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(Affaire d'avril 1834.)

Permettez-moi tout d'abord de réfuter les objections qui ont été faites à notre demande, M. le Président a dit, dès la première séance, il a répété depuis, que le refus de défenseurs pris hors du barreau avait été fait dans l'intérêt des accusés; mais depuis quand les accusés ne sontils pas les meilleurs juges de leurs intérêts? Pourquoi leur imposer une tutelle, qu'ils refusent? Qui peut prendre plus qu'eux souci de leur vie ou de leur liberté? Pour les craintes que vous sembliez avoir conçues de l'exaltation prétendue de nos conseils, elle se sont dissipées sans retour. Vous avez entendu nos amis dans un procès récent, incident grave d'un plus grave procès, Vous avez entendu les paroles de Trélat, de Carrel, de Raspail, de Michel, de Lamennais, elles vibrent encore dans cette enceinte, elle n'ont pu s'effacer de votre mémoire. Vous avez pu apprécier leur foi politique, leur modération, leur éloquent langage, leur connaissance exquise des convenances parlementaires, qui leur à permis de tout dire, sans offense aux magistrats, sans atteinte à la vérité. Vous avez dù comprendre, Messieurs les pairs, de quelle importance était pour nous le choix de ces hommes que la France monarchique estime, et que la France républicaine honore. Nous ôter leur concours, c'est attenuer la défense, c'est la réduire à des proportions qu'elle ne peut accepter.

On a dit aussi, Messieurs les pairs, que les prévenus devaient être satisfaits du droit qu'on leur reconnaît de prendre leurs défenseurs dans le barreau français, qui brille de tant de lumieres. Personne ne rend plus volontiers que nous éclatante justice au mérite des avocats; leur sympathie pour nous, pour notre cause, s'est révélée par des faits contemporains aux procès; leurs noms sont en grand nombre sur la liste de nos conseils, et nous croyons cependant que, dans un procès politique, l'indépendance des avocats n'a pas de suffisantes garanties. Vous tenez toujours suspendues sur la tête des avocats la réprimande, l'interdiction, la radiation du tableau; une parole vive, une réplique vigoureuse, une vérité sévère peuvent borner leur carrière, compromettre leur fortune, les priver de leur état.

Ce n'est donc pas seulement du courage qu'il faut à des avocats pour défendre des républicains comme des républicains veulent être défendus, c'est de l'abnégation, de l'héroïsme, et de l'heroïsme que les dispositions légales rendent le plus souvent inutile. Rappelez-vous 1815, Messieurs les pairs, la noble persistance de XV. Dupin et Berryer, leur talent incontesté, sauvèrent-ils le marechal Ney? Pensez-vous qu'il eut été condamné s'il eût été défendu par l'un de ceux qui naguère avaient mis leur épée dans la balance des destins du monde? Eut-on arrache la parole à Masséna, à Macdonald, à Oudinot, demandant, armés de la capitulation de Paris, la vie du brave des braves? Non, Messieurs, on les eût écoutés. Ney vivrait encore, ude vengeance royale eût été déçue, il est vrai, mais on ne frémirait pas au récit du drame sanglant de l'allée de l'Observatoire, l'histoire inlexible n'eût pas enregistré sous le nom d'assassinat juridique ce déplorable jugement; la France he pleurerait pas l'un de ses plus illustres enfants; vous devriez au principe de la libre défense l'honneur de le compter dans vos rangs. Mais ce principe, vous l'avez consacré il y a peu de jours encore. Vous vous êtes crus offen

(Trente-deuxième audience.)

sés par une lettre attribuée à 112 de nos amis politiques; vous les avez appelés devant vous, ils sont venus accompagnés de défenseurs pris dans tous les rangs de la société. Raspail et Sarrut, par exemple, ont présenté la défense de Bichat et de Jauffrennou; vous avez laissé à tous le droit dont ces derniers ont usé; cependant, Messieurs, ces appelés étaient nos conseils, leur cause était une dépendance de notre cause; vous auriez eu une apparence d'excuse en les contraignant à se défendre par eux ou par des avocats d'office, car ils couraient de moindres dangers que nous : ils sont habitués au combat de la parole, aptes à établir une justification, à discuter des théories; voudriez-vous nous priver des avantages que vous leur avez accordés, nous qui n'avons que des convictions et point d'eloquence, nous qui malgré la mansuétude récente du ministère public n'en sommes pas moins sous la hache de tous les articles sanglants de notre barbare Code? Nous n'osons pas le penser, Messieurs les pairs, votre conduite avec eux est un arrêt définitif pour nous; vous ne vous déjugerez pas.

