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naissait son continuateur, Jehan de Meung, surnommé Clopinel ou le boiteux. Celui-ci vécut jusque vers l'an 1320: il était donc contemporain de Dante, qui, lui aussi, emprunte pour son poëme la forme d'une vision.

Guillaume avait intention de composer un Art d'aimer. Pour les détails, souvent il imite, il traduit même Ovide; pour la forme générale, il s'inspire de la poésie des Provengaux, dont nous aurons bientôt lieu de parler. C'est un trouvère d'un esprit délicat et doux, plus ingénieux que savant, plus naïf que hardi. Jehan de Meung accepte le frêle cadre de son prédécesseur et y entasse pêle-mêle tout ce que l'érudition a de confus, la satire de cynique. Jehan est un clerc libre penseur, fort lettré et fort audacieux, qui entremêle ses longues dissertations morales ou immorales d'invectives hardies contre les grands, les moines et le clergé; qui raconte la mort de Virginie, les aventures d'Agrippine, de Néron, d'Hécube et de Crésus; qui cite Socrate, Héraclite, Diogène. Ses personnages privilégiés sont la Philosophie, la Scolastique, l'Alchimie; c'est encore dame Nature, qui se confesse à Genius, son chapelain, et révèle dans cette confession, du reste peu édifiante, tout ce que Jehan pouvait savoir de physique, d'astronomie, d'histoire naturelle. Cet ouvrage est une encyclopédie fort peu méthodique.

Un esprit prosaïque anime cette double composition. Dans Guillaume, il y a absence de poésie : elle est remplacée quelquefois par l'esprit et la grâce; il prodigue la description, cette ressource des décadences, où les poëtes s'amusent à analyser, comme pour se dispenser d'imaginer. Dans Jehan, il y a négation de poésie: on rencontre à chaque pas l'ironie et la science. Il bat en brèche toutes les admirations au moyen âge. Les poëmes chevaleresques avaient exalté la noblesse: Jehan méprise les nobles:

Car leur corps ne vaut une pomme
Plus que le corps d'un charretier,
Ou d'un clerc ou d'un écuyer.

Il est difficile d'arracher plus rudement au pouvoir son au

réole poétique que dans les vers suivants, où l'auteur prétend en indiquer l'origine :

Un grand vilain d'entre eux élurent,
Le plus osseux de quant qu'ils furent,
Le plus corsu, et le greigneur (le plus grand),
Et le firent prince et seigneur.

L'épopée chevaleresque avait déifié les femmes, Jehan n'a jamais plus de verve que quand il en médit. La femme emprisonnée dans le mariage, c'est l'oiseau mis en cage et qui brûle de s'échapper.

Le oisillon du vert bocage

Quand il est pris et mis en cage,
Nourri moult attentivement
Dedans, délicieusement;

Il chante, tant comme il est vis (vivant),
De cœur gai, ce vous est avis,

Si (pourtant), désire-il les bois ramés,
Qu'il a naturellement aimés,
Toujours y pense et s'étudie
A recouvrer sa franche vie,
Et va par sa prison cherchant,
A grande angoisse pourchassant
Une fenêtre, une ouverture,
Pour revoler à la verdure.

La poésie sérieuse du moyen âge révérait le clergé et la religion: Clopinel est un frondeur des plus hardis; il a créé le personnage de Faux-Semblant, un des ancêtres de Tartuffe.

« Tu sembles être un saint hermite.

- C'est vrai, mais je suis hypocrite
Tu t'en vas prêchant l'abstinence,
Qui, oui, mais je remplis ma panse
De bons morceaux et de bons vins,

Tel comme il affert (appartient)à devíns(gens d'église).
Tu vas prêchant la pauvreté.

Oui, mais je suis riche à planté (abondamment),
Mais quoique pauvre je me feignė,
Nul pauvre approcher je ne daigne.
Quand je vois tout nus ces truands
Trembler sur ces fumiers puants,

De froid, de faim crier et braire,
Ne m'entremets de leur affaire.
S'ils sont à l'Hôtel-Dieu portés,
Jà ne sont par moi confortés,
Car d'une aumône toute seule
Ne me rempliraient-ils la gueule :
Ils n'ont pas vaillant une sèche;
Que donra qui son couteau lèche? »

Nous sommes maintenant en pleine satire. Le plan, le style, rien n'appartient plus à l'épopée. Ce noble et poétique récit a fondu peu à peu sous nos mains.

Mais dans la civilisation comme dans la nature, la mort n'est qu'une transformation. Sous les débris de la société féodale, nous voyons déjà germer la Renaissance. L'érudition, qui fait aujourd'hui le ridicule de ce poëme, en fit alors le succès. Le quatorzième siècle, grandi à l'ombre du moyen âge, sentait le besoin d'un plus vaste horizon: un vague instinct le poussait vers les trésors du monde antique. Gerson, l'adversaire le plus ardent et le plus consciencieux du Roman de la Rose, Gerson, qui écrivait un traité spécial pour en condamner l'auteur, rend hommage à son érudition « telle qu'il n'est personne qui puisse lui être comparé dans la langue française, et, tout en combattant ce poëme, il en subit l'influence, et lui emprunte sa forme allégorique pour le réfuter.

