ne peut pas être compris dans une définition: pour en montrer seulement une partie, il faut encore des divifions & des détails. Nous ne parlerons point ici de notre forme extérieure, ni de l'organisation qui nous range dans la claffe des animaux. L'homme que nous confidérons eft cet être qui pense, qui veut & qui agit. Nous chercherons donc feulement quels font les refforts qui le font mouvoir & les motifs qui le déterminent. Ce qui peut rendre cet examen épineux, c'est qu'on ne voit point dans l'espèce un caractère diftinctif auquel on puiffe reconnoître tous les individus. Il y a tant de différence entre leurs actions, qu'on seroit tenté d'en supposer dans leurs motifs. Depuis l'esclave qui flatte indignement fon maître,

& disputer au tonnerre son bruit & ses effets. Mais comment ne pas frémir de la bassesse ou de l'atrocité des actions par lesquelles s'avilit fouvent ce roi de la nature? Effrayés de ce mélange monstrueux, quelques moralistes ont eu recours pour expliquer l'homme, à un mélange de bons & de mauvais principes, qui lui-même a grand besoin d'être expliqué. L'orgueil, la fuperftition & la crainte ont produit des systêmes, & ont embarraffé la connoissance de l'homme de mille préjugés que l'observation doit détruire. La religion eft chargée de nous conduire dans la route du bonheur qu'elle nous prépare au-delà des tems. La Philofophie doit étudier les motifs naturels des actions de l'homme pour trouver des moyens du même genre, de le rendre meilleur & plus heureux pendant cette vie passagère.

Nous ne sommes assurés de notre existence que par des sensations. C'est la faculté de fentir qui nous rend préfens à nous mêmes, & qui bientôt établit des rapports entre nous & les objets qui nous font extérieurs. Mais cette faculté a deux effets qui doivent être considérés féparément, quoique nous les éprouvions toujours ensemble. Le premier effet est le principe de nos idées & de nos connoiffances, le second est celui de nos mouvemens & de nos inclinations. Les philosophes qui ont examiné l'entendement humain, ont marqué l'ordre dans lequel naiffent en nous la perception, l'attention, la réminifcence, l'ima gination, & tous ces produits d'une faculté générale qui forment & étendent la chaîne de nos idées.

Notre objet doit être ici de reconnoître les principaux effets du defir. C'est l'agent impérieux qui nous remue, & le créateur de toutes nos actions. La faculté de fentir appartient fans doute à l'ame; mais elle n'a d'exercice que par l'entremise des organes matériels dont l'affemblage forme notre corps. De-là naît une différence naturelle entre les hommes. Le tiffu des fibres n'étant pas le même dans tous, quelques-uns doivent avoir certains organes plus sensibles, & en conféquence recevoir des objets qui les ébranlent, une unpref fion dont la force est inconnue à d'autres. Nos jugemens & nos choix ne font que le résultat d'une comparaison entre les différentes impreffions que nous recevons. Ils font donc auffi peu femblables d'un homme à un autre que ces inpressions mêmes. Ces variétés doivent donner à chaque homme une forte d'aptitude particulière qui le diftingue des autres par les inclinations, comme il l'est à l'extérieur par les traits de son visage. De là on peut conclure que le jugement qu'on porte de la conduite d'autrui est souvent injuste, & que les conseils qu'on lui donne font plus souvent encore inutiles. Ma raison est étrangère à celle d'un homme qui ne sent pas comme inoi; & fi je le prends pour un fou, il a droit de me regarder comme un imbécille. Mais toutes nos sensations particulières, tous les jugemens qui en résultent, aboutissent à une dispofition commune à tous les êtres sensibles, le defir du bien-être. Ce defir fans cesse agiffant, ett déterminé par nos besoins vers certains objets. S'il rencontre des obstacles, il devient plus ardent, il s'irrite, & le defir irrité est ce qu'on appelle passion; c'est-à-dire un état de souffrance, dans lequel l'ame toute entière se porte vers un objet comme vers le point de son bonheur. Pour connoître tout ce dont l'homme est capable, il faut le voir lorsqu'il est passionné. Si vous regar dez un loup rasfasié, vous ne soupçonnerez pas sa voracité. Les mouvemens de la passion sont toujours vrais, & trop marqués pour qu'on puisse s'y méprendre. Or en suivant un homme agité par quelque paffion, je le vois fixé sur un objet dont il poursuit la jouissance; il écarte avec fureur tout ce qui l'en sépare. Le péril disparoît à ses yeux, & il semble s'oublier soi-même. Le besoin qui le tourmente ne lui laisse voir que ce qui peut le soulager. Cette disposition frappante dans un état extrême, agit conftamment, quoique d'une manière moins sensible dans tout autre état. L'homme, sans avoir un caractère particulier qui le diftingue, est donc toujours ce que ses besoins le font être. S'il n'est pas naturellement

qu'il cherche, & le dommage qu'il fouffriroit s'il aliénoit les autres. De là naissent les égards, qui ne peuvent avoir lieu, qu'autant que les intérêts font fuperficiels. Les paffions nous ramènent à l'enfance , en nous présentant vivement un objet unique, avec ce dégré d'intérêt quiéclipse tour. Ce n'est point ici le lieu d'examiner quels peuvent être l'origine & les fondemens de la société.