Chaque jour, cependant, M. le Président répond à nos justes réclamations que nous avons toute la liberté de défense qu'exige la loi. C'est passer en fait ce qui est en question; car, Messieurs les pairs, nous reconnaitrions votre compétence (et cette question est entièrement réservée), nous accepterions le jugement en vertu de l'article 28 de la Charte dans l'escorte des lois qui doivent déterminer son application, que nous vous contesterions le pouvoir d'user du droit conféré par l'article 295 du Code d'instruction criminelle aux seuls présidents des cours d'assises. En effet, Mesieurs les pairs, il est impossible de prouver qu'un tribunal exceptionnel puisse jamais s'armer contre des prévenus d'une disposition légale conçue dans l'intérêt des prévenus longtemps avant qu'on pùt croire à l'institution de ce tribunal exceptionnel. Quoi! les plus minces contestations d'argent pourront avoir lieu par des tiers, et nous ne pourrions confier à nos plus chers amis le soin de notre vie ou de notre liberté. La loi ne peut l'avoir voulu ou bien elle ne mériterait pas le nom de loi; elle ne serait plus en rapport d'équité entre le tout et la partie, entre la société et les individus; et veuillez prendre garde, Messieurs les pairs, que votre juridiction, en tout dissemblable de celle des cours d'assises, ne puisse pas s'y trouver conforme sur ce seul point qui nous est défavorable. Si nous étions conduits devant les cours d'assises, nous y trouverions des jurés, nos véritables pairs; les magistrats qui se seraient occupes de l'instruction ne prendraient pas part aux débats, le législateur les ayant placés dans un état de juste suspicion. Les jurés ne pourraient avoir aucun intérêt d'existence politique à nous trouver criminels ou dangereux, aucun engagement de famille, de position, de dévouement mème, ne pourrait les distraire de leurs obligations d'arbitres impartiaux. Voilà, Messieurs les pairs, des compensations à la restriction apportée au droit commun par l'article 295: et qui soutiendrait avec une apparence de raison qu'un corps politique, que la Chambre des pairs, par exemple, offre aux accusés de semblables garanties?

Mais admettons un instant que la Chambre des pairs soit dans des conditions identiques avec les cours d'assises, son Président devrait rejeter

(Affaire d'avril 1834.)

bien loin le pouvoir dont il serait investi. La justice, et surtout la justice exceptionnelle, doit être, comme la femme de César, au-dessus du soupçon. Si vous repoussez notre demande, on attaquera l'impartialité de votre verdict, quel qu'il soit; on voudra voir de la vengeance là où peut-être vous n'aurez cru mettre que de l'équité, et la vengeance laisse aux corps politiques une tache indélébile. Il est de la nature humaine d'atténuer jusqu'aux excès de la force, alors que cette force est avouée instantanée, car elle peut être irréfléchie; mais elle ne pardonne rien à la préméditation; c'est ainsi que l'histoire jette plus d'odieux sur les prescriptions calmes de Sylla, que sur les massacres tumultueux de Marius; que les fureurs de nos guerres de religion ont pâli devant le froid calcul de la SaintBarthélemy. Un tribunal politique doit conserver son sens intégral au mot de jugement, il doit être pour lui ce qu'il est pour les logiciens, le résultat d'une comparaison, l'affirmation après examen. Et où seront cet examen, cette comparaison? En un mot, comment vous jugerez-vous si vous ne voulez pas examiner nos théories qui vous sont présentées par l'accusation comme antisociales et destructives de tout ordre et de toute liberté? Plus elles vous paraissent coupables, plus elles doivent fixer votre attention. Serait-il juste de nous imputer à crime des opinions que nous n'aurions pas la possibilité de justifier? Non, Messieurs, et quand bien même elles seraient proscrites partout ailleurs, elles devraient jouir à cette barre du droit sacré d'asile. Votre devoir de juges est, j'ose le dire, d'accueillir avec indulgence ceux que nous appelons pour les défendre et pour les expliquer. Et qui sait, Messieurs les pairs? au deuxième et au troisième siècles, des proconsuls et des prêteurs montèrent à leurs chaises curules pour ordonner des supplices contre des néophytes de la foi nouvelle; ils en descendirent chrétiens.

