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se soucier s'ils l'amenderoient, cherche à excuser la véhémence de son ami, en déclarant que « il ne fut jamais un meilleur citoyen, ni plus affectionné au repos de son pays, ni plus ennemi des remuements et nouvelletés de son temps'. Nous croyons volontiers que l'adolescent qui avait débuté par un tel coup d'essai, modifia par la réflexion et l'expérience ce qu'il y avait de trop absolu dans ses premiers sentiments. Mais comme l'éloquence est tout entière dans l'émotion de l'âme, La Boétie ne retrouva plus d'aussi énergiques accents. Celui que Montaigne appelle le plus grand homme du siècle vécut presque ignoré, et s'éteignit à trente-deux ans conseiller au parlement de Bordeaux et auteur d'un assez grand nombre de vers agréables".

Dès l'aurore de la science politique, quel contraste entre l'Italie et la France! l'une trouve dans Machiavel sa plus haute expression et empoisonne toutes les cours de l'Europe de ses perfides maximes; l'autre jette avec La Boétie un cri de liberté; elle semble méditer déjà le Contrat social et l'éman cipation des peuples. Mais l'ouvrage du jeune Périgourdin n'était qu'un élan de l'âme, une saillie de jeunesse et d'indignation. Il fallait à la philosophie politique une expression plus calme, plus scientifique. Jean Bodin la lui donna et parut préluder à Montesquieu comme La Boétie à J. J. Rous

seau.

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Bodin l'emporte sur Machiavel par son point de vue, comme La Boétie l'emportait déjà en moralité. Machiavel est tout Italien, tout pratique. Il étudie surtout l'histoire romaine, celle de Florence et des États de l'Italie, et c'est uniquement pour en profiter en secrétaire d'État. Il ne présente jamais de jugements philosophiques, d'idées absolues. Les hommes ne sont pas pour lui bons ou mauvais : ils sont habiles ou ignorants. Il les observe, juge les coups et érige le succès

4. Montaigne, Essais, liv. Ier, ch. 27.

2. Ses œuvres complètes ont été récemment recueillies et publiées par M. Léon Feugère, auteur d'une excellente Étude, couronnée par l'Académie française, sur la vie et les ouvrages d'Étienne de La Boétie.

3. Né à Angers en 1530, procureur du roi à Laon, député influent aux États de Blois en 4576, mort en 1596.

en principe. Ainsi le manque de ses moral rétrécit même cette haute intelligence. Machiavel serait plus grand s'il était meilleur.

Bodin, avec moins de génie dans la pensée et dans le style, conçoit un plan plus vaste et prend plus haut son point de départ. Son ouvrage principal, son livre sur la République, c'est-à-dire sur le gouvernement, sur la constitution de l'État, est une noble tentative pour soumettre les faits à la conception absolue de leurs lois. Toutefois on doit s'attendre que la philosophie politique chancellera souvent au début de sa carrière. Bodin mêle continuellement, par son inexpérience, la méthode d'observation à la methode à priori, la théorie à l'érudition. Habile et fort dans les preuves tirées de l'histoire, il est généralement faible dans les raisons théoriques. C'est moins un métaphysicien qu'un homme d'État. Mais s'il n'a pas toute l'élévation désirable, on ne peut lui contester la recherche sincère du juste et de l'honnête; s'il n'a pas pénétré assez profondément dans l'essence du droit universel, l'étendue de son savoir, la droiture de ses intentions, la grandeur de son entreprise méritent à son nom une gloire durable. Il a suivi Aristote avec originalité dans l'étude des diverses formes politiques, de leur durée, de leur déclin, de leurs transformations1; il a devancé Montesquieu dans l'analyse des influences que les climats doivent exercer sur les lois. Étrange exemple de la faiblesse de notre raison au faîte même de la puissance! C'est au milieu de ces considérations que Bodin consacre uu chapitre aux rêves bizarres de l'astrologie. On sait que cet esprit si ferme croyait à la magie, sur laquelle il a écrit un livre (la Démonomanie). Les âmes mêmes les plus grandes reçoivent l'empreinte de l'époque qui les produit. Mais alors même et dans ce chapitre, qu'il n'eût pas écrit dans un siècle plus éclairé, Bodin ressaisit tout à coup sa supériorité : il entrevoit la philosophie de l'histoire en affirmant que l'étude du passé et l'observation attentive des causes peuvent nous amener à prévoir la chute et les révolutions des empires'. En

1. Liv. IV, chap. 1o. 2. Liv. IV, chap. II.

politique Bodin est dévoué à la monarchie, sans doute par crainte de l'anarchie où il voyait se précipiter la France1. Mais au-dessus de ce pouvoir absolu et sans contrôle dont il arme le souverain, il reconnaît et réserve les lois éternelles de la conscience, sans toutefois leur préparer ici-bas aucune sanction.

« Telle est cette République de Bodin; début de la science politique dans l'Europe moderne, ébauche d'une raison ferme, mais incertaine dans ses voies.... où l'érudition étouffe souvent la pensée où l'esprit de l'auteur, en voulant monter dans le monde des idées et des systèmes, s'abat presque toujours dans son vol impuissant; sans méthode, sans lumière; mais cependant témoignage irrécusable de vigueur et de génie, monument du seizième siècle, auquel trois cents ans n'ont pas ôté sa valeur, et qui se transmettra comme une médaille précieuse dans l'histoire des ouvrages humains2. »

Le talent de Bodin et l'imperfection de son œuvre attestent suffisamment que la philosophie sociale était alors une science naissante dont il fallait attendre encore longtemps les fruits. Il n'en fut pas de même de la philosophie morale, de la science qui se propose pour objet l'homme individuel. Sans doute il n'est pas plus facile de sonder les profondeurs de notre nature que d'examiner les principes de la société, mais si l'on s'abstient prudemment des hautes recherches de la métaphysique, il reste encore dans la région moyenne de la philosophie d'assez vastes espaces pour exercer l'observation du sage et exciter l'intérêt du lecteur. La morale est une science toujours faite ou du moins toujours possible. Chacun porte en soi le modèle ; il ne s'agit que de trouver le peintre.