Quels que puissent être les motifs qui forment & refferrent nos liens réciproques, il est certain que le seul reffort qui puisse nous mettre en mouvement, le desir du bien-être, tend sans cesse à nous isoler. Vous retrouverez par-tout les effets de ce principe dominant. Jettez un coup d'œil fur l'univers, vous verrez les nations séparées entr'elles, les sociétés particulières former des cercles plus étroits, les familles encore plus refferrées, & nos vœux toujours circonfcrits par nos intérêts, finir par n'avoir d'objet que nousmêmes. Ce mot que Pafchal ne haïffoit dans les autres, que parce qu'un grand philosophe s'aime comme un homme du peuple, n'est donc pas haïffable, puisqu'il est universel & néceffaire. C'est une disposition réciproque que chacun de nous éprouve de la part des autres, & lui rend. Cette connoissance doit nous rendre fort indulgens sur ce que nous regardons comme torts à notre égard: on ne peut raisonnablement attendre de l'attachement de la part des hommes qu'autant qu'on leur est utile. Il ne faut pas se plaindre que le degré d'utilité en soit toujours la mesure, puisqu'il est impossible qu'il y en ait une autre. L'attachement du chien pour le maître qui le nourrit, est une image fidelle de l'union des hommes entr'eux. Si les caresses durent encore lorsqu'il est raffafié, c'est que l'expérience de ses besoins paffés lui en fait prévoir de nouveaux. Ce qu'on appelle ingratitude doit donc être trèsordinaire parmi les hommes; les bienfaits ne peuvent exciter un sentiment durable & désintéressé, que dans le petit nombre de ceux en qui l'habitude fait attacher aux actions rares une dignité qui les élève à leurs propres yeux. La reconnoifsance est un tribut qu'un orgueil eftimable se paie à lui-même, & cet orgueil n'est pas donné à tout le monde. Dans la société, telle que nous la voyons, les liens n'étant pas toujours formés par des besoins apparens, ou de néceffité étroite, ils ont quelquefois un air de liberté qui nous en

cruel, il ne lui faut qu'une passion & des obf-impose à nous-mêmes.. On n'envisage pas, comme

tacles pour l'exciter à faire couler le fang. Le effets du besoin, les plaisirs enchanteurs de l'amiméchant, dit Hobbes, n'est qu'un enfant robuste. tié, ni les soins désintéressés qu'elle nous fait En effet, supposez l'homme sans expérience comme prendre, mais nous ne pensons ainsi, que faute est un enfant, quel motif pourroit l'arrêter dans de connoître tout ce qui est besoin pour nous. la poursuite de ce qu'il défire ? c'est l'expérience ❘ Cet homme, dont la conversation vive fait passer qui nous fait trouver dans notre union avec les dans mon ame une foule d'idées, d'images, de autres, des facilités pour la fatisfaction de nos sentimens, m'est aussi nécessaire que la nourriture besoins. Alors l'intérêt de chacun établit dans l'est à celui qui a faim. Il est en possession de fon esprit une idée de proportion entre le plaifir | me délivrer de l'ennui, qui est une sensation auffi importune que la faim même. Plus nos attachemens font vifs, plus nous sommes aisément trompés sur leur véritable motif. L'activité des paffions excite & rassemble une foule d'idées, dont l'union produit des chimères comme la fièvre forge des rêves à un malade; cette erreur,

& par-là la paresse devient le principe de la plus grande partie du mouvement dont les hommes font agités. Ces efforts devroient au moins s'arrêter au point où doit cesfer la, crainte de manquer du nécessaire; mais l'idée de distinction étant une fois formée, elle devient dominante, & cette

fur le but de nos passions, ne nous séduit jamais | passion secondaire détruit celle qui lui a donné