Suivez, Messieurs les pairs, les règles de la morale et de la justice, et vous serez convaincus que des républicains ne peuvent être réellement défendus que par des républicains. Ce n'est point assez pour notre honneur, nos intentions, notre moralité si véhémentement attaqués par le ministère public, que le concours d'avocats habiles à détruire de mensongères accusations. Il nous faut l'accession libre à notre défense des hommes de notre parti, les conseils d'amis dévoués, hier confesseurs, aujourd'hui martyrs de nos communes opinions. Ils ont étudié toutes les formes de gouvernement; leur vie pure est consacrée à la solution du problème social: c'est à eux, nos frères et nos modèles, qui vivent de notre vie et nous échauffent du feu sacré de leurs pensées généreuses, qu'il convient d'exposer nos principes, qu'on dit menaçants, pour n'avoir pas la peine de les combattre. Nous avons un intérêt de morale et d'honneur à les faire passer, ces principes, sous les yeux du pays, et nous ne pensons pas, Messieurs les pairs, que vous ayez, après la révolution de Juillet, aucune répugnance à faire connaître ces débats à la France, ils lui appartiennent; si nos idées sont dangereuses, elle en fera justice en les repoussant si vous nous empêchez de les produire, elle aura le droit de croire, elle croira qu'elles sont utiles, applicables, que les forces matérielles du gouvernement, sa preexistence, notre circonspection s'opposent seules à leur triomphe. Et alors, Messieurs les pairs, la France rendra aussi un arrêt

(Trente-deuxième audience.)

plus solennel et plus durable que ceux des tribunaux, elle nous honorera du nom de victimes, et en politique il n'est pas de victimes sans oppresseurs.

En vérité, Messieurs les pairs, la position dans laquelle vous et nous sommes placés me paraît bien singulière; il suffit des premières notions judiciaires pour démontrer que désormais tout jugement légal, rendu par vous, est impossible. Nous n'avons pas été sommés de nous rendre à l'audience depuis notre expulsion générale, contre le texte de l'arrêt d'expulsion, je suis reconduit ici par la force, sans qu'on remplisse à mon égard les formalités de la loi, qui prescrivent de donner connaissance à tout accusé des incidents survenus et des dépositions faites en son absence. Si nous voulions rentrer dans la cause, la procédure orale, conduite jusqu'à ce jour, serait illusoire, il faudrait recommencer le procès, car tous les témoignages sont notre propriété; nous pouvons les discuter, les contredire, en provoquer de nouveaux, et briser ainsi le fil qui nous attache au complot, si toutefois le complot existe encore, car je cherche les complices de cette formidable conjuration faite de Marseille à Lunéville, d'Epinal à Châlons, de Besançon à Saint-Etienne, d'Arbois à Grenoble; je me demande pourquoi ces bancs sont déserts, ce qu'est devenue cette connexité qui semblait si claire au réquisitoire et au rapport; et tout ce que je sais, c'est que les témoins des accusés de plusieurs catégories ont été renvoyés sans que ces accusés aient refusé les débats, et, je suis autorisé à le dire, sans même avoir été consultés sur cette mesure, qui prolonge de plusieurs mois leur trop longue captivité. Cette marche nouvelle me semble être un argument bien sérieux contre votre compétence, puisque l'appréciation des délits qualifiés n'est pas de votre ressort et que vous reste-t-il de plus que, depuis que l'accusation est désertée, depuis qu'on a détruit à dessein tout l'échafaudage qu'on avait élevé avec tant de soin; depuis enfin qu'on scinde la cause des prétendus conjurés de dix départements, on tient à leur prouver qu'ils ont agi de concert? Ces faits, Messieurs les pairs, vous démontrent combien sont faibles les bases sur lesquelles on a assis l'accusation. Si le 5 mai nous avions pu librement nous expliquer, déjà vous nous auriez absous, ou vous nous auriez rendu à la justice ordinaire, car avec une défense complète, vous n'auriez pu vous refuser à voir les traces sanglantes que le doigt de la police a laissées dans toutes les rues où la résistance a paru un devoir; nous aurions mis à nu les trames de ce pouvoir odieux qui depuis vingt ans se gorge d'or dans le jeu funeste des dissensions civiles, où il met pour son enjeu le sang des meilleurs patriotes. Si vous croyez à notre exagération, faites, Messieurs les pairs, que les débats soient possibles, et nous nous engageons, je m'engage sur ma tête, à démontrer que les événements d'avril doivent être imputés à une affreuse pensée de provocation, et non au parti républicain, qui n'a dù ni voulu se laisser prendre à ce piège grossier, d'où cependant aurait pu sortir la victoire, au moins dans les départements, si les républicains n'avaient eu autant de prudence que de courage, autant de dévouement que de moralité. Nous déroulerons devant vous des services encore moins douteux que ceux des Dubousquet, des Corteys, des Picot, des Mercet, des Gaudin, et vous vous récuserez, Messieurs les pairs, car nous

[Cour des Pairs.]