Ramus; Amyot.

Déjà un homme d'un génie ardent et audacieux avait proclamé la déchéance de la philosophie du moyen âge en atta

4. Bodin, entraîné un instant par la Ligue en 4589, revint à Henri de Navarre en 1593. Sa République parnt en français l'an 1577. Lui-même la traduisit en latin neuf ans après.

2. Lerminier, Introduction générale à l'histoire du droit. Nous recommandons à nos lecteurs l'utile ouvrage que M. Baudrillart a publié récemment sous

quant Aristote, en qui elle s'était personnifiée. Pierre La Ramée (Ramus) avait affranchi non pas encore la pensée, mais ses procédés: il avait émancipé la logique. Remarquons que c'est au nom de l'antiquité que s'était accomplie cette révolution. C'est Virgile, c'est Cicéron, c'est Platon dont la lecture détrône chez Ramus la superstitieuse adoration des commentateurs d'Aristote. « Je reconnus, dit-il, à mon grand étonnement que ni Cicéron ni Virgile n'avaient, en écrivant, tenu compte des lois de l'Organum. » Il passe ensuite à la lecture de Platon. Sa surprise redouble. « Quel changement ! s'écrie t-il. Ici ni règles subtiles, ni argumentation méthodique. Socrate se contente de discuter avec bon sens, il veut qu'on examine, et qu'on s'en rapporte à la raison plutôt qu'à l'autorité. » Alors Ramus se demanda « s'il ne pouvait pas aussi socratiser un peu. » La philosophie peut désormais marcher avec confiance. La méthode n'est pas trouvée encore, mais les entraves sont brisées. Le principe fécond est proclamé. Le guide qu'on suivra dès à présent ce n'est plus l'autorité, c'est la raison.

Un talent plus modeste, et dont le nom et surtout les œuvres sont impérissables, rendit à la philosophie morale un service non moins signalé. Jacques Amyot ne fut qu'un traducteur, mais un traducteur de génie : il occupe le premier rang dans un genre secondaire. Il a en quelque sorte créé Plutarque il nous l'a donné plus vrai, plus complet que ne l'avait fait la nature. Le naïf et quelque peu crédule Béotien avait été jeté par le hasard de la naissance au siècle raffiné et corrompu d'Adrien. Pour exprimer sa pensée droite et simple, il n'avait que l'idiome laborieux et savant des Alexandrins. De là une dissonance continuelle dans ses nombreux écrits: son esprit et sa langue ne sont pas du même siècle. Amyot rétablit l'harmonie, et grâce à lui l'élève d'Ammonius redevient le bonhomme Plutarque. Cette création fut une bonne fortune pour la France: non-seulement elle enrichit la langue par l'heureuse nécessité d'exprimer tant de conceptions nobles et

ce titre Bodin et son temps. C'est une intelligente analyse des ouvrages du publiciste du seizième siècle. On y trouve une série de citations bien choisies.

vraies, mais encore elle devint pour la renaissance des idées antiques un puissant auxiliaire. « Nous autres ignorants étions perdus, dit Montaigne, si ce livre ne nous eût relevés du bourbier; sa merci (grâce à lui) nous osons à cette heure et parler et écrire; les dames en régentent les maîtres d'école : c'est notre bréviaire. » Montaigne a raison d'être reconnaissant car s'il ne dut qu'à son aimable génie la peinture si vraie, si originale de sa pensée, le cadre où il la déposa et une foule de souvenirs dont il l'enrichit lui furent donnés par les opuscules de Plutarque et transmis par la traduction d'Amyot'.

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Montaigne; Charron.

Michel Montaigne mit en œuvre, sous une forme immortelle, l'indépendance de la pensée que Ramus avait proclamée en principe. Ses Essais sont le premier et peut-être le meilleur fruit qu'ait produit en France la philosophie morale. C'est le premier appel adressé à la société laïque et mondaine sur les graves matières que les savants de profession avaient jusqu'alors prétendu juger à huis clos. Le principal charme de cet ouvrage, c'est qu'on y sent à chaque ligne l'homme sous l'auteur. Ce n'est point un traité, encore moins un discours; c'est la libre fantaisie d'un causeur aimable et prodigieusement instruit, qui se déroule capricieusement sous vos yeux. L'idée y prend un corps, l'abstraction devient vivante. Le livre et l'écrivain ne sont qu'une même chose. Montaigne a pour ainsi dire vécu son ouvrage au lieu de le composer.

Né en Gascogne, ce pays des vives saillies et de la grâce mobile, il conserva, à la faveur de l'éducation toute spéciale

1. Amyot et Ramus sortaient des derniers rangs du peuple : tous deux furent valets au collège de Navarre, et s'élevèrent par leur seul mérite. Amyot devint précepteur des enfants de Henri II, grand aumônier de France et évêque l'Auxerre. Telle était, au seizième siècle, la récompense accordée au traducteur de Daphnis et Chloé et des Vies des hommes illustres du paganisme. Ramus devint maitre ès arts, puis principal de son college; professeur de philosophie et d'éloquence au Collège de France; il fut victime des haines scolastiques, auxquelles le fanatisme religieux vint offrir un prétexte. Des écoliers l'égorgèrent dans le massacre de la Saint-Barthélemy.

2. Né en 1533, mort en 1592.

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