d'une manière plus marquée, que dans l'amour. Lorsque le printems de notre âge a développé en nous ce besoin qui rapproche les sexes, l'efpérance jointe à quelques rapports, souvent mal examinés, fixe sur un objet particulier nos vœux, d'abord errans; bientôt cet objet toujours présent à nos desirs, anéantit pour nous tous les aurres: l'imagination active va chercher des fleurs de toute espèce pour embellir notre idole. Adorateur de fon propre ouvrage, un jeune homme ardent voit dans sa maîtresse le chef-d'œuvre des graces, le modèle de la perfection, l'assemblage complet des merveilles de la nature; son attention concentrée ne s'échappe fur d'autres objets, que pour les fubordonner à celui-là. Si fon ame vient à s'épuiser par des mouvemens aussi rapides , une langueur tendre l'appesantit encore fur la même idée. L'image chérie ne l'abandonne dans le sommeil, qu'avec le sentiment de l'exiftence; les fonges la lui représentent, & plus intéressante qu que la lumière, c'est elle qui lui rend la vie au moment du réveil. Alors si l'art ou la pudeur d'une femme, sans désespérer ses vœux, vient à les irriter par le respect & par la crainte, l'idée des vertus jointe à celle des charmes, lui laisse à peine léver des yeux tremblans fur cet objet majestueux : ses desirs sont éclipsés par l'a 1miration; il croit ne respirer que pour ce qu'il adore; fa vie feroit mille fois prodiguée, si l'on defiroit de lui cet hommage. Enfin arrive ce moment qu'il n'osoit prévoir, & qui le rend égal aux dieux: le charme cesse avec le besoin de jouir, les guirlandes se fannent, & les fleurs defsséchées lui laissent voir une femme souvent aussi flétrie qu'elles : il en est ainsi de tous nos facrifices. Les idées factices que nous devons à la société, nous présentent le bien-être sous tant de formes différentes, que nos motifs originels

la naissance. Dès qu'un homme s'est comparé avec
ceux qui l'environnent, & qu'il a attaché de l'im-
portance à s'en faire regarder, ses véritables
besoins ne font plus l'objet de son attention
ni de ses démarches. Le repos, en perspective,
qui faisoit courir Pyrrhus, fatigue encore tout
ambitieux qui veut s'élever, tout avare qui amasse
au-delà de ces besoins, tout homme passionné
pour la gloire, qui craint des rivaux. La modé-
ration, qui n'est que l'effet d'une paresse plus
profonde, est devenue affez rare pour être ad-
mirée, & dès lors elle a pu être encore un ob-
jet de jalousie, puisqu'elle étoit un moyen de
considération. La plupart des hommes modérés
ont même été de tout tems soupçonnés de maf-
quer des desseins, parce qu'on ne voit dans les
autres que la disposition qu'on éprouve, & que
les desirs de chaque homme ne sont ordinairement
arrêtés que par le fentiment de fon impuissance.
Si on ne peut pas attirer sur soi les regards d'une
république entière, on se contente d'être re-
marqué de ses voisins, & on est heureux par
l'attention concentrée de son petit cercle. Des
prétentions particularisées naissent ces différentes
choses, qui divisent les connoiffances, & qui
n'ont rien à démêler entr'elles. Beaucoup d'in-
dividus s'agitent dans chaque tourbillon, pour
arriver au premier rang: le foible, ne pouvant
s'élever, est envieux & tâche d'abaiffer ceux
qui s'élèvent; l'envie exaltée produit des crimes,
& voilà ce qu'est la société. Ce défir, par
lequel chacun tend sans cesse à s'élever, paroît
contredire une pente à l'esclavage, qu'on peut
remarquer dans la plupart des hommes, & qui
en eit une suite. Autrefois la crainte & une
forte de saisissement d'admiration, ont dû fou-
mettre les hommes ordinaires à ceux que des paf-
fions fortes portoient à des actions rares & har-

se dérobent. Ce font ces idées, qui en multi-dies; mais depuis que la connoiffance a des de

grès, c'est l'ambition qui mène à l'esclavage. On rampe aux pieds du trone où l'on eft encore au deffus d'une foule de têtes qu'on fait courber. Les hommes qui ont des prétentions communes, font donc les uns à l'égard des autres dans un état d'effort réciproque. Si les hoftilités ne sont pas continuelles entr'eux, c'est un repos semblable à celui des gardes avancées de deux camps ennemis; l'utilité reconnue de l'attaque maintient entr'elles les apparences de la paix. Cette difposition inquiette, qui agite intérieurement les hommes, est encore aidée par une autre, dont l'effet, affez semblable à celui de la fermenta

pliant nos besoins, multiplient nos plaisirs & nos paffions, & produisent nos vertus, nos progrès, & nos crimes. La nature ne nous a donné que des besoins aifés à fatisfaire: il semble d'après cela, qu'une paix profonde dût régner parmi les hommes; & la paresse qui leur est naturelle, paroîtroit devoir encore la cimenter. Le repos, ce partage réservé aux dieux, est l'objet éloigné que se proposent tous les hommes, & chacun envisage la facilité d'être heureux fans peine comme le privilège de ceux qui se diftinguent; de là naît dans chaque homme un defir inquiet, qui l'éveille & le tourmente. Ce besoin nouveau produit des efforts que la concurrence entretient, I tion sur les corps, est d'aigrir nos affections,

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