(Affaire d'avril 1834.)

RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE.

vous donnerons d'irrefragables preuves de notre veracité; et notre affirmation, Messieurs, en doit être une suffisante. Les hommes qui pensent comme Mallet, qu'une conjuration avortée contre un pouvoir de fait n'a dans nos mœurs sauvages que la mort pour compensation apportent leurs têtes aux vainqueurs, et ne les défendent pas.

Si après cela vous voulez rester nos juges malgre le morcellement du complot, il importe à Votre honneur politique, à votre dignité de Cour souveraine sans appel et sans contrôle, de donner à la défense la plus grande latitude possible. Laissez s'approcher nos conseils, vous donnerez une sanction morale à votre impartialité. Ce sera pour tous une preuve que votre vetement de juge ne cache pas un uniforme d'ennemi; vous établirez ce fait que vous pouvez décider sans passion, sans arrière-pensée, du sort de cent accusés, élèves d'une école politique, qui, selon nous, doit remplacer la vôtre dans la direction des affaires publiques.

A l'appui de notre droit, je dirai, Messieurs, que les corps politiques sont eux-mêmes intéresses à donner à leurs décisions judiciaires toutes les garanties imaginables; car vienne une révolution, et vous savez si notre siècle est avare de revolutions, ces garanties sont leur unique sauvegarde depuis cinquante ans, en France, les vainqueurs de la veille sont les vaincus du lendemain. La biographie des membres de cette Chambre justifie cette assertion. Songez que nous touchons au quarante-sixième anniversaire de la chute de la Bastille; que de gouvernements sont tombés depuis! Croyez-vous que le dernier coup de fusil ait été tiré entre les jeunes combattants de la réforme sociale et les défenseurs du passé. Non, Messieurs, vous ne le croyez pas; notre présence devant vous ne fait qu'attester une défaite d'avant-garde, la bataille n'est pas encore livrée. Qui sait quelle bannière flottera la dernière sur le champ de bataille. On ne pardonne rien aux pouvoirs permanents parce qu'on les trouve toujours en présence, leur moderation est une des raisons de leur existence. Nos parlements, corps à la fois politiques et judiciaires, ne l'ignoraient pas, et peut-être faut-il chercher le secret de leur longue influence dans es formes protectrices dont ils avaient entouré la vie, la liberté, l'honneur de leurs concitoyens; ils l'oublierent une fois, dans le monstrueux procès de Lally-Tollendal, ce fut le signal de leur ecadence, mais avant, ils avaient su forcer Richelieu, le despote Richelieu à faire condamner ses ennemis, non par justice, mais par commissaires. Ce mot historique, Messieurs, est le plus Leloge de notre magistrature.

De nos jours l'aristocratie anglaise, la plus habile de toutes les aristocraties, serait bien loin de se laisser imposer le fardeau d'un jugement politique: elle sait trop bien, et vous le savez aussi, que tout compte dans la vie d'un pouvoir inamovible; le présent demande compte du passé, l'impopularité d'une mesure prise depuis vingt ans peut le briser, tandis que les instruments individuels de la plus cruelle tyranne sont presque toujours oubliés. L'histoire est rraplie de ces exemples; en voici un moderne : La Restauration n'avait remis à la Chambre des pairs que la première de ses vengeances, elle en avait d'autres à satisfaire; des cours prévôtales, des conseils de guerre furent institués, des reactions organisées; on versa du sang, le sang le plus pur de la France: Labédoyère, Mouton

[10 juillet 1835.]
(Trente-deuxième audience.)