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Nous entrons ici dans une nouvelle période de la pensée moderne. L'esprit français, tel que le reflétaient les épopées de de Charlemagne, d'Arthur et d'Alexandre, avait quelque chose d'européen, comme la féodalité, comme l'Église. Aussi ses œuvres ont-elles été adoptées, traduites, refaites par toute l'Europe. Au quatorzième siècle, nous voyons dans le Roman de la Rose le même esprit se resserrer sur lui-même, se dessiner dans des limites plus étroites et plus caractéristiques; il devient raisonneur et ingénieux, c'est-à-dire éminemment français. Mais tout en prenant une direction particulière, il ne renonce pas pour cela à donner l'impulsion aux nations qui l'environnent; de toutes les qualités de l'intelligence, il choisit pour sa part celle qui a la plus grande généralité, le

bon sens. L'esprit de la France sera, comme sa langue, entendu par tout le monde.

Fabliaux.

Alors même que les longues épopées chevaleresques brillaient de tout leur éclat, un autre genre de récits courts, familiers, souvent badins et moqueurs, partageaient avec elles la faveur publique. Le fabliau était à la chanson de geste ce que la comédie ou le vaudeville sont à la tragédie. Il racontait une anecdote, un fait amusant, un bon mot : il s'occupait beaucoup des femmes et de leurs maris, assez des prêtres et des moines, et ne respectait guère plus la décence que la gravité. Son petit vers de huit syllabes s'en allait sautillant à travers toutes les témérités du sujet, frappant au hasard ce qu'il trouvait sur sa route, et provoquant ainsi de bons et francs éclats de rire. Aucun genre de composition ne montre avec plus d'avantage le talent de nos trouvères. L'art de conter y est poussé bien plus loin que dans les grandes épopées. Le fabliau, étant beaucoup plus court, se laisse saisir et embrasser facilement par le poëte. Toutes ses parties se coordonnent suivant une juste proportion; toutes vont droit et rapidement au but. L'esprit national, plus sensé qu'enthousiaste, plus railleur que poétique, se trouve à son aise et comme chez lui dans ces contes familiers. Il y déploie déjà ses qualités les plus excellentes.

Le fabliau, si français par son caractère et par la perfection de sa forme, avait pourtant les origines les plus lointaines. Un grand nombre de sujets traités par nos vieux poëtes se retrouvent chez les Arabes, les Persans, jusque dans l'Inde et dans la Chine. Ces contes, naïfs et moqueurs, ressemblent à une rieuse troupe de bohémiens venus on ne sait d'où, peut-être du fond de l'Orient, qui parcourent l'Europe en chantant et se multiplient au hasard sur la route. Nous citerons un seul exemple de cette destinée voyageuse du fabliau. Un Indien, nommé Sindbad, qui vivait environ un siècle. avant l'ère chrétienne, écrivit un recueil de contes intitulé: le Livre des sept conseillers, du précepteur et de la mère du

roi; c'est un ouvrage dans le genre des Mille et une Nuits, un enchainement d'historiettes mises dans la bouche, tantôt de la femme du roi, qui veut perdre un jeune prince, tantôt des sept conseillers ou sages qui veulent le sauver. L'original indien a été successivement traduit en persan, en arabe, en hébreu, en syriaque et en grec. Au douzième siècle, un moine français le mit en latin, sous le titre bizarre de Dolopathos ou Roman des sept sages. Nos trouvères le découpèrent en fabliaux versifiés, un clerc le traduisit en prose. Il passa ensuite en allemand, en italien, en espagnol. Les novellieri italiens, Boccace entre autres, en tirèrent plusieurs contes et en imitèrent le cadre; enfin Molière y prit Georges Dandin1.

Nulle part le fabliau ne fut ni mieux redit ni mieux écouté qu'en France. Il trouvait un égal accueil dans les châteaux et dans les chaumières.

Les rois, les princes, les courteurs (courtisans),
Comtes, barons et vavasseurs

Aiment contes, chansons et fables

Et bons dits qui sont délitables;
Car ils ôtent le noir penser;

Deuil et ennui font oublier.

De son côté, le commun populaire goûtait ces récits humbles et malins comme lui, où il retrouvait sa vie de chaque jour, les vices et les travers de ses maîtres comme de ses égaux. Souvent, au foyer des compères de la nouvelle commune, venait s'asseoir quelque bon vieux jongleur. Là, tandis que se choquaient les hanaps remplis de vin de Brie, il répétait d'un ton narquois quelques-uns de ces jolis contes qu'il contait si bien. Il disait du prud'homme qui rescolt son compère de noyer ou du vilain qui gagna paradis en plaidant, parfois encore du chevalier vantard et poltron, vaincu sans combat par la lance d'une femme, ou du provoire (prêtre) gourmand

1. J. J. Ampère a fait, dans son cours de 1839, au collège de France, une savante et curieuse étude sur les origines de nos fabliaux. On en trouve l'analyse dans le Journal général de l'instruction publique. On peut consulter aussi Barbazan et Méon, préface du Recueil de Fabliaux, et les notes des Fabliaux de Legrand d'Aussy.

2. Denis Pyram, jongleur anglo-normand.

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