Duvernet, les frères Faucher, Chatran, Didier,
furent égorgés. Dans le Midi, Brune, les protes-
tants, les mameluks furent assassinés; ces hom-
mes sont chers à la France, elle est fière de leur
gloire, leurs noms et leurs malheurs éveillent
toutes ses sympathies, et cependant, qui s'oc-
cupe de leurs juges et de leurs meurtriers? On
les a voués au mépris, à l'obscurité; mais ce
n'est point contre eux que le pays amasse le
trésor de ses colères ; qu'ils se cachent à leur
aise dans ses camps, dans nos tribunaux;
qu'ils se fassent un manteau de leur infamie,
ils ne seront point inquiétés, ils ne représen-
tent ni l'armée, ni la magistrature, puissances
infernales, mais isolées, sans racines dans le
sol; elles étaient nées dans la tempête, elles se
sont évanouies après l'orage. Il n'en est point
ainsi de la Chambre des pairs: elle représente
des intérêts aristocratiques qui, bien qu'affai-
blis, sont toujours menaçants pour la liberté;
elle ne se retrempe pas dans l'élection populaire;
le passé lui a légué des actes de diverse nature,
elle est solidaire de tous.

Ses chances de vitalité sont dans une prudente
modération et son éloignement de toute poli-
tique active; son rôle, dans l'état tel qu'il est
constitué, est de maintenir l'équilibre, de résister
en marchant; c'est fausser son institution, c'est
la frapper au cœur que de l'exposer aux pre-
miers rangs dans le combat des opinions; elle,
l'unique réserve de la monarchie, qu'elle prenne
garde surtout de devenir l'instrument du pou-
voir ministériel changeant par sa nature; qu'elle
songe que si les actes législatifs sont flexibles,
et peuvent, à la rigueur, se prêter aux exigences
du temps, les lois de justice et d'humanité sont
invariables et éternelles. Et c'est ainsi qu'on
peut affirmer, Messieurs les pairs, que le procès
du maréchal Ney a contribué, autant que le
progrès politique, à priver vos enfants de l'héri-
tage de vos sièges, et nous croyons que, conduit
illégalement, le procès d'avril tuerait la pairie
elle-même. Nous avons la conscience que l'ar-
ticle 28 de la Charte, appliqué en l'absence des
lois qui doivent en déterminer l'exercice, est un
germe de mort pour la Chambre; aussi espé-
rons-nous que, éclairés par votre intérêt et sur-
tout par votre justice, vous laisserez son bouclier
à la défense, leurs conseils aux accusés; s'il en
était autrement, le pouvoir qui vous a investis
de la mission de nous juger aurait été plus cruel
envers les juges qu'envers les accusés, il leur
aurait imposé toutes les conditions du suicide
politique. Ces considérations ont frappé mon es-
ment présentées; il serait facile d'en développer
prit, Messieurs les pairs, je vous les ai briève-
plusieurs autres tirées de l'ordre moral et de
l'ordre politique, de démontrer que le droit
commun et les lois spéciales qui régissent la
matière sont en notre faveur; mais la presse a
éclairci toutes ces questions, et les jurisconsultes
que vous comptez dans votre sein ont le devoir
de vous les soumettre; je me résumerai donc,
en insistant sur l'admission immédiate des con-
seils que nous avons choisis, sur la présence de
nos coaccusés de Paris et des départements, et
sur le droit de soulever toutes les questions pré-
judicielles de la cause.

Messieurs, puisque votre décision ne répond pas à nos espérances, j'ai la mission de vous prévenir que nous ne serons pas les complices d'une apparence de jugement. Nous ne léguerons pas à la génération qui se presse pour nous rem

(Affaire d'avril 1834.)

bien loin le pouvoir dont il serait investi. La justice, et surtout la justice exceptionnelle, doit être, comme la femme de César, au-dessus du soupçon. Si vous repoussez notre demande, on attaquera l'impartialité de votre verdict, quel qu'il soit; on voudra voir de la vengeance là où peut-être vous n'aurez cru mettre que de l'équité, et la vengeance laisse aux corps politiques une tache indélébile. Il est de la nature humaine d'atténuer jusqu'aux excès de la force, alors que cette force est avouée instantanée, car elle peut être irréfléchie; mais elle ne pardonne rien à la préméditation; c'est ainsi que l'histoire jette plus d'odieux sur les prescriptions calmes de Sylla, que sur les massacres tumultueux de Marius; que les fureurs de nos guerres de religion ont pâli devant le froid calcul de la SaintBarthélemy. Un tribunal politique doit conserver son sens intégral au mot de jugement, il doit être pour lui ce qu'il est pour les logiciens, le résultat d'une comparaison, l'affirmation après examen. Et où seront cet examen, cette comparaison? En un mot, comment vous jugerez-vous si vous ne voulez pas examiner nos théories qui vous sont présentées par l'accusation comme antisociales et destructives de tout ordre et de toute liberté? Plus elles vous paraissent coupables, plus elles doivent fixer votre attention. Serait-il juste de nous imputer à crime des opinions que nous n'aurions pas la possibilité de justifier? Non, Messieurs, et quand bien même elles seraient proscrites partout ailleurs, elles devraient jouir à cette barre du droit sacré d'asile. Votre devoir de juges est, j'ose le dire, d'accueillir avec indulgence ceux que nous appelons pour les défendre et pour les expliquer. Et qui sait, Messieurs les pairs? au deuxième et au troisième siècles, des proconsuls et des prêteurs montèrent à leurs chaises curules pour ordonner des supplices contre des néophytes de la foi nouvelle; ils en descendirent chrétiens.

Suivez, Messieurs les pairs, les règles de la morale et de la justice, et vous serez convaincus que des républicains ne peuvent être réellement défendus que par des républicains. Ce n'est point assez pour notre honneur, nos intentions, notre moralité si véhémentement attaqués par le ministère public, que le concours d'avocats habiles à détruire de mensongères accusations. Il nous faut l'accession libre à notre défense des hommes de notre parti, les conseils d'amis dévoués, hier confesseurs, aujourd'hui martyrs de nos communes opinions. Ils ont étudié toutes les formes de gouvernement; leur vie pure est consacrée à la solution du problème social: c'est à eux, nos frères et nos modèles, qui vivent de notre vie et nous échauffent du feu sacré de leurs pensées généreuses, qu'il convient d'exposer nos principes, qu'on dit menaçants, pour n'avoir pas la peine de les combattre. Nous avons un intérêt de morale et d'honneur à les faire passer, ces principes, sous les yeux du pays, et nous ne pensons pas, Messieurs les pairs, que vous ayez, après la révolution de Juillet, aucune répugnance à faire connaitre ces débats à la France, ils lui appartiennent; si nos idées sont dangereuses, elle en fera justice en les repoussant si vous nous empêchez de les produire, elle aura le droit de croire, elle croira qu'elles sont utiles, applicables, que les forces matérielles du gouvernement, sa preexistence, notre circonspection s'opposent seules à leur triomphe. Et alors, Messieurs les pairs, la France rendra aussi un arrêt

(Trente-deuxième audience.)

plus solennel et plus durable que ceux des tribunaux, elle nous honorera du nom de victimes, et en politique il n'est pas de victimes sans oppresseurs.

En vérité, Messieurs les pairs, la position dans laquelle vous et nous sommes placés me paraît bien singulière; il suffit des premières notions judiciaires pour démontrer que désormais tout jugement légal, rendu par vous, est impossible. Nous n'avons pas été sommés de nous rendre à l'audience depuis notre expulsion générale, contre le texte de l'arrêt d'expulsion, je suis reconduit ici par la force, sans qu'on remplisse à mon égard les formalités de la loi, qui prescrivent de donner connaissance à tout accusé des incidents survenus et des dépositions faites en son absence. Si nous voulions rentrer dans la cause, la procédure orale, conduite jusqu'à ce jour, serait illusoire, il faudrait recommencer le procès, car tous les témoignages sont notre propriété; nous pouvons les discuter, les contredire, en provoquer de nouveaux, et briser ainsi le fil qui nous attache au complot, si toutefois le complot existe encore, car je cherche les complices de cette formidable conjuration faite de Marseille à Lunéville, d'Epinal à Châlons, de Besançon à Saint-Etienne, d'Arbois à Grenoble; je me demande pourquoi ces bancs sont déserts, ce qu'est devenue cette connexité qui semblait si claire au réquisitoire et au rapport; et tout ce que je sais, c'est que les témoins des accusés de plusieurs catégories ont été renvoyés sans que ces accusés aient refusé les débats, et, je suis autorisé à le dire, sans même avoir été consultés sur cette mesure, qui prolonge de plusieurs mois leur trop longue captivité. Cette marche nouvelle me semble être un argument bien sérieux contre votre compétence, puisque l'appréciation des délits qualifiés n'est pas de votre ressort: et que Vous reste-t-il de plus que, depuis que l'accusation est désertée, depuis qu'on a détruit à dessein tout l'échafaudage qu'on avait élevé avec tant de soin; depuis enfin qu'on scinde la cause des prétendus conjurés de dix départements, on tient à leur prouver qu'ils ont agi de concert? Ces faits, Messieurs les pairs, vous démontrent combien sont faibles les bases sur lesquelles on a assis l'accusation. Si le 5 mai nous avions pu librement nous expliquer, déjà vous nous auriez absous, ou vous nous auriez rendu à la justice ordinaire, car avec une défense complète, vous n'auriez pu vous refuser à voir les traces sanglantes que le doigt de la police a laissées dans toutes les rues où la résistance a paru un devoir; nous aurions mis à nu les trames de ce pouvoir odieux qui depuis vingt ans se gorge d'or dans le jeu funeste des dissensions civiles, où il met pour son enjeu le sang des meilleurs patriotes. Si vous croyez à notre exagération, faites, Messieurs les pairs, que les débats soient possibles, et nous nous engageons, je m'engage sur ma tête, à démontrer que les événements d'avril doivent être imputés à une affreuse pensée de provocation, et non au parti républicain, qui n'a dù ni voulu se laisser prendre à ce piège grossier, d'où cependant aurait pu sortir la victoire, au moins dans les départements, si les républicains n'avaient eu autant de prudence que de courage, autant de dévouement que de moralité. Nous déroulerons devant vous des services encore moins douteux que ceux des Dubousquet, des Corteys, des Picot, des Mercet, des Gaudin, et vous vous récuserez, Messieurs les pairs, car nous

[Cour des Pairs.]

(Affaire d'avril 1834.)

RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE.

vous donnerons d'irréfragables preuves de notre véracité; et notre affirmation, Messieurs, en doit être une suffisante. Les hommes qui pensent comme Mallet, qu'une conjuration avortée contre un pouvoir de fait n'a dans nos mœurs sauvages que la mort pour compensation apportent leurs têtes aux vainqueurs, et ne les défendent pas.

Si après cela vous voulez rester nos juges malgré le morcellement du complot, il importe à Votre honneur politique, à votre dignité de Cour Souveraine sans appel et sans contrôle, de donner à la défense la plus grande latitude possible. Laissez s'approcher nos conseils, vous donnerez une sanction morale à votre impartialité. Ce sera pour tous une preuve que votre vêtement de juge ne cache pas un uniforme d'ennemi; vous établirez ce fait que vous pouvez décider sans passion, sans arrière-pensée, du sort de cent accusés, élèves d'une école politique, qui, selon nous, doit remplacer la vôtre dans la direction des affaires publiques.

A l'appui de notre droit, je dirai, Messieurs, que les corps politiques sont eux-mêmes intéresses à donner à leurs décisions judiciaires toutes les garanties imaginables; car vienne une révolation, et vous savez si notre siècle est avare de revolutions, ces garanties sont leur unique sauvegarde depuis cinquante ans, en France, les vainqueurs de la veille sont les vaincus du lendemain. La biographie des membres de cette Chambre justifie cette assertion. Songez que nous touchons au quarante-sixième anniversaire de la chute de la Bastille; que de gouvernements sont tombés depuis! Croyez-vous que le dernier coup de fusil ait été tiré entre les jeunes combattants de la réforme sociale et les défenseurs du passé. Non, Messieurs, vous ne le croyez pas; notre présence devant vous ne fait qu'attester une défaite d'avant-garde, la bataille n'est pas encore livrée. Qui sait quelle bannière flottera la dernière sur le champ de bataille. On ne pardonne rien aux pouvoirs permanents parce qu'on les trouve toujours en présence, leur moderation est une des raisons de leur existence. Nos parlements, corps à la fois politiques et judiciaires, ne l'ignoraient pas, et peut-être faut-il chercher le secret de leur longue influence dans es formes protectrices dont ils avaient entouré la vie, la liberté, l'honneur de leurs concitoyens; is l'oublierent une fois, dans le monstrueux proces de Lally-Tollendal, ce fut le signal de leur Gecadence, mais avant, ils avaient su forcer Richelieu, le despote Richelieu à faire condamner es ennemis, non par justice, mais par commissaires. Ce mot historique, Messieurs, est le plus bloge de notre magistrature.

De nos jours l'aristocratie anglaise, la plus habile de toutes les aristocraties, serait bien loin de se laisser imposer le fardeau d'un jugement politique: elle sait trop bien, et vous le savez aussi, que tout compte dans la vie d'un pouvoir inamovible; le présent demande compte du passé, l'impopularité d'une mesure prise depuis vingt ans peut le briser, tandis que les instruments individuels de la plus cruelle tyrannie sont presque toujours oubliés. L'histoire est remplie de ces exemples; en voici un moderne : La Restauration n'avait remis à la Chambre des pairs que la première de ses vengeances, elle en avait d'autres à satisfaire; des cours prévôtales, des conseils de guerre furent institués, des reactions organisées; on versa du sang, le sang le plus pur de la France: Labédoyère, Mouton

[10 juillet 1835.]
(Trente-deuxième audience.)

Duvernet, les frères Faucher, Chatran, Didier,
furent égorgés. Dans le Midi, Brune, les protes-
tants, les mameluks furent assassinés: ces hom-
mes sont chers à la France, elle est fière de leur
gloire, leurs noms et leurs malheurs éveillent
toutes ses sympathies, et cependant, qui s'oc-
cupe de leurs juges et de leurs meurtriers? On
les a voués au mépris, à l'obscurité; mais ce
n'est point contre eux que le pays amasse le
trésor de ses colères ; qu'ils se cachent à leur
aise dans ses camps, dans nos tribunaux;
qu'ils se fassent un manteau de leur infamie,
ils ne seront point inquiétés, ils ne représen-
tent ni l'armée, ni la magistrature, puissances
infernales, mais isolées, sans racines dans le
sol; elles étaient nées dans la tempête, elles se
sont évanouies après l'orage. Il n'en est point
ainsi de la Chambre des pairs: elle représente
des intérêts aristocratiques qui, bien qu'affai-
blis, sont toujours menaçants pour la liberté;
elle ne se retrempe pas dans l'élection populaire;
le passé lui a légué des actes de diverse nature,
elle est solidaire de tous.

Ses chances de vitalité sont dans une prudente
modération et son éloignement de toute poli-
tique active; son rôle, dans l'état tel qu'il est
constitué, est de maintenir l'équilibre, de résister
en marchant; c'est fausser son institution, c'est
la frapper au cœur que de l'exposer aux pre-
miers rangs dans le combat des opinions; elle,
l'unique réserve de la monarchie, qu'elle prenne
garde surtout de devenir l'instrument du pou-
voir ministériel changeant par sa nature; qu'elle
songe que si les actes législatifs sont flexibles,
et peuvent, à la rigueur, se prêter aux exigences
du temps, les lois de justice et d'humanité sont
invariables et éternelles. Et c'est ainsi qu'on
peut affirmer, Messieurs les pairs, que le procès
du maréchal Ney a contribué, autant que le
progrès politique, à priver vos enfants de l'héri-
tage de vos sièges, et nous croyons que, conduit
illégalement, le procès d'avril tuerait la pairie
elle-même. Nous avons la conscience que l'ar-
ticle 28 de la Charte, appliqué en l'absence des
lois qui doivent en déterminer l'exercice, est un
germe de mort pour la Chambre; aussi espé-
rons-nous que, éclairés par votre intérêt et sur-
tout par votre justice, vous laisserez son bouclier
à la défense, leurs conseils aux accusés; s'il en
était autrement, le pouvoir qui vous a investis
de la mission de nous juger aurait été plus cruel
envers les juges qu'envers les accusés, il leur
aurait imposé toutes les conditions du suicide
politique. Ces considérations ont frappé mon es-
prit, Messieurs les pairs, je vous les ai briève-
ment présentées; il serait facile d'en développer
plusieurs autres tirées de l'ordre moral et de
l'ordre politique, de démontrer que le droit
commun et les lois spéciales qui régissent la
matière sont en notre faveur; mais la presse a
éclairci toutes ces questions, et les jurisconsultes
que vous comptez dans votre sein ont le devoir
de vous les soumettre; je me résumerai donc,
en insistant sur l'admission immédiate des con-
seils que nous avons choisis, sur la présence de
nos coaccusés de Paris et des départements, et
sur le droit de soulever toutes les questions pré-
judicielles de la cause.

Messieurs, puisque votre décision ne répond pas à nos espérances, j'ai la mission de vous prévenir que nous ne serons pas les complices d'une apparence de jugement. Nous ne léguerons pas à la génération qui se presse pour nous rem

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